Campus n°140

Pedra Talhada, la forêt qui grandit

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Chargé de cours à la Faculté des sciences et conservateur au Jardin botanique de la ville de Genève, Louis Nusbaumer contribue depuis 2012 au sauvetage d’une portion de la forêt atlantique brésilienne. Un écosystème gravement menacé qui abrite une biodiversité exceptionnelle.

Nous sommes en 2020 après Jésus-Christ. Toutes les forêts de la planète reculent, grignotées par le feu ou les bulldozers. Toutes ? Non ! Car de petites réserves d’irréductibles résistent encore et toujours. Parmi elles, la forêt de Pedra Talhada, protégée non pas par des Gaulois, mais par un groupe d’habitants locaux aidé de scientifiques et de volontaires regroupés autour de l’ONG Nordesta Reforestation and Education. Lancée par l’ornithologue suisse Anita Studer au milieu des années 1980, cette initiative a permis le classement en réserve naturelle d’une zone de forêt tropicale gravement menacée, équivalente à un sixième de la superficie du canton de Genève.
En trente-cinq ans, plus de 2,5 millions d’arbres natifs y ont été replantés. La forêt de Pedra Talhada (« pierre taillée » en portugais) a également servi de cadre à de nombreux travaux de recherche qui ont notamment abouti à la parution d’un monumental ouvrage dressant l’inventaire de la très riche biodiversité qui caractérise cet écosystème. Une somme de plus de 800 pages dont la réalisation a été en grande partie assumée par Louis Nusbaumer, chargé de cours au Département botanique et biologie végétale de la Faculté des sciences et conservateur aux Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève (CJBG).
Oiseau rare L’histoire du projet « Nordesta » commence en 1881 à Londres lorsque l’éminent zoologiste Philip Lutley Scalter dépose au British Museum un oiseau jusque-là inconnu qu’il ramène d’une expédition au Brésil. Pendant cent ans, plus personne n’aura la chance d’apercevoir Cureus forbesi – c’est le nom de ce volatile – à l’état sauvage. Jusqu’à ce qu’une jeune étudiante venue de Genève parvienne à en retrouver la trace dans le cadre de ses recherches. Son directeur de thèse la prévient toutefois : si elle souhaite publier quelque chose sur cette redécouverte, il lui faudra se dépêcher car la forêt qui abrite l’oiseau rare est en passe de disparaître.

Résistances et menaces

Faisant passer ses études au second plan, Anita Studer décide de tout mettre en œuvre pour sauver ce qui peut l’être. En dépit des résistances – et de quelques menaces de mort –, elle fonde l’association Nordesta dont l’objectif est non seulement de préserver la forêt tropicale mais aussi d’améliorer les conditions de vie des populations qui en dépendent. Pour promouvoir la réserve, officiellement reconnue en 1989, et faire connaître les richesses qu’elle abrite, de nombreux scientifiques sont rapidement associés à l’aventure.
Entamée sous l’égide du professeur Rodolphe Spichiger et de son collègue le docteur Pierre-André Loizeau, la collaboration avec le CJBG et l’UNIGE prend une nouvelle intensité lorsque Louis Nusbaumer entre en scène en 2012.
Le jeune chercheur, qui vient alors de terminer sa thèse sur la biogéographie de Madagascar, est chargé de trier les données accumulées au fil des années en vue d’une publication globale sur Pedra Talhada (dont près de 20 000 photographies et des milliers de données réparties sur différents disques durs), tout en menant ses propres travaux sur la flore et la végétation locales.
« Ma spécialité, c’est la modélisation de la distribution d’espèces de plantes, explique Louis Nusbaumer. Dans le cas de Pedra Talhada, l’idée consistait à recenser toutes les variétés d’arbres dont le tronc excède 10 centimètres de diamètre à hauteur de poitrine qui poussent à l’intérieur d’un carré de 100 mètres de côté. À partir de ces données, nous pouvons calculer la diversité biologique de la zone concernée, ce qui permet non seulement de suivre son évolution mais également de la comparer avec d’autres forêts denses, puisque ce genre de mesure existe depuis longtemps dans de nombreuses régions tropicales. »

Perché dans la canopée

Depuis 2012, Louis Nusbaumer fait donc régulièrement ses bagages pour un séjour de deux à trois mois dans le Nordeste brésilien. Lors de chacun de ses voyages, outre des vêtements adaptés à la marche en pleine jungle, il emporte avec lui des presses à herbier, des récipients permettant de conserver les fleurs les plus fragiles dans de l’alcool – en l’occurrence du rhum artisanal acheté sur place –, ainsi qu’une perche télescopique de près de 20 mètres permettant de faire des prélèvements dans la canopée qu’il transporte dans une housse à ski, au grand étonnement des services des douanes et de ses compagnons de voyage.

Paradis piégé

L’arrivée à Pedra Talhada se fait idéalement juste avant ou pendant la saison des pluies, au moment où les plantes sont en fleurs, condition indispensable à leur identification.
Malgré la chaleur et l’humidité, le site offre des conditions de travail qui ne sont pas loin d’être parfaites aux yeux de Louis Nusbaumer : « L’association a transformé l’ancien internat pour enfants des rues qu’elle avait construit en un petit centre de recherche avec des laboratoires, des espaces communs et de petites maisons individuelles où sont logés les scientifiques. Chaque soir, on rentre donc dormir dans une maison en dur équipée d’une douche et d’une connexion wi-fi. Et le matin, on peut faire son petit-déjeuner en allant cueillir des bananes ou des fruits de la passion dans les plantations voisines du camp. En fait, c’est juste l’idéal. »
Ce petit coin de paradis n’est toutefois pas complètement exempt de dangers. Outre les mygales qui arpentent le plafond du réfectoire, la forêt regorge de créatures qu’il vaut mieux ne pas côtoyer de trop près, à commencer par les serpents.
« La Pedra Talhada abrite de nombreuses espèces dangereuses, témoigne Louis Nusbaumer. Outre le serpent corail, on y trouve la plus grande vipère au monde, qui peut mesurer jusqu’à 3,5 mètres de long mais qui est heureusement très rare, ainsi que son cousin plus modeste le Bothropus leucurus, avec lequel les rencontres sont en revanche quasiment quotidiennes. »
Pour être à même de déjouer les pièges tendus par la Pedra Talhada, Louis Nusbaumer a été formé aux particularités brésiliennes en bonne et due forme. C’est un certain Felinho, ancien braconnier reconverti en garde forestier par Anita Studer, qui s’est acquitté de la tâche.
Encore vert malgré ses 76 printemps, cet homme jovial qui connaît la Pedra Talhada comme sa poche pour y avoir grandi et vécu pratiquement toute sa vie a donc servi de guide et d’escorte à son jeune visiteur jurassien qui, de son propre aveu, serait presque capable « de se perdre dans un ascenseur sans ses cartes et son GPS ». Au cours du mois qu’ils ont passé ensemble dans la forêt, il lui a également indiqué les zones les plus propices à ses recherches, enseigné quelques rudiments de portugais et apporté une aide cruciale pour identifier certaines espèces.

Herbe qui coupe et cuir de vache

« Une des grandes difficultés de ce travail, c’est de parvenir à trouver la synonymie entre le nom scientifique latin d’une plante et son appellation vernaculaire, confirme Louis Nusbaumer. Felinho m’a été d’un grand secours pour déterminer à quoi pouvait bien renvoyer le « cabotin couleur de lait », « l’herbe qui coupe » ou le « cuir de vache ». C’est une personne que j’apprécie beaucoup et à qui je ne manque pas de rendre visite chaque fois que je me rends sur place. »
Destinés à démontrer scientifiquement la richesse de cet écosystème particulier en termes de biodiversité, les travaux menés au cours des trois dernières décennies par Louis Nusbaumer et ses collègues mycologues, bryologues, ornithologues, entomologues, herpétologues ou botanistes ont trouvé un premier aboutissement en 2015 avec la parution d’un monumental ouvrage inventoriant les quelque 2100 espèces de plantes, d’animaux et de champignons recensées sur ce petit bout de territoire.
Entre autres curiosités, on y trouve un figuier étrangleur, des arbres capables de se déplacer pour éviter les crues, des coléoptères pouvant sectionner des branches allant jusqu’à dix centimètres de diamètre, des chauves-souris ingurgitant jusqu’à la moitié de leur poids en sang en une seule prise ou encore des fourmiliers nains n’excédant pas une vingtaine de centimètres de long.

Curiosités endémiques

Outre ces variétés singulières mais déjà connues, Pedra Talhada abrite également plusieurs espèces endémiques ou extrêmement rares comme cette minuscule grenouille baptisée Dendrosophus studerae en l’honneur d’Anita Studer, des champignons, des lichens, deux variétés d’orchidées qui ont été observées sur le terrain mais qui restent à décrire ou encore une sorte de mollusque dont la coquille mesure près de 10 centimètres de long et qui était considérée comme une espèce disparue par l’Union internationale pour la conservation, avant sa redécouverte dans la réserve.
« D’un point de vue purement scientifique, le travail qui a été accompli jusqu’ici a permis de développer un modèle qui peut être reproduit dans d’autres lieux, commente Louis Nusbaumer. Nous avons déjà reçu plusieurs demandes en ce sens de la part d’autres réserves au Brésil, en Colombie et même en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Par ailleurs, ce genre de monographie constitue un excellent argumentaire pour justifier la mise en réserve et la protection de ce type de milieu. Et c’est un aspect essentiel à mes yeux dans la mesure où je considère que ma fonction de conservateur ne se limite pas à collectionner des espèces dans des herbiers mais consiste également à décrire et à protéger le vivant là où il subsiste encore. »
Cette louable volonté s’est concrétisée par une étroite collaboration avec les membres de l’association Nordesta chargée du programme de reforestation. Dans ce domaine, le défi, c’est d’aller aussi vite que possible en réduisant au minimum les pertes de jeunes pousses. Or, y parvenir avec des espèces peu connues – et donc rarement mises en culture – nécessite un savoir-faire certain, ainsi qu’une bonne dose d’inventivité.
« Le principe de base, lorsqu’on commence à reboiser une parcelle, c’est de choisir des espèces locales qui poussent assez vite et qui ont une durée de vie assez longue, explique Louis Nusbaumer. Cela permet de créer une couverture qui protège le sol en attendant qu’un deuxième cortège d’espèces arrive à s’y installer. Ensuite, il suffit de laisser faire la nature, quitte à l’aider un peu quelquefois. »

Traitement de choc Dans le cas de l’Hymenaea courbaril, un arbre pouvant atteindre une trentaine de mètres de hauteur et dont le bois est recherché pour ses qualités mécaniques, la formule relève quasiment de l’euphémisme. Protégée par une cosse ligneuse extrêmement résistante, la graine de ce végétal met en effet une trentaine d’années à germer en conditions naturelles avec un pourcentage de perte très élevé. Afin de raccourcir ce délai et de maximiser le nombre de graines qui survivront, les équipes de Nordesta lui font donc subir un véritable traitement de choc. Placées sur une bâche, les gousses sont d’abord piétinées par des zébus afin d’en briser la paroi. La graine qui en est extraite est ensuite passée dans une bétonnière à main contenant un mélange d’eau et de cailloux pour ôter la pulpe très nutritive qui l’entoure et qui pourrait attirer les insectes au moment de la plantation. Une fois mises à nu, les graines sont encore lavées puis entaillées à coups de meule en vue d’y ménager une ouverture. Ne reste alors plus qu’à semer, arroser et à patienter deux petits mois avant qu’une jeune pousse ne sorte de terre. Un nouveau plant qui viendra s’ajouter aux quelque 200 000 « bébés » qui naissent chaque année dans la pépinière de l’association Nordesta.

Vincent Monnet


« Biodiversité de la Réserve biologique de Pedra Talhada. Alagoas, Pernambuco-Brésil », par Anita Studer, Louis Nusbaumer, Rodolphe Spichiger (Éd.), Nordesta & Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève, 826 p.

 

 

Pedra Talhada

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Forêt tropicale située dans le Nordeste brésilien, à 90 km de la côte atlantique et à 300 km de Recife. Ses 170 sources alimentent en eau près de 300 000 personnes.
Population : la plupart des anciens habitants de la forêt ont été relogés hors de la réserve. Seules quelques familles de paysans y résident encore.
Superficie : 50 km2, soit environ un sixième du canton de Genève.