La Péninsule Antarctique : une pièce dans le puzzle du Gondwana
Embarqués pour une croisière scientifique de trois semaines dans les eaux glacées de l’ Antarctique, deux géologues genevois tentent de retracer l’histoire tectonique du supercontinent Gondwana qui couvrait l’hémisphère sud il y a 500 millions d’années
Seuls sur la neige, sous les 60es mugissants et avec pour unique compagnie les manchots et les phoques, Richard Spikings, maître d’enseignement et de recherche à la Section des sciences de la Terre, et Joaquin Bastias, doctorant, voient avec une pointe de nervosité l’hélicoptère décoller. Les deux géologues genevois, en pleine campagne scientifique dans la péninsule Antarctique, viennent d’être déposés sur l’île Smith, un gros rocher intégralement recouvert de glace. On est au mois de janvier 2015 et au milieu de l’océan austral, c’est l’été. Mais à cette latitude, l’ambiance est tout de même assez fraîche. Et mis à part le pilote qui s’éloigne avec son engin, il n’y a pas un seul humain à moins de 120 km à la ronde. «Du point de vue scientifique, l’île Smith est littéralement inexplorée, explique Richard Spikings. C’est une terre vierge pour les géologues, un paradis. Mais un paradis inhospitalier. Nous avions un kit de survie avec nous, mais nous ne voulions vraiment pas l’utiliser. Nous espérions que rien n’empêche le pilote de l’armée chilienne de revenir nous chercher six heures plus tard, comme prévu.»
En attendant d’être fixés, les deux scientifiques se mettent au travail. L’objectif consiste à récolter des échantillons de roche afin de retracer l’histoire tectonique de cette région. Ils se trouvent sur la pointe de l’extrême nord de l’île et des rochers plus ou moins accessibles affleurent à plusieurs endroits. Le reste de ce bout de terre émergé, long de 30 km et très escarpé, est caché sous un épais manteau de neiges éternelles à l’exception d’une fine bande de roche le long de la rive battue par des vagues glaciales.
L’île Smith fait partie de l’archipel des îles Shetland du Sud située au nord de la péninsule Antarctique. Cette dernière, composée d’une longue chaîne de montagnes culminant à plus de 2800 m, a la forme d’une longue virgule de terre accrochée au continent austral.
Laurasie et Gondwana «La péninsule Antarctique n’a pas toujours été à cette place, précise Richard Spikings. Elle fait partie de la plaque de l’Antarctique occidental et est composée de roches dont les plus anciennes datent d’environ 500 millions d’années. A cette époque, on pense que la terre ne comptait que deux supercontinents, la Laurasie au nord et le Gondwana au sud. Les géologues cherchent à retrouver la forme originale de ces masses de terres qui ont par la suite fusionné (pour devenir la Pangée) avant de se fragmenter de nouveau jusqu’à donner naissance à la configuration actuelle de la Terre. En d’autres termes, il s’agit de remonter le temps et de reconstituer le plus précisément possible le puzzle à partir des pièces dont nous disposons aujourd’hui.»
La péninsule Antarctique possède la particularité de partager des liens géologiques avec la Patagonie toute proche, de laquelle elle se serait séparée il y a 40 à 45 millions d’années seulement, mais aussi avec la région du Cap en Afrique du Sud et avec la Nouvelle Zélande. Ce qui fait dire aux géologues qu’elle occupe probablement une place clé dans l’assemblage du Gondwana et qu’elle renferme dans ses roches des indices précieux permettant de reconstituer le puzzle.
C’est précisément pour cela que les deux chercheurs genevois ont décidé de se rendre sur cette terre reculée. La détermination de la composition chimique et de l’âge auquel a eu lieu la formation de ces roches fournit en effet une foule de renseignements sur les circonstances entourant leur naissance, si celle-ci a eu lieu sur les bords du continent, au milieu de l’océan ou au contraire en pleine terre. Elle permet aussi d’associer les structures rocheuses de la péninsule avec celles d’autres régions du globe.
«Nous ne sommes pas les premiers à nous intéresser à la géologie de la péninsule Antarctique, admet Richard Spikings. Mais la plupart des travaux antérieurs sont anciens, très lacunaires en raison de la difficulté d’accès et de qualité souvent insuffisante pour nous permettre de répondre aux questions que l’on se pose aujourd’hui. Des collègues américains nous ont envoyé des échantillons provenant de la région mais nous étions malgré tout obligés de nous rendre sur place. Non seulement pour compléter nos données mais aussi pour nous faire une idée du contexte (l’orientation et la structure des couches géologiques, par exemple) dans lequel se trouvent les morceaux de roches que nous prélevons et qui comportent un intérêt scientifique.»
Il s’agit de la première visite de Richard Spikings sur le continent austral. Parti en avion de Punta Arenas, la ville la plus au sud du Chili, il atterrit sur l’île du Roi-George où est aménagée une piste dégelée à cette période de l’année. En foulant le sol antarctique, Richard Spikings se sent particulièrement chanceux. Il a de la peine à y croire: c’est un rêve de géologue qui se réalise. Le paysage qui l’entoure est purement minéral, composé de glace, d’eau et de roche.
Beauté et dangers du Grand Sud Joaquin Bastias, qui prépare actuellement une thèse, est déjà un habitué. C’est sa quatrième visite. L’étudiant d’origine chilienne connaît la beauté du Grand Sud mais aussi ses dangers. En 2012, lors d’une expédition pour le compte d’une autre institution, il s’est en effet retrouvé bloqué sur l’île James Ross avec sept autres chercheurs. Une tempête a fait rage durant dix jours, emportant la moitié des tentes et une partie des provisions. Les membres de l’expédition ont alors lancé un appel à l’aide et un bateau de la marine chilienne s’est approché. Profitant d’une fenêtre météorologique favorable de seulement trois heures, le navire a engagé tous ses hélicoptères pour ramener les scientifiques à son bord.
«Nous nous en sommes bien sortis, se souvient Joaquin Bastias. Malgré les privations, notre état physique était bon. Nous avons toutefois été surpris d’apprendre que la température corporelle des membres du groupe s’était considérablement abaissée et se situait entre 31 et 34 °C.»
La campagne 2015, elle, a été nettement moins mouvementée. Une fois arrivés sur l’île du Roi-George, les deux Genevois rejoignent le reste de l’expédition composée d’écologistes, de botanistes, de zoologistes et de géologues. Le groupe de 37 personnes embarque sur l’Aquiles, un navire de transport de troupes de la marine chilienne dédié depuis plusieurs années au soutien logistique à la recherche en région antarctique. Il servira de base à l’équipe pour toute la durée de la campagne. Chaque jour, les scientifiques sont amenés sur terre à l’aide d’un zodiac ou de l’hélicoptère pour une durée de six heures.
«Nous avons probablement navigué plus de 4000 km au cours des trois semaines de l’expédition, précise Richard Spikings. Le temps était clément. Il n’a jamais fait en dessous de -10 °C. En fait, ce qui a été le plus dur pendant cette campagne, ce n’est pas le froid ni le vent. C’est le guano. Il y a des déjections de manchot partout. C’est orange et ça sent très, très mauvais. A la fin de la journée, nous en avions sur tous nos habits. C’était une horreur.»
Les vols en hélicoptères représentent une autre source de tension. La visibilité étant le plus souvent limitée par les nuages bas, les pilotes volent à quelques mètres seulement au-dessus de l’eau qui est leur seul point de repère. Le copilote, l’œil rivé sur le radar, avertit son collègue dès qu’un iceberg caché par la brume leur barre la route. Il faut alors réagir vite pour éviter l’obstacle provoquant chez les passagers quelques montées d’adrénaline mémorables.
Par ailleurs, la région australe du globe est couverte par le traité sur l’Antarctique. Seules les activités pacifiques y sont autorisées, ce qui signifie que l’Aquiles a dû démonter ses canons et déposer ses armes avant de passer en dessous du 60e parallèle. Les scientifiques, quant à eux, sont accompagnés en permanence d’un ou deux représentants de la marine. Ces derniers veillent à ce qu’aucune loi visant à la préservation du milieu ne soit violée. Les chercheurs ont notamment interdiction de s’approcher des manchots ou des phoques. De plus, c’est le capitaine qui désigne à l’avance les zones de débarquement et c’est lui qui décide également où peuvent aller les écologistes, les géologues ou les botanistes. Le prélèvement d’échantillons n’est d’ailleurs pas autorisé partout, afin de ne pas épuiser certains filons.
Glacier infranchissable Il arrive que, pour des raisons de sécurité, le site d’étude soit déplacé d’un kilomètre au dernier moment. Plus d’une fois, Richard Spikings et Joaquin Bastias se sont ainsi retrouvés séparés de leur objectif initial par une langue de glacier infranchissable car hautement instable. Le grondement de la glace qui se crevasse et tombe dans la mer est constant.
Sur l’île Smith, curieusement, le capitaine a accepté de les laisser seuls, pour une fois, sans chaperon militaire ni collègues. Durant les quelques heures passées sur ce caillou glacé au milieu de l’océan Antarctique, les géologues genevois sont livrés à eux-mêmes. Ils accumulent les prélèvements, les photos et les notes jusqu’à ce que, avec un certain soulagement, ils entendent s’approcher le bruit familier des pales de l’hélicoptère.
Anton Vos