À travers le champ de lave du Holuhraun
On arrive mieux à prévoir le début d’une éruption de lave fluide que sa fin. Luca Caricchi s’est rendu en Islande sur les lieux d’une éruption récente pour tenter de combler cette lacune
«Surtout, ne pas tomber.» Luca Caricchi, professeur assistant au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences), sait très bien ce qu’il peut en coûter de trébucher sur un champ de lave fraîchement solidifié. Celui qu’il arpente en ce mois de septembre est issu de l’éruption du volcan islandais Holuhraun qui a duré d’août 2014 à février 2015. Et en cas de chute, les aspérités du sol, coupantes comme des éclats de verre, pourraient lui labourer les bras et les mains à travers ses habits, un traitement radical qu’il a déjà subi une fois sur les pentes de l’Etna, en Sicile. Pour l’heure, le géologue genevois avance avec précaution dans un paysage islandais purement minéral, balayé par une tempête de sable qui lui griffe la peau du visage et lui pique les yeux. Il est accompagné de ses collègues Laura Pioli et Guy Simpson, tous deux chercheurs au sein du même Département, ainsi que d’une équipe de la Radio-Télévision suisse (RTS) qui réalise un reportage sur son périple. Son objectif: collecter des échantillons de lave dont l’analyse doit lui permettre, espère-t-il, de prédire la durée d’un certain type d’éruptions.
«Curieusement, on sait aujourd’hui mieux prévoir quand commencent les éruptions dites effusives, caractérisées par l’émission de laves fluides, que quand elles se terminent, explique Luca Caricchi. Connaître la durée d’un tel événement, qui peut se prolonger sur des mois, serait cependant très utile à la prise de décision, notamment lorsqu’il s’agit d’évacuer ou non des zones habitées situées à proximité.»
Evoluant sur un terrain très inégal, le géologue genevois frappe le sol devant lui avec un marteau et tend l’oreille pour s’assurer que les coups ne rendent pas un son creux, trahissant la présence d’une crevasse sous une mince couche de roche qui pourrait l’avaler s’il s’aventurait à poser un pied dessus.
Au fur et à mesure de l’éruption, certaines couches de roche en fusion ont en effet creusé des tunnels – parfois longs de plusieurs centaines de mètres – sous de la lave déjà solidifiée issue des premières coulées. Ces fleuves de magma souterrains ont ainsi façonné, par érosion, des cavités qui s’effondrent avec le temps mais qui, pour l’heure, minent encore un terrain fragile – et tranchant – comme du verre. D’ailleurs, même six mois après la fin de l’activité volcanique, de nombreuses fumerolles de vapeur à plus de 60 °C s’échappent du champ de lave. Celui-ci mettra encore des mois, voire des années avant de se refroidir totalement.
«Les coulées ont recouvert une rivière qui s’écoule maintenant en dessous, raconte Luca Caricchi. L’eau qui surgit du champ de lave, en aval, atteint les 30-35 °C. Nous nous y sommes baignés. D’ailleurs, des bus entiers venus de Myvatn, un lac plus au nord, apportent des touristes pour profiter de l’aubaine.»
Née sur la dorsale médio-atlantique, là où les plaques eurasienne et nord-américaine se séparent, et située, qui plus est, au-dessus d’un point chaud, l’Islande est habituée aux manifestations agréables et moins agréables du volcanisme actif. La chaleur remontée des profondeurs de la Terre permet de chauffer les habitations, les serres et les bains thermaux et de produire de l’électricité. Les éruptions, elles, sont souvent plus problématiques, comme celle d’Eyjafjallajökull qui a provoqué un chaos aéronautique de plusieurs jours dans le ciel du nord de l’Europe en 2010.
L’événement qui a attiré Luca Caricchi en Islande a, quant à lui, causé moins de soucis aux avions de ligne mais a été d’une plus grande ampleur. Les prémices de l’éruption de Holuhraun remontent à 2005 avec une augmentation régulière de l’activité sismique dans la région de la caldera de Bardarbunga, située dans le centre de l’île, sous la partie nord-ouest du Vatnajökull, la plus grande calotte glaciaire du pays. Après plusieurs années sans évolution, les choses se corsent à partir du 16 août 2014 lorsqu’une série de tremblements de terre, correspondant à l’ouverture d’une fracture importante dans le sous-sol, commence subitement à se propager à une vitesse d’environ 1 km par jour, d’abord vers le sud-est avant de dévier abruptement vers le nord-est. C’est le magma qui s’ouvre un chemin vers la surface mais qui, pour des raisons inconnues, commence par se déplacer horizontalement. Le 29 août, après 40 km de migration souterraine, la roche en fusion perce enfin la croûte terrestre juste au nord de la calotte glaciaire, dans la plaine de Holuhraun.
C’est une fissure de plus d’un kilomètre de long qui s’ouvre, d’où jaillissent des fontaines de lave formant un immense mur rouge. Durant six mois, environ 1,5 km3 de matériel volcanique est éjecté et la lave qui s’écoule recouvre finalement une surface de 90 km2. Il s’agit de la plus grande éruption d’Islande depuis celle de Laki en 1783, qui a perturbé l’agriculture et provoqué des cas de famine jusqu’en Europe. Elle compte aussi parmi les plus toxiques puisqu’elle a envoyé dans l’atmosphère la même quantité d’oxyde de soufre (SO2) que ce que l’activité humaine a produit en Europe au cours de l’année 2011. Conséquence: les habitants de Reykjavik, pourtant située à 200 km de là, ont dû se calfeutrer chez eux les jours de vent d’est. Et des mesures effectuées a Vienne ont dépassé les normes de qualité de l’air durant plusieurs jours.
«Depuis la fin de l’éruption, ces effluves ont beaucoup diminué, note Luca Caricchi. Il n’y a plus de danger d’empoisonnement aujourd’hui. D’ailleurs, une piste a été aménagée, ce qui nous a permis d’arriver avec notre véhicule tout-terrain jusqu’aux abords du champ de lave. Nous avons commencé par aller visiter à pied la fissure dont les flancs sortis de terre culminent à plus de 40 m. En raison de la difficulté du relief, nous avons parcouru 300 m en une heure.»
Durant trois jours, les géologues, interrompus quelquefois par des interviews données à l’équipe de la RTS, ont ensuite ramassé des échantillons de lave en des endroits stratégiques, généralement en marge de l’immense champ de lave. Leur collection a été complétée par des géologues de l’Université de Reykjavik qui ont procédé à des prélèvements au cours des premières semaines, au plus chaud de l’action.
Il faut dire que l’éruption du Holuhraun a été suivie dans ses moindres détails, notamment par des images satellites qui ont photographié, mois après mois, l’avancée des coulées successives. Du coup, les chercheurs genevois ont pu déduire au mois près l’âge de chaque échantillon de lave (le moment où il a été éjecté du volcan, plus précisément) grâce à sa position géographique exacte. Une information qui n’aurait pas pu être obtenue par les techniques de datation habituelles mais qui est essentielle pour la bonne marche de l’expérience imaginée par Luca Caricchi.
L’idée est la suivante: lors d’une éruption volcanique, la chambre magmatique se vide petit à petit, ce qui conduit à une – relative – diminution de la température de la lave. Plus la chambre est petite et les émissions importantes, plus cette température baissera vite. Or, la composition chimique du magma varie en fonction de sa température selon une relation que les géologues connaissent bien.
L’analyse chimique des échantillons de lave, dont on connaît l’âge de manière très précise, devrait donc permettre de reconstruire l’histoire thermique de la chambre magmatique du début à la fin de l’éruption. Connaissant également la quantité de matériel volcanique éjecté, et grâce à des modélisations thermiques par ordinateur, les géologues devraient pouvoir en déduire la taille de la chambre et savoir à partir de quel taux de remplissage l’éruption s’épuise.
«A ma connaissance, cette hypothèse, qui consiste à lier la variation de la composition chimique de la lave à la durée de l’éruption, n’a encore jamais été testée, souligne Luca Caricchi. Le cas du Holuhraun est unique parce que l’éruption s’est déroulée dans les conditions les plus contrôlées que l’on puisse espérer. Si notre idée est bonne, nous devrions donc obtenir des courbes bien calibrées. L’objectif consiste ensuite à les appliquer sur d’autres volcans en activité. En prélevant et en analysant rapidement des échantillons au cours des premières semaines d’une éruption, on sera alors peut-être en mesure, selon la forme de la courbe obtenue, de prévoir sa fin.»
Anton Vos