Les voies imprévisibles du magma du Kilauea
Joël Ruch arpente depuis dix-huit ans les volcans du monde entier. professeur assistant à la Section
des sciences de la terre et de l’environnement,
il est revenu en juillet d’un travail de terrain
à Hawaï sur les flancs du volcan le plus actif
du monde. Compte rendu.
Le 4 mai 2018, le volcan Kilauea à Hawaï entre en éruption. Le magma ne sort pas par le cratère central. La roche en fusion, perfide, prend un chemin de traverse. Bien avant d’atteindre la surface, elle se fraye un passage à travers un réseau de failles préexistant et jaillit, 40 kilomètres plus à l’est, par plusieurs ouvertures brusquement apparues le long d’une ligne de 5 kilomètres. La lave s’écoule durant trois mois. Elle recouvre 35 km2 de terres, gagne 3,5 km2 sur l’océan, détruit 700 maisons et oblige des dizaines de milliers de personnes à se déplacer. C’est la plus grande éruption que l’île ait connue depuis deux cents ans. Une fois vidé, le réservoir magmatique, situé sous le volcan proprement dit, s’effondre, emportant au passage une grande portion de route, et crée une nouvelle caldera plusieurs fois plus grande que la précédente.
Au même moment, à des milliers de kilomètres de là, Joël Ruch ne sait pas s’il doit se réjouir ou se lamenter. Tout juste nommé professeur boursier FNS à la Section des sciences de la Terre et de l’environnement (Faculté des sciences), il vient de voir le financement d’un projet de recherche accepté. Son plan était justement de se rendre sur le Kilauea pour y étudier le système de failles, de rifts et de toute autre déformation à plus ou moins grande échelle et de mieux comprendre le comportement du magma dans ce dédale de fractures. Le but du géologue genevois consiste évidemment à mieux prévoir la trajectoire souterraine de la roche en fusion et à estimer quand et où surviendra une éruption.
Et voilà qu’il est pris de vitesse par le volcan. En même temps, l’occasion est belle d’aller sur place et d’étudier la tectonique locale qui est dans l’état le plus proche possible du moment de l’éruption, même si c’est juste après plutôt que juste avant. Il se retrouve donc, un an plus tard, en juin 2019, à arpenter les flancs du Kilauea, en compagnie de Stefano Mannini, qui a commencé en novembre dernier une thèse de doctorat.
Les choses n’ont toutefois pas été si simples. Il a fallu batailler durant neuf mois avant d’avoir accès au terrain d’investigation de leur choix. Leur demande initiale est en effet rejetée et l’accord définitif sur la seconde mouture du projet ne leur parvient que dix jours avant de partir.
« Nous étions logés dans une maison très confortable, non loin du bord de la caldera du Kilauea, raconte Joël Ruch. C’est une bâtisse chargée d’histoire. Elle est prêtée depuis des décennies par le Hawaï Volcanoes National Park à l’Observatoire volcanologique d’Hawaï (HVO) qui y loge les scientifiques en visite. Les plus grands noms de la discipline sont passés par là.»
Coup de fil obligatoire
Une des conditions de travail sur le terrain est le respect de certaines règles de sécurité. Pour les équipes présentes, l’une d’elles consiste, chaque matin en partant et chaque soir en rentrant, à téléphoner aux autorités du Parc national et de l’HVO pour les tenir au courant de leurs déplacements et du fait qu’ils ne sont pas tombés dans l’une ou l’autre crevasse. Il faut dire que la zone est très instable par endroits.
Joël Ruch et Stefano Mannini se déplacent en voiture là où la route est encore praticable. Le reste s’effectue à pied. Ils parcourent ainsi entre 10 et 15 km par jour.
Leur champ d’investigation est Koa’e, un système de failles situé au sud-ouest du Kilauea, à l’opposé de l’endroit où le magma est sorti de terre en 2018. La zone a l’avantage de n’avoir pas été recouverte récemment par des coulées de lave et d’offrir à la vue des géologues toutes les structures qui les intéressent.
« Nous avons effectué les relevés d’une grande partie des failles qui sont visibles depuis la surface, explique Joël Ruch. Nous avons mesuré des déplacements, des différences de hauteur, des pendages, des cisaillements, etc. L’effondrement de la caldera a aussi mis au jour une grande section verticale qui nous a permis de nous faire une idée de la structure des failles plus profondes et que l’on ne peut pas voir depuis la surface.»
Pour compléter leurs données obtenues au sol, les géologues avaient l’intention d’utiliser un drone spécialement conçu pour réaliser des images aériennes de haute définition. Il s’agit d’une aile volante mise au point et commercialisée par Wingtra, une start-up issue de l’École polytechnique fédérale de Zurich. Mais la commission d’évaluation pour tout projet de recherche avec drone qui a lieu dans le Parc national, échaudée par les innombrables amateurs de ces engins volants et soucieuse de préserver la tranquillité de la faune et de la flore qu’abrite sa réserve naturelle, y a mis son veto.
Cette frange du projet tombe alors à l’eau, mais ce n’est que partie remise. Joël Ruch trouve en effet l’occasion de s’entretenir avec le responsable de la commission d’évaluation et de lui expliquer en détail le but de sa démarche. Son interlocuteur comprend rapidement et il est convenu que les géologues soumettent une nouvelle demande en octobre qui pourrait bien ouvrir les portes du ciel à l’aile volante l’année prochaine, quand ils reviendront pour une seconde campagne de mesures.
Données « dormantes »
C’est en revanche sans obstacles que les géologues genevois reçoivent l’accès aux données « dormantes » concernant le Kilauea et qui ont été accumulées depuis les années 1950 par les chercheurs du HVO. Photos aériennes et relevés topographiques de toutes sortes : les archives de l’observatoire représentent une mine d’or restée en partie inexploitée jusqu’à présent.
Ces données vont permettre à Joël Ruch et Stefano Mannini de reconstruire les mouvements de terrain qui ont eu lieu depuis les années 1950. La partie sud du flanc du Kilauea glisse en effet vers la mer à la vitesse d’une dizaine de centimètres par année. Tous les dix à vingt ans, un décrochement plus important survient, associé à de grands tremblements de terre. La gigantesque section rocheuse se déplace alors de plusieurs mètres.
« Les géologues américains étaient ravis de nous voir arriver avec notre projet, note Joël Ruch. En particulier, Ingrid Johanson et Christina Neal, respectivement géophysicienne en charge et directrice du HVO, nous ont vivement soutenus auprès du Fonds national pour la recherche scientifique et du Parc national.»
Les employés du HVO n’ont souvent pas le temps de traiter toutes les données qu’ils possèdent. En plus de la science, ils doivent en effet accomplir de nombreuses tâches liées à la gestion de crise en cas d’éruption volcanique, comme la sensibilisation et l’information à la population. Cette dernière année était donc particulièrement chargée.
« L’éruption de 2018 a mobilisé toutes leurs forces durant des mois, poursuit Joël Ruch. Les scientifiques ont même dû évacuer leur centre de recherche historique placé tout près du sommet du Kilauea et qui avait une vue imprenable sur le cratère central et son lac de lave. C’est de là qu’ils ont pu observer en direct les grandes éruptions de ces dernières décennies. Les bâtiments ont malheureusement été endommagés par le tremblement de terre et sont maintenant définitivement interdits d’accès car situés dans une zone devenue trop dangereuse depuis l’effondrement de la caldera. Pour beaucoup, c’est une perte inestimable.»
Moisson abondante
Le séjour des deux géologues genevois se déroule sans histoires. Les missions quotidiennes sur le terrain laissent un jour la place à une visite en compagnie de Carolyn Parcheta de l’HVO de la région dévastée par l’éruption de mai 2018. C’est l’occasion de remarquer que même si la lave a cessé de couler, les gaz, eux, continuent de s’échapper, par des réseaux de fractures. Un autre jour, c’est Donald Swanson, une vedette de la volcanologie américaine aujourd’hui à la retraite mais toujours active au HVO, qui les prend en charge pour leur présenter plus en détail le volcan qu’il a étudié depuis des lustres. Au final, la collecte de données s’avère plus abondante que prévu.
Mais à peine de retour d’Hawaï, Joël Ruch se prépare déjà à repartir, avec une autre doctorante, Elisabetta Panza. Son prochain objectif est la zone de rift de Sveinadgjà, à 200 km au nord du volcan Bardarbunga en Islande, qui a connu une éruption en septembre 2014 similaire à celle du Kilauea.
Ces deux derniers voyages allongent la liste déjà très importante de volcans que le géologue genevois a visités dans sa carrière. Sa spécialité, les processus dits volcano-tectoniques, sont responsables de la formation des volcans et des zones de rift dans le monde entier. Au cours de ses années de thèse puis d’un séjour postdoctoral de quatre ans à Rome, Joël Ruch a ainsi visité des volcans dans les Andes, notamment en Argentine et au Chili, l’Etna en Sicile, bien sûr, d’autres aux Philippines, en Éthiopie et en Islande. Ensuite, il a travaillé trois ans en Arabie saoudite, à la Kaust (King Abdullah University of Science and Technology), dont le campus est installé sur les rives de la mer Rouge. Là, il a eu l’occasion d’étudier les nombreux volcans actifs de la région aussi bien sur la péninsule que sur des nouvelles îles volcaniques apparues au sud de la mer Rouge.
Anton Vos