D’Addis-Abeba à Prague, sur les pas de l’évolution
L’environnement et le régime alimentaire ont pu jouer un rôle de sélection naturelle dans l’histoire récente de l’être humain. Une étude tente de mesurer ses éventuels effets sur certains gènes, en particulier ceux impliqués dans les processus de détoxication de certaines substances (médicaments, aliments…)
«Nous sommes arrivés à Addis-Abeba le 25 décembre, se rappelle Estella Poloni, chargée de cours à l’Unité d’anthropologie (Faculté des sciences). Mais comme l’Ethiopie suit un calendrier différent du nôtre, leur Nouvel An était déjà passé (11 septembre) et le Noël orthodoxe ne tombait que le 7 janvier. Nous n’avons donc pas travaillé au moment des Fêtes mais au cours de leurs préparatifs.»
C’est pourquoi, au cours de leur séjour de deux semaines, chaque fois qu’ils se rendent à l’Université d’Addis-Abeba, la chercheuse genevoise et son doctorant Médéric Mouterde croisent un nombre croissant d’animaux attachés à tous les coins de rue, attentant d’être sacrifiés pour Genna, le jour de la célébration éthiopienne de la naissance de Jésus-Christ. Le contact local des deux Genevois, Yimer Getnet, directeur du Service pour la recherche et le transfert de technologies et professeur au College of Health Sciences de l’Université d’Addis-Abeba, les a même emmenés acheter une vache destinée à subir le même sort.
Ce n’est pourtant pas pour participer aux coutumes locales que les deux biologistes se sont rendus dans la Corne de l’Afrique. S’ils ont fait le voyage, c’est dans le but de prélever sur une centaine d’étudiants des échantillons de salive et de sang et ce, dans le cadre d’une étude de génétique des populations soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Leur travail, qui les a déjà menés quelques semaines auparavant à Prague et qui devrait dans les mois à venir les voir embarquer pour Oman et Chypre, vise à comparer les variations génétiques qui existent entre ces quatre populations et d’y déceler les traces de la sélection naturelle, autrement dit les signes que l’espèce humaine n’a pas fini d’évoluer.
Le projet inclut également un volet toxicologique, mené en collaboration avec Jules Desmeules, professeur à la Section des sciences pharmaceutiques (Faculté des sciences) et à la Faculté de médecine. Il s’agit de mesurer la réponse de certains gènes à la prise d’un mélange de sept médicaments fortement sous-dosés, appelé le Geneva micro-cocktail, afin de détecter, là aussi, les différences qui pourraient exister entre les populations.
«Une grande partie des gènes qui nous intéressent dans cette étude sont impliqués dans les processus de détoxication, explique Estella Poloni. Ils codent pour des enzymes et d’autres protéines dont le rôle est d’absorber, de transporter, de métaboliser et d’éliminer les molécules étrangères que nous ingérons ou respirons. Ces gènes existent chez tous les êtres humains mais avec parfois de légères différences. Ces variantes, que l’on appelle des allèles, produisent des protéines dont l’efficacité change aussi, parfois en mieux, parfois en moins bien.»
On retrouve en général presque tous les allèles au sein de chaque population. Ce qui change, ce sont les proportions. L’objectif de l’étude consiste donc à mesurer la fréquence des différentes variantes génétiques et à comparer les profils obtenus pour chaque groupe humain.
Estella Poloni et ses collègues espèrent ensuite tester l’hypothèse selon laquelle les différences entre ces profils génétiques, pour ces protéines particulières, dépendent de l’environnement chimique et du régime alimentaire de chaque population. En d’autres termes, au cours de nombreuses générations d’humains qui se sont succédé au même endroit, ces deux types de paramètres auraient agi comme un agent de sélection naturelle. Ils auraient favorisé la survie et la reproduction des personnes plus adaptées que d’autres du point de vue de leur capacité à détoxiquer les molécules représentatives de leur environnement et de leur régime alimentaire. La pression de la sélection varie bien sûr selon l’importance des avantages ou désavantages que procurent les allèles en question.
Dans une étude antérieure, Estella Poloni et ses collègues ont déjà montré que la fréquence des allèles d’un seul de ces gènes impliqués dans la détoxication (le NAT2) varie entre producteurs (agriculteurs et éleveurs) et chasseurs-cueilleurs. Dans une étude parue l’année dernière et menée dans et autour du Sahel, cette différence, attribuée au régime alimentaire et à l’environnement chimique, a été mise une nouvelle fois en évidence mais, cette fois, entre des populations d’éleveurs et d’agriculteurs.
Pour l’étude présente, l’ambition est plus grande puisque ce n’est pas moins d’une centaine de gènes qui est passée au crible. La tâche n’est pas aisée, car il existe bien d’autres processus qui agissent sur l’évolution du patrimoine génétique d’une population comme sa taille démographique, les migrations, les échanges avec d’autres groupes humains, etc. Dans des populations de petite taille, par exemple, des allèles rares (qu’ils soient avantageux ou désavantageux) peuvent disparaître par hasard très rapidement. D’autres peuvent être introduits lors d’arrivées de migrants se mélangeant aux locaux au cours des générations et ainsi de suite.
«Les quatre lieux que nous avons choisis l’ont été de manière à tenir compte, dans les grandes lignes, de l’histoire démographique de l’espèce humaine, précise Estella Poloni. On suppose en effet que l’être humain moderne est apparu quelque part en Afrique de l’Est, peut-être dans la région du Rift qui se situe en Ethiopie. Ensuite, il aurait colonisé le reste du monde selon deux routes possibles. La première aurait longé la Péninsule arabique avant de continuer vers l’Asie, d’où le choix d’Oman. La seconde serait remontée vers le Proche-Orient et les rives de la Méditerranée avant de pénétrer en Europe, d’où les choix de Chypre et de la République tchèque. Ces quatre étapes sont également suffisamment espacées les unes des autres pour présenter des environnements chimiques et des régimes alimentaires très différents.»
L’équipe genevoise s’est rendue à Prague fin novembre 2015. La seule difficulté qu’elle a rencontrée au cours de ce séjour de deux semaines a concerné l’échantillonnage des volontaires. En posant des questions sur les parents et grands-parents des participants, il est naturellement apparu que le pays d’origine de ces aïeux n’est pas la République tchèque mais la Tchécoslovaquie. Du coup, les chercheurs se sont rendu compte qu’il était illusoire de s’assurer que les volontaires soient purement Tchèques depuis au moins quelques générations et ont dès lors accepté les ancêtres slovaques dans leur étude.
En Ethiopie, la situation est, de ce point de vue, encore plus complexe puisque pas moins de 90 langues différentes sont parlées dans ce pays de 90 millions d’habitants. Aucun volontaire ne peut revendiquer d’appartenir à une seule ethnie depuis quatre générations. Mais étant donné que pratiquement tout le monde était agriculteur ou éleveur il y a un siècle, ce point ne pose pas un réel problème.
Au cours des deux semaines, les chercheurs genevois ne sont guère sortis de la capitale dont le climat est par ailleurs très agréable. La ville est en effet située à plus de 2300 mètres d’altitude et est, de ce fait, épargnée par la malaria. Tous les volontaires de l’étude ont été recrutés parmi les étudiants de l’Université d’Addis-Abeba. Ces derniers ont d’ailleurs eux-mêmes participé à l’échantillonnage du sang et de la salive. L’ensemble des prélèvements a ainsi pu être achevé en quelques jours seulement.
«Nous voulions avoir des participants qui soient informés et n’aient pas peur de donner du sang et, surtout, d’ingérer un cocktail de sept médicaments, souligne Estella Poloni. Ce dernier point aurait pu provoquer ailleurs une méfiance même s’il s’agit de substances actives sous-dosées qui ne produisent aucun effet visible sur l’organisme. En ce qui concerne la suite des événements, nous attendons désormais les autorisations en provenance d’Oman et de Chypre pour compléter notre base de données.»
Anton Vos