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Un gage à Jean Paulhan ! (avril 1950)a

Cher ami,

Ce n’est pas sans surprise que j’apprends, à vous lire dans Liberté de l’Esprit, que les fédéralistes ont exclu la Russie de l’Europe ; que les États-Unis d’Europe sont faits, « sont là » ; que la Grèce n’en fait pas partie, mais bien « et de toute évidence » les USA ; que M. Spaak est un de nos « doctrinaires » ; que j’ai « annoncé la fin du désespoir » ; que si l’on veut savoir ce que pensent les fédéralistes, c’est Guéhenno, c’est Jaspers, et surtout Benda qu’il faut interroger ; que le fédéralisme est contre les patries (mais qu’il juge bon de le « cacher ») ; et qu’enfin les fédéralistes « n’ont jamais été amoureux ».

Heureusement pour l’Europe, et pour les fédéralistes, il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Vous jugez notre projet « imbécile ». Celui que vous critiquez est tel sans aucun doute. Mais d’où sort-il ? Je ne connais pas un seul fédéraliste qui puisse y reconnaître sa doctrine, ni son action, ni ses espoirs. Reprenons vos observations dans l’ordre où je viens de les relever.

1° « La Russie, qu’est-ce que vous en faites ? Croyez-vous qu’il soit possible de l’exclure sans lui faire violence ? » Mais quand l’avons-nous exclue ? Vous démontrez, au paragraphe suivant, qu’il serait vain d’espérer l’inclure. Que diable voulez-vous donc que nous en fassions ? (On m’assure que cela dépend aussi de Staline.)

2° « Les États-Unis d’Europe… Eh bien, il paraît qu’ils sont là !… » Je ne sais qui vous l’a dit, mais c’est une fausse nouvelle. Vous voyez la preuve qu’elle serait vraie dans le fait que « le Conseil de l’Europe s’est réuni à Strasbourg… et qu’il a déjà son statut (en quarante-deux articles) ». Montrez-nous donc un seul de ces articles qui dise, ou laisse entendre, que le Conseil de l’Europe équivaut peu ou prou aux États-Unis d’Europe. Bien plus, montrez-nous une seule déclaration qui exprime la satisfaction des fédéralistes devant ce statut ; qui dise que c’était cela que nous voulions : je vous en montrerai trente qui disent le contraire. Le mieux que l’on puisse attendre de cet organisme est qu’il serve provisoirement, à sa place, et malgré ses très graves imperfections, au progrès vers l’union européenne, laquelle reste à faire, comme chacun sait. (J’ajoute qu’on ne compte à Strasbourg qu’une trentaine de fédéralistes sur cent-un députés.)

3° La Grèce fait partie du Conseil de l’Europe, depuis le 11 août 1949, mais les États-Unis n’y ont été nommés jusqu’ici que par L’Humanité. Drôle d’évidence. (C’est l’OECE qui est née du plan Marshall.)

4° M. Spaak est un homme d’État qui agit plus que tout autre en faveur de l’union européenne, mais je ne sache pas qu’il ait jamais passé pour un « doctrinaire », et je voudrais bien qu’il se déclare « fédéraliste »…

5° Ai-je vraiment, à mon insu, « annoncé la fin du désespoir et [p. 34] de l’isolement, la mort des ressentiments nationaux » ? Hélas ! Diagnostiquer une maladie mortelle, et conseiller certains remèdes in extremis (que les Européens n’aiment pas du tout, vous par exemple), ce n’est pas « annoncer » la fin de la maladie, ni promettre « des joies et des fêtes ». Nous demandons surtout des sacrifices.

6° Pour découvrir ce qu’il y a « de faux ou d’imbécile » dans le projet des fédéralistes, vous décidez de les interroger. Que ne le faites-vous ? Mais non, par une erreur vraiment embarrassante, vous choisissez Julien Benda, qui est à peu près aussi fédéraliste que vous êtes stalinien ou moi bouddhiste. Vous prenez vos « fédéralistes » dans L’Esprit européen, recueil de neuf conférences prononcées à Genève en 1949, par des hommes de tendances aussi opposées que Georg Lukács et Karl Jaspers. Parmi ces neuf, un seul fédéraliste déclaré. Voyez donc la page 60 : « Je reproche à Benda de confondre union et unification, de vouloir effacer les diversités sans lesquelles aucune fédération n’est possible. » C’est la seule page de ce gros livre où vous aviez la chance de tomber sur un point de la doctrine fédéraliste. Que ne l’avez-vous citée, au lieu de m’attribuer des sottises ?

7° Notre doctrine (qui veut l’union dans la diversité, formule suisse) étant à l’opposé de celle de Benda (qui veut l’unification, formule jacobine) vous déclarez que la seconde n’est que « l’aveu » de ce que la première dissimule. Après quoi, bien sûr, plus rien ne saurait vous arrêter. J’aime beaucoup votre défense des patries, mais qui les attaque ? L’État-nation d’abord, mais vous n’en parlez pas. Garry Davis ? Vous l’approuvez. Les fédéralistes ? Jamais. Au contraire, vous rejoignez ici une partie de leurs positions, et votre belle colère se trompe d’adresse. De quoi ce lapsus est-il révélateur ? Pour quelle raison attaquez-vous des gens que vous n’avez pas pris le soin d’identifier ? Vous n’êtes pas coutumier, tout de même, de l’à-peu-près journalistique.

Pour en finir, je vous envoie ma petite brochure sur L’Attitude fédéraliste. Vous y trouverez beaucoup d’attaques contre le nationalisme, contre l’État-nation, contre sa prétendue souveraineté sans limites. Pas une attaque contre le patriotisme et les patries. Or j’ai quelques raisons de penser que ce texte exprime le « projet des fédéralistes » plus fidèlement que M. Benda.

Mais quoi, cette lettre est inutile, si l’on a décidé d’appeler « fédéralistes » tous ceux, qui, un jour ou l’autre, ont parlé de l’Europe avec une vague idée qu’elle ferait bien de s’unir. Il y a des gens qui appellent surréaliste tout écrit qu’ils estiment un peu obscur. Si mon projet vous paraît encore « faux et imbécile », quand vous aurez renoncé à le confondre avec celui de Benda, ou celui de Churchill pendant qu’on y est, dites-nous donc ce que vous proposez. Car je ne vais pas vous faire l’injure de croire que vous trouvez que tout va très bien ainsi, ou que vous pensez que nos patries pourront durer rien qu’en se faisant toutes petites et mignonnes. Elles ont besoin de vous aussi, non point pour les louer contre nous, mais pour les défendre avec nous.

P.-S. — « Europe vole » ? Un gage.