Les dolmens de Menjez
Qui étaient les bâtisseurs des mégalithes du Proche-Orient érigés il y a 5 ou 6 millénaires? Un mystère qu’une équipe d’archéologues genevois compte bien percer grâce à des fouilles approfondies et de nouvelles technologies.
Laure Ibrahim, dessinatrice de bandes dessinées, formée à l’Académie libanaise des beaux-arts, a accompagné la mission archéologique genevoise dans la nécropole préhistorique de Menjez, au Nord-Liban. Elle en a tiré une dizaine de planches dont voici une sélection. Archéologues et ouvriers fouillant un site.
La nuit est noire aux alentours du village de Menjez, dans le nord du Liban. Pas de lune pour éclairer le dolmen d’Haklet Bou Dib qui se dresse sur ce promontoire. On est au mois de juin mais, à près de 380 mètres d’altitude, l’atmosphère est relativement fraîche. Équipé d’une lampe frontale à infrarouge, Tara Steimer, chargée de cours au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences), s’affaire sur une dalle de la tombe préhistorique. La pierre est soulevée avec précaution, mettant au jour de la terre qui n’a littéralement pas vu la lumière du soleil depuis des millénaires. C’est exactement ce que les scientifiques recherchent. Et il ne faudrait surtout pas qu’elle soit illuminée maintenant. Cela ruinerait l’expérience de thermoluminescence prévue ultérieurement en laboratoire et qui permettra justement d’établir avec précision le temps que certains petits cristaux présents dans cette poussière ont passé dans le noir absolu. Ce qui, par conséquent, fournira la date de la construction du monument funéraire, grande inconnue pour ce type de vestiges. Il n’y a donc pas une minute à perdre. Un échantillon du sous-sol est rapidement collecté et glissé dans un sac noir opaque, lui-même glissé dans un autre, puis dans un troisième et même un quatrième. On n’est jamais trop prudent.
«L’objectif de notre travail actuel, c’est de mieux connaître les bâtisseurs des mégalithes dont il existe un grand nombre de spécimens dans la province de l’Akkar et, en particulier, autour de Menjez, explique Tara Steimer. Pour y parvenir, l’une des premières choses à découvrir, c’est quand ces monuments sont apparus et quand ils ont été utilisés, ce qui n’est pas forcément pareil. Tout ce que nous savons à ce propos, c’est que ces blocs de basalte ont été érigés entre le 4e et le 3e millénaire avant notre ère, soit dans une période s’étalant sur 1500 ans. Ce qui est assez vague.»
Les miettes du père Tallon
Un des problèmes qui se posent aux scientifiques, c’est que les indices sur place sont rares. Ces sites ont fait face à près de 6000 ans de prédation de la part des populations locales. Des blocs des monuments funéraires ont été prélevés par les habitants au gré de leurs besoins, voire détruits. Maurice Tallon, le père jésuite français de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth qui a décrit et fouillé pour la première fois les nécropoles préhistoriques de Menjez dans les années 1960, a quant à lui tamisé toute la terre dans les dolmens, ne laissant que les miettes d’artefacts qui ne l’intéressaient pas. Enfin, au cours des dernières décennies, l’usage de bulldozers pour préparer le terrain à recevoir des oliviers et des pins a fini de dévaster les vestiges archéologiques. Sur la centaine de monuments encore debout dans les années 1960, il n’en reste plus qu’une quarantaine.
Ces difficultés n’empêchent pas Tara Steimer de faire parler les vieux cailloux mutiques de Menjez. Il faut dire qu’elle les connaît bien. Son premier contact avec ces monuments mégalithiques remonte aux années 1990 et à son travail de master qu’elle consacre à l’étude des archives de fouilles du père Tallon. Vingt ans plus tard, le maire de la commune de Menjez, Georges Youssef, ayant lu son travail, lui propose de superviser un projet de valorisation et de protection de la nécropole préhistorique. Elle accepte et, avec son équipe, crée en 2019 une Maison du patrimoine ainsi qu’un circuit touristique passant par 11 monuments mégalithiques qui bénéficient pour l’occasion d’un relevé précis en trois dimensions et de la pose d’un géotextile pour éviter que la végétation ne repousse.
Au cours de cette mission, elle découvre notamment sur un des dolmens de Kroum Metowmeh, une tombe située au sud de Menjez, la représentation inédite en relief d’un serpent (lire également Campus n° 136). En fouillant davantage, les scientifiques dénichent dans la région une quinzaine d’autres blocs ornés de serpents stylisés ou de signes abstraits. Ce qui donne une première indication sur les sociétés qui ont bâti ces dolmens. Le serpent est en effet un motif relativement commun dans la Préhistoire. Il est documenté dès le Néolithique, vers 9000 avant notre ère, notamment sur des piliers du sanctuaire de Göbekli Tepe, en Turquie actuelle. Selon certains auteurs, le reptile jouerait un rôle primordial dans les mythologies des peuples agro-pastoraux.
Endroit stratégique
Par ailleurs, Menjez se trouve à un endroit stratégique. Le cours d’eau qui coule à ses pieds, le Nahr al-Kabir, mène à l’antique Byblos via la mer Méditerranée. Il aurait pu servir au transport de billes de cèdres, très prisées dans l’Égypte des pharaons. À peine à 15 km plus à l’est du village circule l’Oronte qui ouvre, lui, sur le nord de la Syrie, vers Hama. Le village et ses environs auraient donc pu jouer le rôle d’arrière-pays pourvoyeur de ressources pour les principales cités côtières et étatiques de l’Antiquité.
Pour en savoir plus, la chercheuse genevoise met sur pied en 2022 la mission MEG-A, en collaboration avec Zuzanna Wygnanska, de l’Académie des sciences de Pologne. «Zuzanna s’occupe de dresser la carte archéologique des vestiges préhistoriques de la région de l’Akkar et grâce à des sondages dans les sédiments au fond des vallons notamment, de déterminer le mieux possible le paléoenvironnement (végétation, culture, climat, élevage, etc.) dans lequel évoluaient ces dresseurs de menhirs, explique Tara Steimer. De mon côté, je me charge de fouilles locales sur le site de Menjez. La mise en commun de nos résultats devrait nous permettre de dresser un portrait plus précis des populations qui nous intéressent.»
C’est dans ce cadre que la chercheuse organise trois campagnes de fouilles de l’été 2022 à 2023. Les missions de trois à six semaines se déroulent sans anicroche, malgré le fait que la région soit classée en zone rouge par les autorités françaises – une disposition reprise telle quelle par le Département fédéral des affaires étrangères. Il faut dire que la guerre civile en Syrie a provoqué en 2011 un afflux de plus de 100 000 réfugiés dans la province de l’Akkar.
«Cela fait sept ans que je me rends régulièrement sur place, mais je n’ai jamais rencontré le moindre problème, précise Tara Steimer. Nous collaborons très bien avec la Direction générale des antiquités du Liban et, surtout, nous entretenons des relations privilégiées avec les familles les plus importantes du village. Celui-ci fait partie d’une communauté chrétienne (maronite), entourée de localités musulmanes, mais tout le monde s’entend très bien. Quant au maire de Menjez, c’est notre principal allié. C’est quelqu’un de très dynamique qui fait tout son possible pour engager sa commune sur les rails du développement durable. Il met également en valeur les atouts culturels de sa municipalité qui, en plus de la nécropole préhistorique, compte également un temple romain et un fort construit par les chevaliers du temps des croisades.»
Crise économique
L’accueil des villageois est lui aussi chaleureux, ce qui est d’autant plus appréciable que le pays vit une crise économique et politique profonde depuis l’explosion catastrophique du port de Beyrouth en 2020. Le système bancaire s’est effondré, l’épargne a disparu et la livre libanaise a dégringolé, entraînant dans sa chute les salaires et les retraites. Les habitants de Menjez, comme ceux du reste du pays, doivent cumuler les emplois pour joindre les deux bouts tout en cultivant un potager pour assurer une certaine autonomie.
La venue des archéologues genevois, qu’il faut loger, nourrir et aider sur le chantier de fouilles, représente de ce point de vue une opportunité inespérée qui permet de toucher en quelques semaines l’équivalent d’un revenu annuel. En plus, le salaire est versé en dollars et échappe ainsi à la dévaluation.
De manière générale, les services publics ne sont plus fiables. Ne pouvant plus compter sur le réseau électrique et pour pallier les coupures incessantes de courant, les gens installent des panneaux solaires. Près de 60% des habitants tirent désormais leur énergie du photovoltaïque. Les archéologues de l’Université de Genève ont même financé la pose de panneaux. De temps en temps, de la musique très forte provient de Syrie, dirigée directement vers le Liban, comme pour montrer que là-bas, on ne souffre d’aucune pénurie. «Cette taquinerie doit être le geste le plus hostile que j’ai pu observer au cours de mes nombreux séjours», s’amuse Tara Steimer.
Nouvelles technologies
Pour l’occasion, Tara Steimer est accompagnée de Florian Cousseau et Méryl Defours, respectivement maître assistant et doctorante au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences). Davantage que la fouille classique, le trio, épaulé par des étudiants de l’Université libanaise de Beyrouth, compte sur des technologies sophistiquées pour faire parler les dolmens. La première est la photogrammétrie qui consiste en une photographie ultraprécise en trois dimensions des monuments étudiés. Le résultat est un double numérique presque parfait de l’objet, contenant les moindres aspérités des blocs de pierre afin d’analyser dans le futur d’éventuelles traces de gravure ou de peinture qui seraient pour l’heure indétectables. Cette technologie est d’ailleurs déjà utilisée actuellement par Méryl Defours pour étudier les techniques de construction et les aspects symboliques afin de restituer les gestes et les croyances des bâtisseurs des tombes mégalithiques.
La seconde est la thermoluminescence. Il s’agit d’une technique qui se fonde sur l’accumulation par certains minéraux, comme le quartz, l’alumine ou le feldspath, de l’énergie provenant de la radioactivité ambiante. Quand ils sont chauffés à 500 °C ou exposés à la lumière durant toute une journée, les cristaux libèrent cette énergie sous forme lumineuse et sont de ce fait remis à zéro. La mesure et l’analyse de cette émission permettent d’estimer le temps qu’ils ont passé dans le noir.
«Cette technique est nouvelle pour l’archéologie du bâti et elle est très efficace, souligne Tara Steimer. Mais elle est aussi délicate. Il suffit qu’un animal fouisseur ou un tremblement de terre ait remué une fois les cristaux contenus dans la terre au cours des millénaires et les aient ainsi exposés à la lumière du soleil pour que les résultats soient faussés. Autrement dit, il faut bien choisir l’endroit où collecter les échantillons.» Et il faut également espérer qu’au moment de les faire traverser la douane, les fonctionnaires, suspicieux par profession, ne décident pas d’ouvrir les sachets opaques. Ce qui est arrivé une fois l’année dernière.
Coup de chance
La troisième technique moderne utilisée par les archéologues genevois est l’imagerie par drone, opérée par deux ingénieurs de la Direction générale des antiquités venus exprès avec le matériel de Beyrouth. Il se trouve par ailleurs qu’en 2022, des incendies autour de Menjez ont détruit toute la végétation à plusieurs endroits, notamment autour de la tombe d’Haklet Bou Dib. Les photos aériennes ont ainsi pu capturer des détails invisibles avant. Ce coup du sort pour les habitants du village s’est transformé en coup de chance pour les archéologues. Il est en effet immédiatement apparu sur les photos que la tombe a été construite pile sur un chemin encore plus ancien ou, plus précisément, sur une draille, c’est-à-dire un chemin fait pour la transhumance du bétail, bordé de murets empêchant les animaux de pénétrer dans les champs cultivés.
«Cela signifie qu’avant la construction de la tombe d’Haklet Bou Dib, les populations de Menjez vivaient de l’agriculture, analyse Tara Steimer. On ignore encore quelles plantes étaient cultivées et pour qui. J’espère que les travaux de nos collègues polonais pourront nous éclairer sur ce sujet. Ce qui semble certain, c’est qu’à un moment donné, la demande a changé. On sait que les besoins en laine pour fabriquer les tissus et les habits ont augmenté pour vêtir les habitants des cités côtières et de Mésopotamie. On suppose donc que les gens de Menjez ont abandonné les activités agricoles et se sont tournés vers l’élevage de moutons et de chèvres, adoptant un mode de vie semi-nomade. La draille ayant perdu son utilité, cela n’a dérangé personne qu’une tombe monumentale soit construite sur son emplacement.»
Anton Vos
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