Campus n°151

Les coraux blanchis de Lizard Island

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Afin de mieux comprendre le phénomène du blanchissement des coraux, une équipe genevoise de géologues a commencé une campagne de récolte d’échantillons qui doit les mener dans quatre sites autour du globe. Premier arrêt : le récif de la Grande barrière en Australie.

Dans une douce torpeur tropicale et au milieu d’un paysage de carte postale où se mêlent végétation luxuriante, sable blanc et eau turquoise, Elias Samankassou et son équipe embarquent sur un des bateaux de la station de recherche de Lizard Island, située au centre du récif de la Grande Barrière en Australie. Le maître d’enseignement et de recherche au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences) et ses collègues partent plonger au fond du lagon pour récolter des échantillons de corail et de foraminifères, un micro-­organisme producteur de sa propre « coquille » en calcaire. But de l’opération : alimenter une étude visant à mieux comprendre le processus de blanchissement qui touche les récifs coralliens à travers le monde à cause des changements climatiques. Ce phénomène, spectaculaire lorsqu’il affecte de larges zones, peut aboutir à la mort de l’organisme et entraîner dans sa perte toute la biodiversité locale qu’il entretient. Mais les conditions de son déclenchement divergent sensiblement d’une région du globe à l’autre, preuve qu’il n’est pas encore bien compris par les scientifiques.
«Notre projet, financé par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique, est destiné à y voir plus clair, précise Elias Samankassou. Pour y parvenir, nous prévoyons de prélever des échantillons dans quatre sites très éloignés les uns des autres : Lizard Island, où nous étions en septembre, les Maldives, la Floride et la Polynésie française.»
Si chacun de ces endroits se situe en général en tête de liste des destinations proposées par les voyagistes de luxe, c’est aussi là que poussent les coraux.


Le « temps du rêve »

Bordant un lagon bleu délimité par trois autres îlots, Lizard Island est pour les Aborigènes une terre sacrée qui aurait été créée au « temps du rêve », le temps mythique qui explique les origines de leur monde. Elle représenterait selon eux une raie, l’île principale formant le corps et les îlots la queue. Son nom actuel, elle le doit au capitaine James Cook qui, notoirement peu sensible à la culture locale, n’y a vu que des lézards (des varans en réalité).
Aujourd’hui, l’île est quasi déserte. Elle compte en tout et pour tout une piste d’atterrissage qui accueille de petits avions huit places, la station de recherche appartenant à l’Australian Museum et un hôtel cinq étoiles. La nuit dans un de ses bungalows avec piscine à débordement privée se négocie à plus de 1000 francs, ce qui évite efficacement le développement d’un tourisme de masse.
«Nous n’avons jamais mis les pieds dans cet établissement de luxe qui se trouve à 2 km de la piste, précise Elias Samankassou. Nous avons mangé et dormi à la station de recherche durant les deux semaines qu’a duré notre séjour. Il faut dire que, malgré le cadre idyllique, nous n’avons pas vraiment eu le temps de prendre de vacances.»
Du travail, en effet, il n’en manque pas à l’équipe, qui, en plus du chercheur genevois, compte deux étudiants, Adrien Montillier et Gioele Pappalardo, réalisant une thèse de doctorat, ainsi que Silvia Spezzaferri, Daniela Basso et Chiara Pisapia, professeures respectivement aux universités de Fribourg, de Milan et du King Abdullah University of Science and Technology en Arabie saoudite. Chaque jour, il faut se rendre sur un nouveau site en bateau à moteur et se mettre à l’eau pour prélever des échantillons, soit avec un masque et un tuba quand il y a peu de fond, soit en combinaison de plongée complète lorsqu’il faut descendre davantage, parfois à plus de 10 mètres. Même si certaines zones ont subi un blanchissement dans le passé récent, les récoltes se déroulent dans un environnement sous-marin splendide, d’une très grande diversité, et les plongeurs sont systématiquement accompagnés par des escadrilles de poissons de toutes les tailles et de toutes les couleurs, rendus curieux par ce remue-ménage inopiné.

Avec l’accord de la Cites

Les dizaines de kilogrammes de matériel remontés du fond du lagon sont ensuite traités l’après-midi et le soir même pour que la journée suivante puisse être entièrement consacrée à une nouvelle séance de récolte. La station de recherche, très moderne, est équipée pour mener à bien la plupart des analyses dont l’équipe a besoin. Une partie des échantillons est toutefois envoyée à Genève pour des études plus approfondies – après avoir dûment demandé l’autorisation auprès de la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction). Deux ou trois fois par jour, les scientifiques vérifient également des sondes plongées à différents endroits du lagon pour mesurer la température, les taux de nutriments et l’acidité de l’eau (pH).
En plus de ces activités scientifiques déjà passablement chronophages, les chercheurs et chercheuses doivent assurer leur propre intendance. Comme il n’y a pas de restaurant dans le coin, que l’hôtel est définitivement hors de prix et que le centre de recherche dispose d’une cuisine et d’une salle à manger mais n’offre aucun service de restauration, chacun est contraint de préparer soi-même sa nourriture. Ce qui a demandé un peu d’organisation.
«Avant, il y avait un service régulier de ravitaillement de l’île par bateau, ajoute Elias Samankassou. Mais depuis l’épidémie de covid, il y a eu de nombreuses restrictions et les navettes maritimes se sont beaucoup espacées. À tel point que nous avons dû commander par Internet, quatre semaines avant de partir, toute la nourriture dont nous aurions besoin – y compris le sel, le poivre et l’huile – pour l’entier de notre séjour. Nous avons fait une simulation de tous nos repas pour être sûrs de ne rien oublier. Heureusement, tout a bien fonctionné, la marchandise a été livrée deux jours avant notre arrivée.»
Les dortoirs, quant à eux, offrent un confort simple et, surtout, une situation exceptionnelle. La plage est visible entre les arbres et son orientation plein ouest assure une vue imprenable sur le coucher de soleil. D’ailleurs, selon la coutume de l’endroit, tous les résidents de la station de recherche – une quarantaine de scientifiques, surtout des ichtyologues – s’y réunissent chaque samedi soir pour organiser un barbecue et admirer le moment où l’astre du jour disparaît derrière l’horizon. Rare moment de détente avant de recommencer le lendemain.

Le secret du blanchissement

Le blanchissement du corail sur lequel se penche l’équipe scientifique genevoise est un phénomène que l’on observe depuis les années 1990. Le corail est en réalité composé de deux entités vivantes. Il y a d’abord la partie macroscopique qui est le polype. Celui-ci filtre dans une certaine mesure l’eau de mer par sa « bouche » pour y puiser les nutriments dont il a besoin. Il héberge et nourrit également une population d’algues unicellulaires qui vivent en symbiose avec lui. Ces organismes minuscules sont capables de photosynthèse et donnent ainsi à leur hôte non seulement sa couleur mais aussi l’énergie nécessaire à sa survie et à la fabrication d’un squelette en calcaire dont l’accumulation à travers les âges forme des récifs parfois gigantesques (celui de la Grande Barrière est une entité qui mesure plus de 2300 km depuis la pointe nord du Queensland jusqu’à l’île Lady Elliot).
Le problème, c’est que lorsque les conditions sont défavorables assez longtemps (une température, une acidité et/ou un taux de nutriments dans l’eau trop élevé durant quelques semaines, par exemple), le polype finit par expulser son symbionte, devenu toxique. Privé de son pigment naturel, il blanchit. Le phénomène diverge toutefois sensiblement d’une région du globe à l’autre. La température de seuil qui provoque le blanchissement peut ainsi se situer entre 30 et 32 °C.
Un blanchissement n’entraîne cependant pas la mort immédiate du corail. Ce n’est que si la symbiose ne reprend pas après un certain laps de temps, qui se compte lui aussi en quelques semaines, que le polype finit par mourir, incapable, sans l’aide de ses zooxanthelles, de tirer assez d’énergie de son environnement.
La mort d’un récif de corail signifie aussi la disparition d’un des écosystèmes les plus diversifiés de la planète. Elle menace donc la survie des autres formes de vie qui l’habitent, en particulier des myriades d’espèces de poissons. Le principal responsable de la multiplication des épisodes de blanchissement observés ces dernières décennies (la Grande Barrière en a déjà vécu quatre depuis 2014) est le réchauffement climatique dû aux activités humaines. La crainte des scientifiques, c’est que ces épisodes deviennent de plus en plus fréquents et intenses et touchent de plus en plus de récifs dans le monde.

Calibrage précis

Les données récoltées par les scientifiques sont destinées à déterminer de manière plus précise les conditions environnementales de seuil (une combinaison d’une température et de pH de l’eau ainsi que de sa concentration en nutriments) au-delà duquel le phénomène de blanchissement se déclenche. Pour ce faire, les foraminifères sont de précieux auxiliaires. Certaines espèces de ces petits organismes, qui vivent eux aussi en symbiose avec une algue unicellulaire et construisent une coquille en calcaire, sont en effet plus sensibles aux conditions environnementales que les coraux eux-mêmes et blanchissent après seulement cinq jours de stress. Comme, en plus, on retrouve ces foraminifères partout dans le monde et dans des fossiles qui remontent parfois à des millions d’années, ils forment d’excellents indicateurs sur les conditions limites du blanchissement aujourd’hui mais aussi dans le passé.
«Notre étude comprend en effet la recherche des épisodes de blanchissement qui ont eu lieu jusqu’à un million d’années dans le passé, poursuit Elias Samankassou. Les récifs coralliens ont cet avantage de conserver la mémoire des conditions environnementales qui se sont succédé au cours de leurs millions d’années de croissance. Des forages permettent de les relire un peu comme on lit dans les cernes des arbres.»

Les réchauffements du passé

Ces forages, en fait, existent déjà. Dans le cadre de l’International Ocean Discovery Program (IODP), des carottes prélevées dans la plupart des récifs coralliens du globe et dans le fond des lagons (où se déposent les foraminifères) sont entreposées dans trois sites (au Texas, à Brême et à Kochi au Japon). Les scientifiques du monde entier peuvent les consulter ou même demander de se faire adresser des petits échantillons correspondant à l’époque désirée. L’équipe genevoise n’a pas attendu pour envoyer ses requêtes et une partie du matériel demandé a déjà été livrée.
La période du dernier million d’années comprend des dizaines d’ères interglaciaires dont certaines sont passées par des réchauffements assez importants pour avoir éventuellement connu des phénomènes de blanchissement des coraux et ce, même si ces changements climatiques ont été beaucoup plus lents que ceux qui ont lieu actuellement. S’ils en détectent dans les carottes, les scientifiques pourront, grâce au travail de calibrage effectué en amont, déduire les valeurs absolues – et non relatives, comme c’était le cas jusqu’à présent – de la température qui a régné à ces moments-là.

Anton Vos