Commencer par l’Europe (février 1949)a
Il paraît que l’idée d’un gouvernement mondial vient enfin d’atteindre Paris ; il était temps ! C’est une idée qui était dans l’air depuis au moins trois ans, mais elle y serait sans doute restée si quelques écrivains n’avaient volé au secours du « premier citoyen du monde ». C’est ainsi que les choses se passent en France et c’est très bien : c’est très européen… La voici donc en pleine actualité. Tout le monde se déclare pour le Monde et parle au nom des masses mondiales. Qui dira plus ? Ici, nous avons l’air de dire moins, beaucoup moins, en vous parlant de notre petite Europe. Nous allons faire figure de provinciaux ou de nationalistes attardés. Et l’on va nous demander : pourquoi l’Europe ? Tant qu’à faire, pourquoi pas le monde entier ? Pourquoi nous arrêter dans notre élan ?
Sur cet élan des masses rassemblées au Vél’ d’Hiv’ pour le gouvernement mondial, sur ce grand élan pour la paix, nous avons ici nos idées. Cette idée en particulier : c’est qu’il faut lui montrer un point d’application. (Or, quand on veut engager un élan émotif dans la réalité, on a toujours l’air de freiner.) Nous ne sommes pas une autre école, nos buts finaux sont bien les mêmes. Mais vos discours, mes chers amis, nous les prenons au mot. Et nous vous proposons une méthode de travail, un mouvement qui est déjà au travail, et un objectif immédiat, qui est de commencer par l’Europe. Car nous pensons que le chemin vers la paix, vers le gouvernement mondial, passe par l’Europe — ou ne passera pas du tout.
J’ai peut-être le droit de parler ainsi, puisqu’au lendemain d’Hiroshima, il y a trois ans, je me suis trouvé l’un des premiers à proclamer, en Amérique [p. 71] et en Europe, qu’il n’y avait qu’une parade à la bombe, c’était le gouvernement mondial. Je n’ai pas un mot à retirer de ce que je publiais à l’époque. Je ne suis pas un instant revenu en arrière. Je suis au contraire convaincu d’avoir fait un grand pas en avant en embrassant la cause européenne. Voici pour quelles raisons, les plus simples du monde, mais d’une logique à laquelle, pour ma part, je n’imagine aucun moyen de me soustraire :
Devant le nez des premiers enthousiastes de la Planète unie par les peuples unis — et j’en étais — un certain rideau de fer est tombé, brutalement. Et la guerre froide a commencé. La situation s’est donc précisée, si je puis dire…
Deux colosses, ou qui nous semblent tels, sont en train de s’observer, par-dessus nos têtes… Ils n’ont pas envie de se battre, affirment-ils. Ils proclament au contraire leur amour de la paix. Seulement, ils le proclament d’une voix de plus en plus bourrue, de plus en plus contenue et glaciale. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que s’ils continuent à se déclarer la paix sur ce ton-là, cela finira par des coups.
Une seule puissance pourrait les séparer, les retenir et les forcer au compromis, c’est-à-dire à la paix — c’est l’Europe.
Mais l’Europe n’est plus une puissance parce que l’Europe est divisée en vingt nations dont aucune, isolée, n’a plus la taille qu’il faut pour parler et se faire entendre, dans le monde dominé par les deux grands empires.
Et non seulement l’Europe n’est plus une puissance qui pourrait exiger la paix, mais chacune des nations qui la composent se voit menacée d’annexion politique ou de colonisation économique, par l’un des deux empires qui se disputent la terre. Voici le fait fondamental, et que personne ne peut nier : aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance ; aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne.
Les conclusions que l’on doit tirer de ce double fait sont d’une tragique simplicité. Si les choses continuent comme elles vont :
1° Les différents pays de l’Europe seront annexés ou colonisés les uns après les autres ;
2° La question allemande ne sera pas réglée, c’est-à-dire fournira un prétexte permanent à la guerre entre USA et URSS ;
3° Rien ne pourra s’opposer à cette guerre entre la Russie et l’Amérique — une guerre dont, quel que soit le vainqueur, s’il en est un, l’humanité tout entière sortirait vaincue.
Tout cela est simple comme 2 et 2 font 4 : tout cela va vers une guerre [p. 72] qui risque bien d’être enfin la dernière, parce qu’elle laissera peu de monde pour en faire une nouvelle… Mais aussi tout cela nous conduit, avec la force même de l’évidence, vers une seule et unique solution.
Si nous voulons sauver chacun de nos pays, il nous faut unir ces pays.
Si nous voulons sauver la paix, ou plutôt faire la paix, il nous faut d’abord faire l’Europe, c’est-à-dire la troisième puissance qui serait capable d’exiger la paix, de l’inventer pour les deux autres.
Et si l’on me dit que l’Europe, même unie, serait encore trop petite pour tenir en respect les deux Grands, je rappellerai un seul chiffre, qu’on a tendance à oublier :
La population de l’Europe occidentale, donc à l’ouest du rideau de fer, est d’environ 300 millions, c’est-à-dire deux fois plus que l’Amérique, et autant que la Russie et tous ses satellites réunis. Si ces 300 millions d’habitants faisaient bloc, soit qu’ils se déclarent neutres, soit qu’ils menacent de porter tout leur poids d’un seul côté, ils seraient en mesure d’agir, de faire réfléchir l’agresseur, et de sauver la paix du monde.
Il reste à trouver la méthode, les moyens d’une action immédiate. Ici, les choses cessent d’être simples, parce que l’Europe est la réalité la plus complexe de la terre, et qu’il s’agit d’en faire une unité qui puisse peser sur le plan politique.
Cela « soulève », comme on dit, quelques difficultés. On nous dit : qu’est-ce que c’est, l’unité de l’Europe ? Est-ce que c’est culturel ? ou politique ? ou économique ? Très bons sujets d’articles ou même de thèses — et je ne dirai rien contre les thèses — mais nous nous occupons de la paix.
On nous répète sur le mode solennel que l’Europe c’est Pascal et Goethe, c’est Dante et Shakespeare, c’est Paul Valéry, etc. Bien sûr ; mais hélas, l’Europe réelle, ce n’est pas seulement une société des esprits. C’est aussi les personnages de Courteline et ceux de Bourget, et ceux de Kafka, et c’est aussi ces paysans ahuris par la politique qui vient des villes, ceux qu’ont décrit nos amis italiens Silone et Carlo Levi. C’est aussi tous ceux qui n’ont jamais été les héros d’aucun roman, et qui ne savent pas grand-chose de ce qui se passe dans le monde, ceux qui croient — et j’en connais beaucoup — que les mesures économiques consistent à faire des économies, et que le communisme consiste à tout mettre en commun, dans la charité générale…
C’est avec tous ces hommes — et pour eux tous, même malgré eux — qu’il nous faire l’Europe. Mais alors des malins viennent nous dire : tous ces gens, qu’ont-ils de commun entre eux ? Quelle unité voyez-vous dans tout cela ?
Eh bien, c’est simple : tous ces gens partagent le même sort, le sort de l’Europe, c’est-à-dire que si l’on ne fait rien, ils seront tous les uns après les [p. 73] autres annexés, colonisés, atomisés, etc. Et puis — c’est encore plus simple — tous ces gens ont en commun le dégoût et la peur immense de la guerre, et nous voulons pour eux et avec eux faire la paix. Voilà la seule question sérieuse, la seule difficulté que nous voulons bien que l’on « soulève » pour la vaincre.
J’en reviens à la méthode et aux moyens d’action.
Aux impatients qui rêvent d’unifier le genre humain dans les quinze jours, le plus grand choc que l’on puisse réserver, c’est de les faire prendre une part active à l’un de ces congrès où s’élabore notre fédération européenne. Car c’est précisément quand on veut les unir, qu’on découvre à quel point tous les Européens résistent dans leurs différences, et peut-être consistent dans leurs oppositions. Mais je le répète, c’est dans l’action seulement, dans l’action pour les dépasser, que l’on connaît vraiment ces différences, et qu’on peut mesurer leur vraie valeur.
En Amérique, tout est plus simple, évidemment : vous avez une langue, une nation, une doctrine dominante, un parti au pouvoir et une opposition, un seul type de drug-store, et une morale moyenne, dont l’idée générale est justement d’éviter les conflits quotidiens et non pas de les affronter. En Russie, c’est encore plus simple : une seule tête, un parti, une police, et pas d’opposition permise dans aucun ordre. Mais en Europe ! Deux douzaines de nations avec leurs traditions, presque autant de langues, cinq ou six grandes cultures, d’innombrables morales contradictoires, et je ne sais combien de partis politiques, de styles, d’écoles qui s’anathématisent, et d’expériences économiques moins rationnelles que polémiques. Et cela n’est rien encore ; l’Europe consiste dans les combinaisons et les permutations d’une longue série d’antagonismes essentiels : Nord et Midi, gauche et droite, insulaires et continentaux, catholiques et protestants, croyants et athées, traditions et progrès, individu et collectivité, ordre à tout prix et justice d’abord, régionalisme et universalisme, liberté et engagement, et vingt autres tensions dans tous les ordres, vingt autres couples combinés et permutés, sans parler de leurs ménages à trois, et nul d’entre eux ne saurait vivre sans les autres, et nul d’entre eux ne peut prétendre à dominer. Quel panier de crabes ! disent les Américains. Mais ils ne doivent pas oublier que la richesse de l’Europe comme ses misères, et sa grandeur comme ses bassesses, et au total son dynamisme incomparable, sont nés précisément de ces tensions, de ces dialogues, de cette infinie polémique. De là cette inquiétude créatrice qui pousse l’Européen, de siècle en siècle, à remettre en question ses rapports avec Dieu, avec le monde, avec la société, avec lui-même ; de là tant de dilemmes accentués à plaisir, et qui [p. 74] souvent n’ont d’autre issue que la violence, souvent aussi forcent à l’invention ; de là enfin cette possibilité de choisir et de se risquer, qui est la condition première de ce que l’Européen appelle la liberté.
Voilà pourquoi il serait criminel, s’il n’était d’abord impossible, de faire dépendre l’unité du continent d’une préalable mise au pas, intellectuelle ou politique, d’une unification des mœurs et des doctrines, ou du triomphe d’une idéologie.
C’est d’abord impossible, et chacun peut le voir : ni la gauche, ni la droite, par exemple, n’ont aujourd’hui le moindre espoir sérieux de convaincre leur adversaire ou de l’éliminer d’une manière décisive. Quand elles y parviendraient pour un temps par la force, il resterait dix autres couples d’adversaires à pacifier. À supposer qu’on y parvienne enfin, en combinant tous les moyens connus de simplification du genre humain, du penthotal au plutonium en passant par le NKVD, le résultat ne serait plus l’Europe, mais très exactement, ce « petit cap de l’Asie » à quoi se réduit l’Europe sans son génie.
Ce n’est donc pas une idéologie qui fera l’Europe, puisque le problème est justement de la faire sans commencer par la dénaturer.
Mais à défaut d’une idéologie, il existe une méthode politique, qui nous paraît prédestinée à surmonter la crise européenne : c’est la méthode fédéraliste.
Fédérer, en effet, ce n’est pas unifier, mais lier par un pacte juré des éléments divers, et qui doivent le rester. Le couple humain, lié par le mariage, répond à cette définition et l’illustre symboliquement. Voilà ce qu’il faut absolument comprendre, et même sentir : sur tous les plans, qui dit fédéralisme dit toujours à la fois deux choses, pense à la fois deux choses apparemment contraires mais également valables, et qu’il ne s’agit pas de subordonner l’une à l’autre, mais au contraire de maintenir en tension, de composer en vivant équilibre. Ainsi sur le plan politique : autonomie et solidarité, ou encore : libertés locales et pouvoir central limité. Sur le plan de l’économie : secteur libre et secteur dirigé, ou encore : risque et assurance.
Partout, dans tous les plans, la formule est la même. Qu’il s’agisse de contrats privés ou de politique générale, d’économie ou d’esthétique, le problème restera toujours d’éviter à la fois l’isolation stérile et l’uniformité contrainte, l’anarchie et la tyrannie, ou encore le désordre et le faux ordre.
Et partout la devise est la même : union dans la diversité, c’est-à-dire l’antithèse exacte de la formule totalitaire, qui est la réduction forcée à l’uniforme. Telle est la dialectique fédéraliste, simple dans son principe comme le bon sens lui-même, — mais en fait constamment trahie par la plupart des bâtisseurs [p. 75] modernes d’États ou de constitutions. (On ne peut guère excepter que les Suisses.)
Inutile d’insister : la méthode du fédéralisme est la seule qui soit adaptée à nos réalités européennes. Faire du fédéralisme, c’est donc faire de l’Europe, c’est-à-dire, pratiquement, faire les bases de la paix.
Il reste à préciser les positions de combat que nous assigne une pareille attitude.
Certes, nous voulons faire l’Europe avec tout le monde, c’est-à-dire avec tous les partis qui l’acceptent, avec toutes les nations qui ont la liberté de l’accepter, avec toutes les religions ou les irréligions, et avec toutes les classes. Ce n’est pas sur ce plan que sont nos adversaires.
Mais en préconisant le fédéralisme à tous les étages de la société, dans la commune et l’entreprise d’abord, puis à l’échelle nationale, puis au plan européen, et finalement au plan mondial nous savons bien que nous heurtons certaines habitudes de pensée à la fois nationalistes et rationalistes, c’est-à-dire en un mot : jacobines ou totalitaires qui s’ignorent. Ce ne serait rien encore.
Nous savons que notre action doit aboutir une transformation profonde du monde actuel. Car elle vise tout entière — de par sa nature même, et de par la nature des obstacles qu’elle trouve posés en travers de sa route vers l’Europe fédérée et vers la paix — à la destruction du Léviathan moderne décrit par Thomas Hobbes, et que Nietzsche appelait un jour « le plus froid de tous les monstres froids » — l’État-nation, cause et produit de toutes nos guerres.
Sur ce point-là, nous serons à notre tour irréductibles.
Nous ne prétendons pas un instant détruire les nations, supprimer toutes les différences entre la France et l’Allemagne, par exemple, ni contester qu’il faille à nos pays des administrations largement autonomes. Ce que nous voulons supprimer, c’est l’étatisation de la nation elle-même ; c’est la confiscation de ses forces vives par la machine imbécile de l’État, et c’est enfin le dogme et la pratique des souverainetés nationales absolues.
Et c’est pourquoi nous demandons et préparons, comme premier point de tout notre programme, l’institution d’une Cour suprême européenne, c’est-à-dire d’un pouvoir supérieur aux États. Cette Cour suprême doit être la gardienne d’une Charte des droits de la personne. Et à ce tribunal pourront en appeler, contre les pouvoirs étatiques, les minorités opprimées, et plus encore : les simples citoyens. Ainsi sera sauvegardé le droit qui garantit les libertés européennes, le droit d’opposition légale contre l’État. Parler de démocratie, si l’on n’a pas ce droit, c’est bavarder, ou c’est parler de dictature : voir les démocraties dites populaires.
[p. 76] Les vues que j’expose ici sont garanties par une action qui se poursuit dans toute l’Europe depuis deux ans et qui est en train d’aboutir à certains résultats concrets. La Conférence des Cinq va peut-être accepter notre plan de Parlement européen. Cette assemblée, que nous voulons élue à la fois par les parlements et par les forces vives de chaque pays, doit se réunir dans quelques mois. Elle aura pour mission de proposer la création d’une Cour suprême et la Constitution fédérale de l’Europe.
C’est quelque chose, qui peut devenir beaucoup… Mais nous sommes loin de chanter victoire : notre vraie lutte ne fait que commencer. Au moment où nous obtenons ces premiers résultats concrets, les risques s’aggravent à chaque pas. C’est très normal. Tout peut à chaque instant dévier vers on ne sait quelles alliances d’États souverains pris de panique, ou d’états-majors d’ailleurs sans troupes ; vers on ne sait quelles déclarations sans rire de sécurité collective ; vers on ne sait quelle coalition sur le papier qui se donnerait l’air de provoquer l’un des deux grands, sans créer pour autant la force nécessaire pour décourager l’agression…
C’est donc, pour nous, le moment d’être forts dans les conseils européens — de rallier l’opinion active derrière nos avant-gardes fédéralistes, et d’imprimer un grand élan à notre propagande populaire, ou pour mieux dire : à l’information de la masse.
Car on aurait bien tort de croire que Vichinski peut, à lui seul, faire tout le travail et créer l’opinion européenne.
Il est une phrase que je voudrais bien ne plus entendre, pour l’avoir lue dans une centaine de comptes rendus de nos réunions et de nos congrès, et c’est celle-ci : « Nous ne pouvons que souhaiter bonne chance aux courageux pionniers du fédéralisme. »
C’est une manière de dire : « Allez-y, faites-vous tuer, nous suivrons de loin vos efforts, et si vous gagnez par miracle, bien entendu, nous vous rejoindrons, nous en serons tous… »
Il y a ceux qui nous applaudissent, comme ces soldats de je ne sais quel pays, dans l’autre guerre, qui, voyant l’officier sortir de la tranchée et s’élancer le premier à l’attaque, criaient bravo ! bravo ! et restaient dans leur trou.
Il y a ceux qui nous disent : « Nous ne boudons pas votre mouvement, mais tout de même nous restons à l’écart, vous courez trop de dangers de ‟mystifications” par les forces impérialistes… »
C’est ainsi qu’on pouvait lire dans la revue Esprit cette phrase admirable :
[p. 77] Affirmer une vigilance de fer (à l’égard du mouvement fédéraliste), ce n’est pas être absent, c’est être deux fois présent.
Merci, messieurs, une fois nous suffirait. Mais soyons sérieux ; quand il s’agit de voter dans nos congrès contre les « mystifications » qu’ils dénoncent du dehors, à juste titre, mais qu’ils connaissent beaucoup moins bien que nous (qui nous battons chaque jour contre elles), ces vigilants de fer ne sont pas là. Quand la bataille devient sérieuse, ils ne sont pas doublement, présents, ils sont simplement absents.
Il y a ceux qui nous reprochent certaines de nos alliances tactiques. Ils veulent bien faire l’Europe, ils veulent bien faire la paix, mais à une condition : c’est que M. Churchill n’en soit pas ! « S’il en est, nous ne marchons pas, saute la bombe et périsse le monde : ça nous fait moins peur que Churchill… » Ces petites natures récitent la leçon du jour. C’est qu’ils ont oublié celle d’hier. Ils oublient que Staline lui-même s’est allié à Churchill pour battre Hitler. C’est un fait qu’on n’aime pas rappeler dans leurs milieux, mais je le rappelle. Et j’ajouterai, sans élever le ton, que nous sommes libres à tous égards dans nos rapports avec Churchill, mais qu’ils ne le sont peut-être pas autant dans leurs rapports avec certain parti totalitaire.
Il y a enfin ceux qui nous disent non sans raison : « Nous sommes saturés de discours ! Ce qu’il nous faut, ce sont des gestes ; sortez avec un ours en laisse pour ameuter le peuple sur les places. Faites des gestes ! Déchirez votre passeport ! et nous vous donnerons notre nom — mais sans rien déchirer, bien entendu. Ce qu’il nous faut, disent-ils, ce sont des apôtres ! En avez-vous ? »
Pour ceux-là, nous avons du travail. Je leur dis : s’il vous faut des apôtres, si vous y tenez vraiment tant que ça, pourquoi ne seriez-vous pas le premier ? Diogène avait bien tort quand il cherchait un homme à la lueur de sa lanterne. Il eût mieux fait d’en devenir un lui-même. C’est le plus sûr moyen d’en trouver.
Une bataille est en train de se livrer pour l’Europe. Nous l’avons provoquée, nous les fédéralistes, en invitant gouvernements et parlements à convoquer cette année une Assemblée européenne. C’est maintenant — ou peut-être jamais — que le fédéralisme court sa chance, et avec elle les chances de la paix.
Si nous voulons la paix, nous devons vouloir ses moyens : l’Europe unie est le plus sûr ; si nous voulons l’Europe, nous devons vouloir le fédéralisme ; si nous voulons demeurer libres, c’est aujourd’hui qu’il faut en courir l’aventure. Il dépend de nous, Européens, de prendre la guerre de vitesse. Il dépend de nous que le jour soit prochain où les voix concertées de l’Europe, proclamant leur fédération, pourront se faire entendre au monde entier comme la voix forte enfin de l’espérance.