Campus n°156

Au milieu de la Havane coule le rio Almendares

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Une évaluation physicochimique et moléculaire du rio Almendares, qui traverse la capitale cubaine, montre une présence inquiétante de métaux lourds et de micro-organismes résistants aux antibiotiques.
Enquête sur place

«À Cuba, j’ai eu l’impression que l’on écoutait les scientifiques. Malgré nos résultats inquiétants sur la qualité de l’eau et des sédiments du rio Almendares, le principal cours d’eau qui traverse la Havane, on nous a permis de les publier, montrant ainsi que, dans ce pays, la science peut être mise au service de la société. C’est rassurant. Car les autorités auraient tout aussi bien pu occulter la réalité.» John Pote, maître d’enseignement et de recherche au Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau (Faculté des sciences), a passé trois semaines en avril dernier sur la grande île antillaise. Il y dirige un projet de recherche portant sur l’évaluation physicochimique et moléculaire de cet écosystème aquatique qui fournit de l’eau potable à près de la moitié de la population de la capitale cubaine. Plus précisément, l’objectif de son programme de recherche est la détection, dans l’eau et les sédiments de l’Almendares, de métaux lourds toxiques ainsi que de bactéries ou de molécules associées à la résistance aux antibiotiques. Il vise également à identifier les sources possibles de ces polluants et à proposer des solutions adaptées.

La pollution aux métaux lourds provient surtout des industries et des eaux usées des villes. En circulant dans la chaîne alimentaire, ces éléments se concentrent progressivement dans les différentes formes de vie aquatiques et peuvent atteindre dans certains poissons des taux toxiques pour l’humain. La résistance aux antibiotiques, elle, est un problème mondial de santé publique provoqué par l’usage immodéré ou incontrôlé de ces médicaments dans la médecine humaine et dans l’élevage. Le rejet dans les rivières et les lacs de bactéries ou de gènes résistants aux antibiotiques est la cause d’une pollution émergente qui augmente la diffusion potentielle de ce risque.

«Ces deux phénomènes sont connus et suivis de près dans les pays occidentaux, analyse John Pote. Ils touchent aussi les pays en voie de développement à la différence que ceux-ci ne disposent souvent que de beaucoup moins, voire pas du tout, de stations d’épuration. De plus, il existe très peu d’études permettant de documenter la situation. C’est le cas notamment de l’Amérique latine et en particulier du rio Almendares qui n’avait jusqu’à présent fait l’objet d’aucune recherche sur la question.»

Une rivière modèle
Le chercheur genevois est «tombé» sur cette rivière en 2018 dans le cadre d’un appel d’offres du Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS) pour des projets impliquant une collaboration avec des pays en voie de développement. Il découvre au hasard de ses recherches que des scientifiques de l’Université de La Havane, en l’occurrence les professeures Irina Salgado Bernal et María-Elena Carballo Valdés, travaillent dans le même domaine que lui, à savoir les sciences aquatiques.

Il se trouve également que la rivière locale, le rio Almendares, présente opportunément tous les attributs d’un cours d’eau modèle répondant aux besoins scientifiques de John Pote. Il traverse en effet une zone urbaine très peuplée, ses rives et son bassin versant sont exploités pour alimenter l’industrie et pour l’irrigation et il représente un lieu récréatif très important pour les Havanais. Long d’une petite cinquantaine de kilomètres, il traverse de nombreux parcs (dont le parc Lénine et le Jardin zoologique) et alimente deux bassins de rétention. Il sert à la pratique de la pêche, à la baignade, à la navigation et même à des cérémonies à caractère religieux. Les tenants du vodou attribuent en effet certains pouvoirs au rio Almendares.

«Dans un des parcs, j’ai assisté de loin à une séance de prière durant laquelle des participants étaient à moitié immergés dans l’eau, se souvient John Pote. Tout cela pour dire qu’étant donné les nombreux services rendus à la population par le rio Almendares, celui-ci mérite qu’on s’y intéresse et qu’on le préserve.»

Le chercheur genevois propose donc une collaboration scientifique sur ce thème aux deux chercheuses cubaines. Elles acceptent et le FNS valide le projet de recherche. Dans un premier temps, consacré à l’élaboration du projet, ce sont surtout les scientifiques de la capitale du cigare qui se rendent à plusieurs reprises dans la Cité de Calvin pour se familiariser avec les technologies et le savoir-faire du laboratoire genevois. La pandémie du covid met toutefois un coup d’arrêt brutal au projet ainsi qu’au financement par le FNS. Heureusement, le Centro Latinoamericano-Suizo de l’Université de Saint-Gall, désignée Leading House dans le développement des projets de coopération suisse en matière de recherche avec la région latino-américaine, accepte en 2023 de financer la poursuite du projet une fois soit passée la menace du coronavirus.

Liberté totale
La «Perle des Antilles» tend donc les bras à John Pote, mais c’est sans compter avec le volume impressionnant de paperasserie nécessaire à l’obtention des autorisations pour entrer dans le pays et de mener des activités scientifiques sur son territoire. Cette tâche est finalement assumée par ses collègues cubaines, plus habituées à la bureaucratie révolutionnaire que le chercheur genevois. Une fois reçu le sésame, tout devient subitement très simple.

L’accueil du chercheur à l’Université de La Havane est chaleureux. La collaboration avec les collègues cubaines, qui dure maintenant depuis plusieurs années, est excellente. Leurs laboratoires sont d’ailleurs très bien équipés en appareils de mesure de qualité. Ce qui manque de manière critique, par contre, ce sont les «consommables», c’est-à-dire les différents produits nécessaires à leur fonctionnement.

«Travailler à Cuba, en tant que scientifique, ne nous a posé aucun problème, confirme John Pote. On nous a laissé une liberté totale de mouvement. Nous n’avons pas eu de problème non plus avec les gens ou avec la police. Il faut dire que, étant d’origine congolaise, j’espérais bien passer inaperçu, la population locale étant très métissée.»

En réalité, sensibles à des détails connus d’eux seuls, les Cubains remarquent immédiatement que le chercheur genevois est étranger et lui proposent, comme à n’importe quel touriste, d’acheter des cigares.

En ville, ce qui le marque, c’est le délabrement des bâtiments et des infrastructures comme si tout s’était figé en 1962, date du début de l’embargo imposé par les États-Unis. À première vue, La Havane ressemble à un petit paradis, avec son architecture coloniale préservée. Mais le manque de moyens pour sauvegarder ces splendeurs du passé est en même temps responsable de leur inexorable décrépitude.

Un autre résultat des restrictions économiques est l’omniprésence des fameuses voitures américaines datant des années 1950 que les propriétaires entretiennent, voire bichonnent avec tellement de soin qu’elles continuent à rouler malgré leur âge plus que vénérable. Ces belles limousines aux carrosseries rutilantes sont devenues des attractions touristiques.

«Pour se rendre vers la dizaine de sites de prélèvement d’eau et de sédiments que nous avions sélectionnés le long du rio Almendares, il a bien fallu louer une voiture, précise John Pote. Celle que nous avons reçue n’était malheureusement pas rose ou bleu clair et n’arborait pas des chromes brillants. Elle était juste ancienne. Elle était même tellement antique que je n’ai pas reconnu la marque. Je craignais aussi à tout instant qu’elle nous lâche sur les routes parfois exigeantes de Cuba. Mais elle a finalement rempli son office sans anicroche.»

La collecte d’échantillons s’effectue donc sans difficulté et les semaines passent sans aventure particulière. Le climat est chaud mais il ne pleut presque pas et la nourriture est excellente. Avant de rentrer, John Pote donne même un séminaire à l’Université de La Havane pour exposer en détail le travail de son groupe de microbiologie environnementale à Genève. Une centaine d’étudiants et d’étudiantes, de chercheurs et chercheuses ainsi que des professeur-es y assistent.

Métaux lourds et bactéries résistantes
Depuis, l’analyse des données récoltées et ramenées en partie en Suisse a avancé. Dans un premier papier paru le 13 novembre dans le Journal of South American Earth Sciences, les scientifiques genevois et havanais démontrent la présence, dans l’eau et les sédiments du rio Almendares, de quatre métaux lourds à des taux dépassant largement les normes nationales (chrome, cuivre, zinc et plomb) et du fer à des concentrations plus élevées que les limites internationales.

Dans un second article encore en phase de re­lec­ture par les pairs, l’équipe documente la présence inquiétante – bien que non surprenante – de bactéries et de gènes résistants à la classe d’antibiotiques appelés les bêtalactamines, la plus importante de la pharmacopée actuelle.

«Nous avons également identifié les sources de ces différentes contaminations, ajoute John Pote. Il s’agit principalement d’un hôpital dépourvu de système de traitement des eaux usées, du ruissellement urbain qui se déverse directement dans le cours d’eau et du bassin versant plus en amont du rio Almendares qui est exploité par des activités agricoles. Il existe aussi un certain nombre de décharges sauvages sur les berges.»

Face à cette situation, les solutions sont multiples, selon le chercheur genevois. Elles passent notamment par le développement de stations d’épuration. Hors de question cependant d’en construire aux normes helvétiques ou européennes. Fort de son expérience en Afrique, et en particulier en République démocratique du Congo où les moyens à disposition des institutions publiques sont encore plus faméliques qu’à Cuba, John Pote propose de mettre en place des dispositifs qui soient adaptés à la situation locale. Il s’agit de systèmes de lagunage dans lesquels la décantation permet de piéger une partie des polluants dans des sédiments et où certaines plantes ou micro-organismes spécialement sélectionnés en absorbent ou en dégradent une autre. L’eau de ces étangs tampons est ainsi passablement nettoyée et peut ensuite être rejetée dans la rivière où ce qui reste des polluants est finalement dilué dans son débit. De telles installations seraient par exemple adaptées aux rejets d’un hôpital ou des égouts de la ville, à condition d’optimiser au préalable les canalisations d’évacuation des eaux usées et de pluie.

«Sur les bassins versants occupés par les cultures et l’élevage, par contre, on ne peut pas récolter et traiter toute l’eau qui ruisselle vers la rivière, précise John Pote. Dans ce cas de figure, il faut convaincre les autorités et, surtout, les agriculteurs de limiter l’usage d’antibiotiques et de produits phytosanitaires contenant des produits toxiques.» Le chercheur genevois compte désormais sur un nouveau financement afin de poursuivre le projet et d’aider à la mise en œuvre de toutes ces mesures.


Anton Vos