Campus n°147

Sur les traces du temple perdu d’Artémis

Connu depuis l’Antiquité comme un important lieu de culte, le temple d’Artémis situé sur l’île d’Eubée a longtemps échappé aux archéologues. Localisé en 2007, il a livré l’an dernier une quantité exceptionnelle de trouvailles.

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Des bijoux en or et en argent, des pierres semi-précieuses, des vases décorés, des figurines en terre cuite, des armes, un casque et un bouclier en bronze : la campagne de fouilles menée cet été par l’École suisse d’archéologie en Grèce (Esag) sur le site d’Amarynthos, où a été identifié en 2007 un sanctuaire dédié à la déesse Artémis, a donné lieu à une série de découvertes tout à fait exceptionnelles. D’autant que sous ce dépôt d’offrandes comprenant quelque 600 objets, les archéologues conduit-es par Tamara Saggini, doctorante au Département des sciences de l’Antiquité de la Faculté des lettres qui vient de rejoindre l’UNIL pour y terminer sa thèse, ont mis au jour les fondations d’un second temple, plus ancien, attestant de l’importance de ce lieu de culte ausculté depuis une vingtaine d’années par les chercheurs et chercheuses de l’Esag à qui l’on doit sa récente découverte.
Connu par plusieurs sources grecques et latines, le sanctuaire d’Artémis Amarysia constituait l’un des plus importants lieux sacrés de l’île d’Eubée. Chaque année, on s’y rassemblait pour assister à la fête des Artemisia donnée en l’honneur de la déesse protectrice de la ville antique d’Érétrie. C’est là également qu’étaient exposés les documents publics les plus importants.
Alors que la quasi-totalité des édifices du même genre a été explorée dès le XIXe siècle, il a toutefois fallu attendre les années 2000 pour retrouver la trace de l’Artémision d’Amarynthos.
Aux dires du géographe et historien grec Strabon (60 av. J.-C. – 20 ap. J.-C.), celui-ci se trouvait en effet à environ sept stades, soit un peu plus d’un kilomètre, des murs de la cité d’Eubée. Les sondages effectués dès le début du XXe siècle dans ce périmètre, notamment par des équipes américaines, n’ont cependant livré aucun résultat probant.

La coquille du copiste

C’était sans compter avec la sagacité du professeur Denis Knoepfler, épigraphiste exerçant ses talents à l’Université de Neuchâtel et au sein de l’Esag, qui réalise au début des années 1970 que ces échecs répétés sont peut-être dus à l’erreur d’un copiste au moment où les nombres écrits en chiffres grecs ont été transcrits en lettres alphabétiques byzantines. Il en conclut que le texte original de la Géographie de Strabon devait mentionner une distance de 60 stades et non de sept. Reste à valider cette hypothèse, ce qui sera fait en 2007, grâce à la découverte d’une première série de vestiges sur le site fouillé aujourd’hui encore par l’Esag, puis, dix ans plus tard, par celle d’inscriptions et de tuiles estampillées au nom d’Artémis.
« A partir de cette date, l’Esag, en collaboration avec le Service archéologique grec, a décidé de lancer une fouille extensive du périmètre, explique Tamara Saggini. Il a cependant fallu avancer pas à pas parce que le terrain était en partie construit. Plusieurs maisons ont ainsi été rachetées. Certaines ont été détruites pour laisser la place aux fouilles mais trois d’entre elles ont été conservées en vue de loger les étudiant-es qui rejoignent les lieux chaque été. »
Familière de l’endroit, qu’elle fréquente depuis 2010, la jeune femme, qui a appris le grec au fil de ses séjours sur le terrain, avait cette année la lourde responsabilité de diriger les opérations sur le chantier.

Des tests et des flammes

Même si l’archéologie de terrain est longtemps restée un bastion masculin, Tamara Saggini n’a rencontré aucune difficulté liée à son genre au cours de l’exercice. Par contre, il a fallu composer avec les conditions sanitaires liées à la pandémie de covid. Tout le personnel présent sur le chantier a ainsi été régulièrement testé, les sorties en ville ont été réduites au strict minimum et la plupart des excursions organisées habituellement pendant les week-ends ont été annulées.
« Fort heureusement, personne ne s’est révélé positif, parce que, dans le cas contraire, le Service archéologique grec nous aurait probablement obligés à fermer le chantier, précise la chercheuse. Mais le fait d’avoir cette épée de Damoclès constamment au-dessus de nos têtes nous a placés dans une situation d’incertitude permanente qui n’a pas toujours été facile à gérer. L’ambiance était un peu plus tendue que d’habitude à cause de ce sentiment d’enfermement, mais au final tout le monde a joué le jeu. »
Les feux de forêts qui se sont déclarés dans le nord de l’île ont encore ajouté une dose d’étrangeté à cette configuration déjà particulière. Même si le site de fouilles n’a jamais été directement menacé par les flammes, les retombées de cendres et la fumée qui donnaient au ciel une couleur jaune-orange ont plongé l’ensemble de l’équipe dans une atmosphère un brin apocalyptique.

Quarante baignoires au tamis

Face à des circonstances aussi contraires, la campagne aurait très bien pu tourner au fiasco. C’est pourtant tout le contraire qui s’est produit, puisque ces six semaines de travail sur le terrain ont débouché sur une moisson dépassant de loin les espérances des archéologues.
Confirmant définitivement la présence d’un sanctuaire, un dépôt d’offrandes comprenant près de 600 pièces dont l’inventaire n’est à ce jour pas encore tout à fait achevé a en effet été mis au jour.
Un véritable trésor, dans lequel on trouve notamment des vases en céramique peints (dits « vases à figure noire »), de nombreux récipients utilisés soit pour aller chercher de l’eau soit pour contenir des huiles parfumées ou comestibles, ainsi que des vases miniatures traditionnellement associés à des pratiques rituelles.
Plus rares, parce que généralement refondus avant leur redécouverte, des vases en bronze, qui devaient vraisemblablement servir à des libations, ont également été découverts. De même qu’une vaste série de bijoux en or, en argent, en ambre et en faïence, complétés par des perles devant appartenir à l’origine à des boucles d’oreilles ou à des colliers.
« Il est également peu fréquent de retrouver ce type d’objets, précise Tamara Saggini, parce que cela implique une fouille très fine compte tenu de la taille réduite des fragments qui, pour certains, ne dépassent pas 2 millimètres. Dans le cas présent, nous avons passé l’équivalent d’une quarantaine de baignoires au tamis pour obtenir ce résultat. »
Connues jusqu’ici uniquement par le biais de collections privées ou sous forme de fragments, une vingtaine de figurines en terre cuite fabriquées à partir d’une plaque en terre cuite sur laquelle une tête produite dans un moule a été appliquée figurent par ailleurs à l’inventaire.
Les restes de ce qui devait être des lances mais que la corrosion a considérablement déformés, ainsi qu’un casque et un bouclier de bronze très bien conservés, soit deux objets exceptionnels, ont aussi été dégagés. Enfin, l’équipe a mis la main sur les vestiges d’un coffret de bois serti de bronze et muni d’appliques de fer et d’ivoire sur lesquelles des fibres de tissu ont pu être identifiées en laboratoire.
Cerise sur le gâteau, les traces d’un édifice datant de l’âge de l’époque géométrique, soit le VIIIe siècle av. J.-C., sont apparues sous le dépôt d’offrandes, donnant le coup d’envoi à un nouveau projet scientifique financé par le Fonds national suisse jusqu’en 2025.

Introuvable Artémis

Cependant nulle trace de la statue d’Artémis, qui devait logiquement trouver place dans le fond du temple, n’a pour l’instant pu être repérée.
« Sur ce point, différentes hypothèses sont imaginables, explique Tamara Saggini. Si la statue était en bronze, elle a sans doute été refondue et il n’en reste plus rien depuis longtemps. Si elle était en bois, la décomposition aura fait son œuvre au fil du temps et il n’y a aucune chance non plus qu’elle soit parvenue jusqu’à nous. Si elle était en marbre, elle peut soit avoir été détruite dans un four à chaux, pratique qui était assez courante à l’époque romaine, soit se trouver dans une zone qui n’a pas encore été explorée. »
En attendant d’en avoir le cœur net, Tamara Saggini et ses collègues de l’Esag ont encore pas mal de pain sur la planche. Il s’agira tout d’abord de traiter le matériel recueilli de manière approfondie en tirant profit des technologies numériques pour tenter de mieux comprendre ce qui s’est réellement passé il y a près de 2600 ans dans ce sanctuaire.

Restaurer et valoriser

« Quand on essaie de lire des cahiers de fouilles rédigés dans les années 1960, un des problèmes que l’on rencontre, c’est qu’ils sont difficiles à déchiffrer et en général beaucoup plus sommaires et qu’il est par conséquent compliqué de faire des recoupements entre les différents documents, note la spécialiste. En travaillant avec des tablettes et des appareils photo numériques, comme on le fait aujourd’hui, on amasse certes une quantité de données phénoménale, mais celles-ci peuvent être enregistrées dans un système unique qui permet de relier toutes ces informations entre elles. On peut ensuite s’en servir pour retrouver facilement tous les objets du même type ou tous ceux qui ont été retrouvés à la même profondeur. Ces données peuvent par ailleurs être utilisées pour le catalogage ou la publication, tout en étant accessibles à l’ensemble de la communauté scientifique. »
Un autre chantier d’importance concerne la valorisation des trouvailles effectuées sur le site. Outre la restauration des objets à proprement parler, travail qui devrait s’étaler sur plusieurs années compte tenu des forces actuellement à disposition, se pose en effet la question du devenir de ces vestiges. Les vitrines du musée d’Érétrie étant d’ores et déjà pleines à craquer, il faudrait faire du tri et imaginer une nouvelle présentation pour intégrer les pièces les plus récentes. Un procédé qui, là encore, s’annonce long et compliqué sur le plan administratif. « De leur côté, les habitants d’Amarynthos se sont mobilisés pour demander la construction d’un nouveau musée sur place, complète Tamara Saggini. Cette initiative n’a toutefois guère de chances d’aboutir. D’une part, à cause de la proximité du musée d’Érétrie, situé à quelques kilomètres seulement. D’autre part, parce que les ressources que suppose un tel projet font actuellement défaut tant sur le plan humain qu’en termes économiques. »

Négocier plutôt qu’exproprier

Pour être à même de compléter le plan du sanctuaire, il faudra également trouver un moyen d’élargir encore le périmètre de fouilles, sachant qu’une maison de vacances se trouve exactement dans l’axe privilégié par les chercheurs pour poursuivre leurs investigations. Les négociations en cours, menées avec l’appui des autorités grecques, n’ont pour l’heure donné aucun résultat mais la situation n’est pas pour autant sans espoir.
« Notre but est évidemment de conserver de bonnes relations avec la population locale, développe la spécialiste. Dans le cas présent, l’idée est de parvenir à un accord sans en arriver à une procédure d’expropriation, procédure que nous serions parfaitement en droit de lancer d’un point de vue strictement juridique. »
Restée quelques semaines sur place afin de traiter le matériel et les données accumulées durant l’été, Tamara Saggini sera, quoi qu’il arrive, au rendez-vous l’an prochain pour une nouvelle campagne de fouilles, puisqu’elle assumera la publication du matériel archaïque du temple dans le cadre du projet financé par le FNS. Dans l’intervalle, elle devrait avoir trouvé le temps de mettre la dernière main à une thèse de doctorat entamée sous la direction de Lorenz Baumer, professeur au Département des sciences de l’Antiquité de la Faculté des lettres, et qui porte sur l’étude de la céramique grecque des VIe et Ve siècles av. J.-C. à partir du matériel exhumé par l’École suisse d’archéologie depuis le début des travaux sur le site de la ville voisine d’Érétrie.


Vincent Monnet