Le lichen déteste l’air pollué et les rues trop propres
Une brochure des Conservatoire et Jardin botaniques dresse l’inventaire de la flore en Ville de Genève. En plus des plantes à fleurs, des fougères et des mousses, les lichens ont eux aussi droit à un premier inventaire exhaustif en milieu urbain
La manie très helvétique du « propre en ordre » fait le bonheur des touristes mais le désespoir des lichénologues. Rien de plus mort, pour ces derniers, qu’un mur bien entretenu, régulièrement nettoyé, voire décapé à l’aide de jets d’eau sous pression. Ce n’est en effet pas sur un tel substrat que pourront s’accrocher les organismes qui occupent toute l’attention de ces botanistes particuliers, à savoir les lichens, résultats de la symbiose entre un champignon et une algue. Heureusement, la ville de Genève ne compte pas que des parois minérales aussi stériles que le mur des Réformateurs ou que la cathédrale Saint-Pierre. Il existe encore, en pleine zone urbaine, des murs de pierres sèches qui forment de véritables biotopes, sans parler bien sûr des talus, des jardins ou des parcs. C’est ce qui ressort de Flore en Ville, une brochure éditée par les Conservatoire et Jardin botaniques de Genève (CJB) et présentée au public en avril dernier.
Richement illustré, l’ouvrage présente l’inventaire des plantes à fleurs, fougères, mousses et lichens réalisé sur 22 sites du territoire de la commune de la ville de Genève. On y trouve répertoriés le Parc de la Grange mais aussi des tronçons de voies ferrées à Montbrillant, les pavés de la rue du Vuache, les murs du Bastion de Saint-Antoine, le talus de la Treille, les Falaises de Saint-Jean ou encore les Eboulis du Rhône au pied du Bois de la Bâtie. Les espèces identifiées sont listées et accompagnées du degré de menace planant sur leur existence au niveau national et cantonal. La brochure propose aussi trois itinéraires botaniques permettant au lecteur curieux de découvrir la diversité de la flore de la ville de Genève.
Le livre est le résultat d’un travail de terrain d’une équipe des CJB coordonnée par Raoul Palese, responsable du secteur Conservation et systèmes d’informations. Inscrit dans le programme stratégique « Genève ville durable », le projet ne concerne au départ que les plantes vasculaires (fougères, conifères, plantes à fleurs…) dont une liste rouge, à l’échelle du canton, paraît en 2006. Cette publication, qui conclut qu’entre 30 et 40% de la flore genevoise est en danger, débouche en 2011 sur l’établissement d’une « liste prioritaire » d’espèces et de sites à protéger. Parmi ces sites, ce sont ceux situés dans la ville de Genève qui sont repris et étudiés en détail dans la brochure Flore en Ville. Et comme les CJB disposent également de conservateurs spécialistes des mousses (Michelle Price) et des lichens (Philippe Clerc), l’occasion était belle de compléter le travail avec des données sur les cryptogames.
« Dans le domaine des lichens, tout le travail d’inventaire et d’évaluation du statut de menace des espèces au niveau cantonal restait à faire, précise Philippe Clerc, qui est également chargé de cours au Département de botanique et de biologie végétale (Faculté des sciences). Durant deux ans, nous avons donc observé les pavés, longé les murs, scruté les toits, visité les squares et les parcs de Genève. »
Voir des lichénologues en action en pleine ville est un spectacle curieux. L’œil rivé à une petite loupe tenue à quelques millimètres seulement d’un mur ou d’une écorce, ils traquent de minuscules fructifications cachées dans des anfractuosités sombres sans être troublés, semble-t-il, par la vie urbaine qui suit son cours autour d’eux.
« Un dimanche matin, dans le Parc des Bastions, un policier m’a abordée, se rappelle Christine Habashi, collaboratrice aux CJB qui a réalisé la plupart des relevés sur le terrain. Il m’avait observée depuis un moment. J’étais immobile, la tête comme appuyée contre le mur du Bastion de Saint-Léger. Il a voulu savoir si tout allait bien, si je n’étais pas désespérée, si je voulais parler de mes problèmes, etc. Surprise, je lui ai dit que je cherchais simplement des lichens. Il est parti sans demander son reste. Il ne s’est même pas intéressé à mon travail. »
La loupe inévitable Cette loupe qui les oblige à se coller le nez contre les murs est le principal outil des lichénologues. Toute petite, mais capable de grossir 14 fois et munie d’une diode luminescente, elle est l’œuvre d’Erich Zimmermann, un artisan du canton de Berne. Ce postier de profession et botaniste amateur fournit les collaborateurs des CJB. Chaque commande est gravée du nom du chercheur et est livrée avec un petit chocolat Toblerone, histoire de bien souligner l’identité du pays de fabrication. Car l’appareil, qui a réussi à se faire une bonne réputation dans le milieu, se vend aujourd’hui à des spécialistes des mousses et des lichens de toute l’Europe.
« C’est cette loupe qui nous permet de trouver des choses intéressantes, précise Christine Habashi. L’identification formelle d’une espèce de lichen se fait au laboratoire, mais il faut bien commencer par les dénicher sur le terrain. Ce n’est pas toujours facile. Le Verrucaria bryoctona, par exemple, n’est pas plus gros qu’un point noir d’un dixième de millimètre, caché sur le sol, parmi l’herbe. Même un œil exercé par des années d’herborisation ne peut se passer d’un tel outil. »
Pour le reste, les chasseurs de lichens se déplacent toujours avec un grand couteau – pour des prélèvements sur des arbres par exemple –, un marteau et un burin. Ces derniers sont nécessaires pour récolter des lichens crustacés, par exemple, qui s’incrustent sur les murs ou les pierres de telle manière qu’il est impossible de les prélever sans emporter aussi une partie du substrat. Le problème, c’est qu’en ville, les coups de marteau résonnent fort, ne manquant pas d’éveiller l’intérêt des passants et de provoquer quelques quolibets : «Vous en avez encore pour un moment pour le démonter, ce mur! » C’est pourquoi la botaniste préfère se livrer à cette activité tôt le matin ou les jours de fin de semaine, quand il y a moins de monde.
Paix des morts « Nous n’osons cependant pas ébrécher les pierres tombales, par respect pour la paix des morts, souligne Philippe Clerc. Les cimetières hébergent pourtant une immense partie de la biodiversité lichénique genevoise. Une étude récente sur une soixantaine de ces lieux dans le canton a montré qu’ils ne renfermaient pas moins de 270 espèces. Dans ces lieux de repos éternel, nous préférons utiliser un ruban adhésif puissant pour arracher un peu de matière organique. Cette technique ne permet pas de préserver la structure du thalle mais on peut réaliser des coupes des apothécies (fructifications du champignon) en laboratoire. »
Un autre substrat prisé des lichens est la tuile. Christine Habashi a même découvert sur une ou deux de celles qui tapissent le toit de la Console, le bâtiment des CJB actuellement en rénovation, une espèce encore inconnue en Suisse. Les lichénologues ont obtenu des architectes qu’ils ne les fassent pas décaper avant de les remettre en place. Du coup, le lichen a été sauvé, comme une première mise en pratique des recommandations publiées dans la brochure Flore en Ville visant à améliorer la qualité de la biodiversité urbaine.
« Cette mode de passer les bâtiments au Kärcher® est déplorable, s’insurge Philippe Clerc. La ville est un endroit qui compte une grande variété de micro-habitats et représente donc potentiellement un lieu de très haute biodiversité pour les lichens. Seulement, ces derniers doivent faire face à deux menaces majeures : la pollution atmosphérique, à laquelle ils sont très sensibles, et cet attachement au « propre en ordre » qui pousse à toujours tout nettoyer, à préférer des murs lisses et uniformes plutôt que tachetés et irréguliers mais vivants, etc. »
Les choses changent cependant. Catherine Lambelet-Haueter, responsable des programmes de conservation aux CJB, a récemment prodigué un cours sur la biodiversité aux jardiniers de son institution et du Service des espaces verts de la Ville de Genève. Aujourd’hui, les plates-bandes monospécifiques des parcs genevois cèdent progressivement la place à des prairies mélangées, en apparence désordonnées mais bien plus agréables à la vue et qui représentent un paradis pour les papillons.
Anton Vos
LA BIODIVERSITE URBAINEPar rapport à la campagne, le climat urbain se caractérise par moins de soleil, plus de nuages et de précipitations et par des températures moyennes supérieures d’au moins 1 ou 2 degrés. L’environnement est constitué d’une mosaïque de milieux plus ou moins favorables (parcs, talus, arbres, cours d’eau…) ou hostiles (bétonnage du sol, voitures, bruit…) à la faune et la flore. La brochure Flore en Ville éditée par les Conservatoire et Jardin botaniques de Genève (lire ci-dessus) explique que cet environnement peut offrir une richesse inattendue. En Suisse, on recense environ 46 000 espèces d’animaux, de plantes et de champignons. Pas moins de 16 000 d’entre elles vivent dans les villes. Plusieurs études ont montré que les zones périurbaines ou de villas avec jardin privé présentent, en général, une biodiversité plus grande que le centre-ville et même que la campagne environnante, dominée par l’agriculture intensive. Dans le cas de Genève, le lac et les deux cours d’eau aux rives préservées qui le traversent jouent le rôle de corridors écologiques et apportent la biodiversité jusque dans l’hypercentre. Les organismes qui vivent dans les zones urbaines, comme le renard, la pipistrelle de Kuhl, le martinet à ventre blanc, la gagée velue, le bryum argenté, sont en majorité des opportunistes. |