Campus n°134

« Fleur de passion » scrute la respiration des océans

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Mieux comprendre les échanges de gaz à effet de serre entre les océans et l’atmosphère : tel est l’objectif de l’Expédition « The wind of change » qui vient de boucler la traversée de l’océan indien.

La planète a deux poumons. L’un est vert et dix fois plus grand que la France. L’autre est bleu et recouvre 70 % de la surface de la Terre. Le premier – le bassin amazonien – est menacé par une déforestation galopante qui pourrait réduire sa capacité de moitié d’ici à 2050. Le second est lentement asphyxié par un flot de pollutions diverses dont le potentiel ravageur est encore mal connu. Lancée en 2015, The Ocean Mapping Expedition a précisément pour objectif de mesurer l’impact humain sur l’évolution des océans, tout en sensibilisant l’opinion publique aux enjeux du développement durable. Pour relever le défi, la Fondation Pacifique, qui pilote le projet, s’est associée avec plusieurs institutions académiques (lire ci-dessous). Impliquée au travers de son Institut des sciences de l’environnement, l’UNIGE dirige dans ce cadre depuis fin 2017 un ambitieux programme de monitoring des gaz à effet de serre. Baptisé The Wind of change celui-ci vient de livrer ses premiers résultats après avoir bouclé la traversée de l’océan Indien.

Dynamique méconnue

« Contrairement à une idée reçue très répandue, les océans jouent un rôle plus important que les forêts dans la régulation du climat, explique le professeur Daniel McGinnis, chef du Groupe de physique aquatique à l’Institut F.-A. Forel (Faculté des sciences) et directeur scientifique de Wind of change. D’une part, parce que selon les estimations actuelles, ils absorberaient plus de 20 millions de tonnes de CO2 par jour. De l’autre, parce qu’à l’instar de tous les plans d’eau, ils rejettent du méthane, gaz dont le potentiel de réchauffement est 25 fois plus puissant que celui du dioxyde de carbone. Le problème, c’est que la dynamique qui commande ces processus est encore mal connue faute de données directes, les mesures utilisées par les climatologues provenant de satellites qui analysent la transmission de la lumière à différentes longueurs d’onde. »

Mesures minutées

Plutôt qu’à 300 kilomètres d’altitude, c’est à une quinzaine de mètres seulement de la crête des vagues que l’équipe de l’UNIGE a donc installé ses instruments de mesure. Le dispositif comprend une prise d’air reliée à une petite valise d’une quinzaine de kilos contenant l’appareillage nécessaire à l’analyse des gaz à effet de serre. Efficace, peu onéreux et alimenté de façon autonome, cet équipement quantifie automatiquement les teneurs en gaz chaque minute, grâce à un laser, réglé sur les fréquences d’absorption du méthane et du gaz carbonique. Les données récoltées sont transmises à Genève par e-mail deux fois par jour.

En collaboration avec la Fondation Pacifique, l’appareil de mesure a été embarqué en décembre 2017 à bord du Fleur de passion, un ancien démineur de la marine allemande construit en 1941 et reconverti depuis en ketch. Long de 33 mètres et pouvant accueillir 12 personnes en haute mer, le bâtiment, qui est le plus grand voilier naviguant actuellement sous pavillon suisse, est parti du port de Séville en 2015 pour un périple sur les traces de l’explorateur portugais Fernand de Magellan, dans le cadre d’un tour du monde qui s’achèvera en 2019.

Après les quelques réglages de rigueur effectués dans le port de Cebu, aux Philippines, Daniel McGinnis a eu la chance de remonter à bord pour profiter de cinq jours de navigation entre la ville de Kuching (en Malaisie) et Singapour, le temps de vérifier le comportement des équipements en conditions réelles.

Face à la houle

« Même si j’avais déjà un peu d’expérience en termes de navigation, je n’avais jamais mis les pieds sur un tel bateau, concède Daniel McGinnis. Outre le gréement, qui est absolument magnifique, on dispose à bord de tout le confort dont on peut rêver en mer : des cabines spacieuses, de la place pour se promener sur le pont et un mess où tout l’équipage peut se réunir pour partager les repas. »

Un peu naïvement, le chercheur avait emmené dans ses bagages de quoi avancer ses recherches pendant les heures creuses. C’était compter sans une houle quasi constante de près de 2 mètres rendant pénible tout séjour prolongé face à une table de travail. « Dès que je me mettais à lire quelques lignes, je sentais la nausée monter, se rappelle le scientifique. J’ai donc rapidement renoncé à l’idée. »

Pas question pour autant de se tourner les pouces en scrutant l’horizon à la recherche d’hypothétiques cétacés, lesquels n’ont d’ailleurs jamais daigné montrer le bout de leur dorsale. Intégré à l’équipage, Daniel McGinnis s’est usé les doigts en tirant sur divers bouts, écoutes et autres drisses afin de manœuvrer les quelque 380 m2 de voile du navire. Il s’est réveillé à plusieurs reprises au milieu de la nuit pour assurer son tour de quart et a même tenu la barre durant quelques heures.

En prime, le hasard lui a offert une escale dans la minuscule île de Bawah où l’ensemble de l’équipage a pu profiter de quelques heures de détente dans le cadre enchanteur d’une résidence de luxe. « Nous avons accosté sans savoir ce qui nous attendait à terre, témoigne Daniel McGinnis. Et à notre grande surprise, nous avons découvert cet endroit hyper-exclusif logé dans un décor à couper le souffle comme je n’en avais vu qu’au cinéma. C’était un moment absolument génial. »

Les meilleures choses ayant une fin, le chercheur d’origine américaine a laissé sa place à bord durant l’escale de Singapour avant que le voilier ne reprenne la mer en direction de Madagascar où il est arrivé à la fin du mois de mai dernier.

Transect inédit

« Grâce à cette expédition, nous avons pu quantifier, pour la première fois au monde les concentrations tant de dioxyde de carbone que de méthane à la surface des océans, souligne Daniel McGinnis. Et ce, sur une distance de 4300 miles nautiques (soit environ 8000 kilomètres), ce qui représente le plus long transect longitudinal jamais réalisé dans un océan. »

Une double première qui s’est avérée riche en enseignements. Même si en moyenne les taux de dioxyde de carbone relevés durant la traversée sont plus bas que sur la terre ferme, ce qui confirme le rôle de « puits » des océans, plusieurs zones, où les émissions de gaz à effet de serre sont particulièrement fortes ont ainsi pu être identifiées. Ces hot spots se situent logiquement à proximité des îles fortement urbanisées et au-dessus des eaux peu profondes qui sont soumises à une plus forte croissance des algues. « Sur la petite île de Mactan, qui se situe à un millier de kilomètres au sud de Manille, nous avons par exemple relevé des émissions de méthane six fois supérieure à la moyenne, note le chercheur. À l’inverse, Singapour, où l’agriculture est quasiment absente et où le système de traitement des eaux usées est particulièrement efficace, affiche des taux qui se trouvent significativement en dessous de la moyenne. Cela signifie que si on prend des mesures adaptées on peut contrer l’augmentation des émissions de méthane que l’on constate actuellement et, éventuellement, voir des résultats de notre vivant. »

Phénomène incompris

À cet égard, il est un autre phénomène, plus surprenant, que les scientifiques se doivent encore d’éclaircir. Les résultats obtenus lors de cette campagne de navigation montrent en effet qu’à l’échelle de l’océan Indien les concentrations de CH4 se situent 5 à 6% en dessous de la moyenne. « Tout se passe comme si l’océan Indien pompait du méthane plutôt que d’en rejeter comme on s’y attendrait, analyse Daniel McGinnis. À l’heure actuelle, personne n’est capable d’expliquer ce phénomène mais c’est indiscutablement quelque chose qui mérite d’être étudié avec plus d’attention. »

Et cela tombe bien, car les chercheurs de l’Institut F.-A. Forel ne comptent pas en rester là. L’idée de poursuivre la collaboration avec la Fondation Pacifique est ainsi en discussion dans l’optique de visiter, cette fois-ci, l’hémisphère Nord qui abrite les principaux pays émetteurs de pollution. Outre cette possibilité, un autre axe de développement consisterait à multiplier le nombre de bâtiments équipés du matériel de mesure conçu par l’UNIGE afin de pouvoir profiter d’un volume accru de données. Daniel McGinnis et ses collègues espèrent par ailleurs trouver le moyen de mettre au point un instrument capable d’effectuer des prélèvements directement sous la surface de l’eau. Des expérimentations en eau douce sont d’ailleurs en cours en ce moment. Enfin, ils cherchent à doter un bateau d'un équipement plus sophistiqué qui permettrait de mesurer également les isotopes stables du méthane et du dioxyde de carbone. « Avec un tel outil, on serait en mesure d’identifier plus clairement la source du signal et de distinguer les émissions provenant de la terre de celles produites par l’océan, expose Daniel McGinnis. Et donc d’améliorer encore un peu notre compréhension des processus physiques, chimiques et biologiques qui influencent les échanges gazeux entre l’atmosphère et les océans. »

Vincent Monnet

www.omexpedition.ch/index.php/fr/

 

La science fait parler le « monde du silence »

Organisation à but non lucratif basée à Genève depuis sa création en 2007, la Fondation Pacifique héberge trois autres programmes scientifiques en plus du projet « The Wind of Change » (lire ci-dessus).
Porté par l’Université polytechnique de Catalogne à Barcelone, le programme « 20 000 sons sous les mers » vise à étudier la pollution sonore dans « le monde du silence ». Pour défricher cette problématique encore largement méconnue, l’objectif est de dresser une carte acoustique des océans à l’aide de deux hydrophones embarqués à bord du Fleur de passion. A ce jour, plus de 450 heures d’enregistrement ont déjà été réalisées.
Mené en partenariat avec l’association Oceaneye à Genève, le programme Micromégas consiste à répertorier la pollution engendrée par les déchets en plastique à la surface des océans. Neuf bateaux sont actuellement impliqués dans l’opération. Les prélèvements effectués jusqu’ici montrent que 95 à 99 % des échantillons récoltés contiennent du ou des plastiques.
Dresser un état de santé des coraux, victimes d’un blanchissement lié au réchauffement des eaux: tel est l’objectif de CoralWatch. Piloté par l’Université du Queensland à Brisbane, en Australie, ce projet de science citoyenne a démarré en avril 2017. Un an plus tard, plus de 1600 observations avaient été menées en Australie, aux îles Salomon, en Papouasie-Nouvelle Guinée, aux Philippines, en Indonésie ainsi que dans l’océan Indien. Transmises à CoralWatch, elles ont permis d’alimenter une vaste base de données couvrant 77 pays.