«Léxplore» sonde le Léman
Laboratoire flottant, la station scientifique ancrée au large de Pully examine le lac sous toutes ses coutures afin de mieux déterminer comment ce système complexe répondra aux changements environnementaux. Visite guidée.
Le grand radeau métallique tangue doucement sur la légère houle qui ondule la surface du Léman. « La bise nous laisse un peu de répit », pronostique Sébastien Lavanchy, chef technicien de Léxplore, la plateforme scientifique ancrée à 570 mètres des rives de Pully. « Selon les prévisions, les conditions devraient rester favorables aujourd’hui pour le travail. Froides mais favorables. » Et, de fait, sur la station expérimentale, la température ressentie est glaciale. Les montagnes dominant la rive française sont cachées dans une fine brume, les vignes du Lavaux saupoudrées de neige et un soleil blafard envoie quelques pâles rayons sur la petite équipe de l’Université de Genève qui s’affaire autour d’une nouvelle expérience destinée à être immergée dans les eaux noires du lac.
Fruit d’une collaboration entre cinq institutions de recherche suisses et française* dont l’Université de Genève, la plateforme Léxplore est un projet destiné à comprendre le plus intimement possible le fonctionnement du Léman et les services qu’il rend à la société ainsi qu’à prévoir la réponse de ce système vaste et complexe aux changements environnementaux qui se multiplient et s’accélèrent tels que la pollution par des nutriments, le plastique ou les métaux lourds, la présence d’espèces invasives et, surtout, les changements climatiques.
« Léxplore est probablement la plateforme scientifique la plus avancée jamais déployée sur un lac », présente Bastiaan Ibelings, professeur et directeur du Département F.-A. Forel et instigateur du projet avec Johny Wüest, professeur honoraire à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). « Ce que nous apprenons sur le Léman est d’une utilité directe pour comprendre et gérer les menaces qui pèsent sur tous les lacs profonds péri-alpins de Suisse et d’ailleurs. »
Pour ce faire, la station compte plus d’une centaine de capteurs. En plus des données météorologiques, des vagues et des vitesses des courants, ils enregistrent avec une haute précision et à haute fréquence (en continu ou plusieurs fois par jour), à des profondeurs fixes ou sous forme de profils verticaux, des paramètres telss que la température de l’eau, l’oxygène dissous, la chlorophylle, le rayonnement photosynthétique, la conductivité, le pH ou encore le nombre et la diversité de cellules de phytoplancton – et bientôt de zooplancton. La plupart des appareils fonctionnent de manière automatique, à l’image de l’« Idronaut CTD », une sonde à tout faire qui descend toutes les deux heures à 60 mètres de profondeur. L’ensemble peut être piloté soit depuis un petit poste de contrôle aménagé dans la cabine de la plateforme, soit via Internet depuis un bureau à l’EPFL. Toutes les données récoltées sont en libre accès pour tous les scientifiques qui le désirent sur datalakes et partagées dans le réseau international de recherche sur les lacs Gleon (Global Lake Ecological Observatory Network), que Bastiaan Ibelings a coprésidé durant cinq ans.
Dégradation du plastique
En tout, une quarantaine de projets scientifiques en microbiologie, en biogéochimie, en hydrologie, en physique, en écologie ou encore dans le domaine des nouvelles technologies sont en cours ou prévus. Le radeau est au centre d’un périmètre protégé d’un rayon de 70 mètres, à l’intérieur duquel une nuée de petites bouées trahit la présence d’expériences spécifiques sous la surface du Léman.
Une nouvelle boule flottante orange vif est d’ailleurs sur le point de s’y ajouter. Dans le froid accentué par un petit vent résiduel, Maureen Mori-Bazzano, doctorante au Département F.-A. Forel, et ses collaborateurs se familiarisent en effet au maniement du petit treuil de bûcheron qui servira à descendre et à remonter les trois cages qu’elle a préparées. Celles-ci contiennent des échantillons des plastiques les plus utilisés dans les emballages, le polyéthylène à basse densité (LDPE) et le polyéthylène téréphtalate (PET), ainsi que des lamelles en verre servant de contrôle.
« Les cages seront immergées durant un an, précise-t-elle. Le but est de mieux comprendre, dans un milieu naturel et dynamique ainsi qu’à différentes profondeurs, la manière dont les micro-organismes lacustres (bactéries, microalgues, champignons…) colonisent le plastique et jouent un rôle dans leur dégradation. »
Cet hiver, cela fait exactement quatre ans que Léxplore fonctionne et il lui en reste encore au moins autant. Mais le projet revient de loin. « Au début, tout le monde était contre, se rappelle Bastiaan Ibelings. Il a fallu convaincre les pêcheurs, la Compagnie générale de navigation, les clubs de voile, les riverains et même les défenseurs de la nature et du paysage. Si nous avons réussi à franchir cette étape, c’est surtout grâce à Natacha Tofield-Pasche, chercheuse à l’EPFL et directrice opérationnelle de Léxplore, qui a pris le temps de parlementer avec toutes les composantes de la société dont la vie est associée au lac de près ou de loin et qui percevaient dans notre projet une menace – à tort à nos yeux. »
Résultat d’âpres négociations, l’emplacement de la plateforme est décidé de manière à gêner un minimum les autres usagers du plan d’eau tout en remplissant les critères suffisants pour une recherche scientifique. Bastiaan Ibelings admet qu’il aurait préféré l’installer plus près de l’endroit le plus profond du Léman (311 mètres), pour mieux coïncider avec SHL2, c’est-à-dire le point d’échantillonnage à long terme de la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (Cipel). Mais, compte tenu des contingences humaines, et en particulier de l’espace nécessaire au déploiement des filets dérivants des pêcheurs internationaux, le lieu actuel, près de la rive mais avec tout de même 110 mètres de fond, est un compromis acceptable qui a, par ailleurs, permis de limiter à 300 mètres la longueur (et le coût) de chacune des quatre lignes d’ancrage qui immobilisent la plateforme.
Plus de guano
En février 2019, la plateforme est donc inaugurée. D’une surface de 10 mètres sur 10, elle est formée d’une large coursive entourant une cabine. L’ensemble est en grande partie autonome en énergie. Des panneaux solaires assurent en effet 95 % de l’alimentation électrique nécessaire à son fonctionnement. Seuls les 5 % restants sont complétés par un générateur insonorisé.
Même s’il est conçu pour résister et fonctionner par tous les temps, Léxplore reste un prototype et les premières années ont été marquées par les ennuis techniques de toutes sortes. Sur le lac, tout bouge sans arrêt. Chahuté par les vagues, le vent et la pluie, le matériel est mis à rude épreuve et certaines pièces finissent par céder. Les fixations du périmètre de sécurité, par exemple, ont lâché l’année dernière. Les instruments scientifiques, prévus pour résister aux éléments, ont, quant à eux, souffert de la faune volante. Des colonies d’oiseaux ont en effet rapidement élu domicile sur ce promontoire providentiel et leurs déjections recouvraient quotidiennement les appareils de mesure disposés en plein air, menaçant leur bon fonctionnement. Un filet de protection a finalement été tendu sur le toit de la cabine centrale en 2022, réglant du même coup le problème du guano.
« La casse reste un souci, concède Sébastien Lavanchy. Mais, depuis quelques mois, nous avons enfin atteint une sorte de vitesse de croisière. Nous ne passons plus notre temps à réparer des choses. Nous en dégageons pour améliorer la qualité des installations. »
Hors de la cabine, le vent semble légèrement tourner et forcir quelque peu. S’il y a une chose imprévisible, c’est bien le régime des brises du Léman, source de préoccupation constante pour le chef technicien de Léxplore, responsable de la sécurité des usagers. Il faut dire que les conditions météo ne se prêtent pas toujours à la pratique scientifique au milieu du lac. Une tempête avec un vent d’ouest, par exemple, peut générer des vagues de 1,5 mètre de haut qui déferlent sur le pont. Dans ces conditions, pas question de se rendre sur la plateforme. Le trajet depuis le port de Pully, assuré par La Seiche, une barque métallique peu préparée à affronter des tels coups de tabac, devient alors terriblement hasardeux.
Quand le temps le permet, il est néanmoins possible de passer la nuit sur Léxplore. La plateforme compte en effet des lits de camp et des toilettes destinés aux scientifiques dont le projet demande que des mesures soient menées durant des cycles de 24 heures, par exemple. Dernière locataire en date du radeau, Marie-Louise Tercier, chercheuse au Département de chimie minérale et analytique (Faculté des sciences), a passé trois nuits dans le confort minimaliste de la station expérimentale (tout en profitant de sa vue imprenable) pour étudier les interactions entre l’arsenic présent dans le lac et les micro-organismes qui y vivent.
Il faut dire qu’à l’intérieur de la cabine, la place est comptée. En plus de différents appareils, câbles et autres matériels qui encombrent l’espace, un large puits ouvre directement sur le lac. Des instruments mesurant le plancton y plongent et remontent régulièrement. Eclairée depuis en dessous par la lumière du Soleil diffusée, l’eau paraît turquoise. De petits poissons sont attirés par ce puits dont les parois immergées sont couvertes de moules quagga. Comme l’a confirmé en 2022 une étude à laquelle l’Université de Genève a participé, cette espèce invasive venue du bassin du Dniepr en Ukraine a déjà entièrement remplacé sa prédécesseure, la moule zébrée, elle aussi importée de la mer Noire et de la mer Caspienne mais dont les populations avaient eu le temps de se stabiliser.
Un Léman entre deux eaux
Le Léman, en tant que sujet de recherche, intéresse les scientifiques depuis des siècles. C’est, au monde, l’un des lacs mesurés, auscultés, décryptés depuis le plus longtemps. « Chaque lac est unique, estime Bastiaan Ibelings. Deux éléments distinguent cependant le Léman des autres. Il est le premier auquel une monographie en trois volumes a été entièrement consacrée (Le Léman, par le fondateur de la limnologie François-Alphonse Forel, achevé en 1904). Il est aussi celui qui a inspiré un des riffs de guitare les plus connus de l’histoire du rock & roll, celui de Smoke on the Water, composé par Deep Purple après un incendie à Montreux en 1971. »
L’état de santé du lac dépend en fait du critère que l’on prend en compte. Certains indicateurs sont plutôt dans le rouge, comme le taux de mercure ou la pollution par les particules de plastique dont la présence et les conséquences dans les écosystèmes lacustres sont encore largement méconnues. En revanche, le taux de phosphore dans l’eau, issu des ménages (lessives et détergents), de l’industrie et de l’agriculture et qui est responsable du phénomène de l’eutrophisation, a pu être réduit de 80 % par rapport au pic des années 1970. La concentration de l’azote, surtout utilisé comme engrais dans l’agriculture et dont les sources sont par conséquent plus diffuses, est plus difficile à maîtriser.
« Curieusement, cette baisse du phosphore n’a pas entraîné une diminution notable de la quantité de phytoplancton, qui a, elle aussi, connu un maximum dans les années 1970 et 1980, note Bastiaan Ibelings. À peine remarque-t-on une toute petite baisse qui s’amorce ces dernières années. En revanche, le zooplancton diminue, risquant d’entraîner un amenuisement des populations de certains petits poissons comme la féra. Et ça, c’est un problème pour les pêcheurs qui aimeraient, pour cette raison, que l’on arrête les efforts visant à diminuer davantage le taux de phosphore. »
Cette question, qui fait d’ailleurs l’objet d’une étude de science citoyenne codirigée par Bastiaan Ibelings, n’est pas si simple. Car d’autres groupes d’intérêt, dont la Cipel, souhaitent au contraire que le déclin du phosphore se poursuive afin de créer une marge de sécurité contre les effets du changement climatique sur la physique, la composition en nutriments et la biologie du lac.
Depuis vingt-cinq ans, la couche superficielle du lac s’est en effet réchauffée de 1,5 °C, ce qui a eu pour effet de stabiliser fortement la colonne d’eau sur toute la profondeur et d’empêcher, depuis dix ans maintenant, un brassage complet des eaux du lac en hiver. Dans ces conditions, les zones profondes, isolées des zones superficielles de manière prolongée, subissent un appauvrissement de l’oxygène dissous (anoxie), ce qui, par différentes réactions biochimiques, provoque la libération du phosphore accumulé dans les sédiments depuis des décennies. Un futur brassage pourrait alors remonter ce phosphore dans les couches superficielles et provoquer une prolifération massive de microalgues ou, pire, de cyanobactéries qui sont toxiques et dangereuses.
« Pour l’instant, les cyanobactéries ne posent pas vraiment de problème dans le Léman, rassure Bastiaan Ibelings, qui étudie ces algues bleu-brun depuis trente-cinq ans. Les taux de toxine sont très faibles et la qualité de l’eau est bonne. L’espèce classique de cyanobactéries des lacs profonds, Planktothrix rubescens, vit typiquement loin des activités humaines, dans la thermocline du lac, la zone de transition thermique rapide entre les eaux superficielles chaudes et les eaux profondes froides. Mais nous ne savons pas comment les choses peuvent évoluer. Le changement climatique risque de réduire à néant tous les efforts déployés pour lutter contre l’eutrophisation et la prolifération d’algues nuisibles. »
En attendant, le vent s’est mis à souffler avec insistance et vient désormais de l’est nord-est, ce qui n’était pas prévu. L’équipe de scientifiques va devoir changer légèrement ses plans et abréger son séjour sur Léxplore. Il est temps de remonter à bord de La Seiche, de resserrer le gilet de sauvetage et de regagner la terre ferme.
Anton Vos
* L’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), l’Université de Genève (Unige), l’Université de Lausanne (Unil), l’Institut fédéral des sciences et technologies aquatiques (Eawag) et le Centre alpin français de recherche sur les réseaux trophiques des écosystèmes limniques (Carrtel).