Il est impossible de sauver l’Europe sans sauver sa culture (5 août 1950)a b
Il est impossible de sauver l’Europe si l’on ne sauve pas en même temps sa culture ; ou de sauver la culture occidentale si l’on ne sauve pas en même temps sa patrie. Rien ne sert de faire durer, de conserver la créature — l’Europe — si l’on tarit les sources de sa recréation perpétuelle. Et rien ne sert non plus d’entretenir le désir créateur, si on le prive des possibilités de s’accomplir dans une libre communauté.
Si l’Europe est réduite à l’impuissance politique, si elle est colonisée par l’Amérique, ce qu’elle désire parfois, ou envahie par la Russie, si l’Europe disparaît du jeu des forces mondiales, personne ne pourra remplacer cette âme d’une civilisation qui avait su remplacer toutes les autres. Le secret de ses mesures vivantes sera perdu.
Mais en retour, sans une culture active rendue à l’efficacité, l’Europe ne peut recouvrer la puissance. Elle sera peut-être unie, c’est même plus que probable, par les soins d’experts étrangers, ou d’une police qui a fait ses preuves ailleurs déjà. Mais elle aura perdu le ressort de son pouvoir transformateur du monde, ce pouvoir qui avait fait sa grandeur à partir d’un médiocre destin. Que servirait à l’Europe de recevoir une unité, si ce n’était pas celle de son choix ? et si cette unité signifiait sa défaite, non point sa conquête sur elle-même ? son destin et non plus sa liberté ? L’Europe sans sa culture, réduite à ce qu’elle est, ne serait plus qu’un cap de l’Asie — et l’Asie n’a jamais passé pour la terre de la liberté.
Ces deux réalités : l’Europe, la culture, naissent et meurent du même mouvement.
Qu’en est-il donc de ce mouvement, au milieu de notre xxe siècle ?
Entre les deux colosses russe et américain, l’Européen qui vient de perdre la guerre, fait actuellement ce qu’on peut appeler une névrose d’infériorité. Pourtant, les faits ne justifient pas le désespoir, mais seulement un effort de redressement. Entre 200 millions de Russes et 150 millions d’Américains, nous sommes ici à l’ouest du rideau de fer, près de 300 millions d’Européens. Nous disposons de plus d’un quart du charbon, et près d’un tiers de l’électricité que produit aujourd’hui la planète. Nous disposons surtout de ressources humaines qui n’ont pas leurs égales ailleurs : une main-d’œuvre spécialisée dont les traditions ne s’imitent pas, une capacité d’invention que le monde entier peut nous envier.
Qu’avons-nous inventé, nous les Européens, depuis cent ans ? Je répondrai : que n’avons-nous pas inventé ? Je cite pêle-mêle : le marxisme et la psychanalyse, l’existentialisme et le personnalisme, la théorie des quantas et celle des groupes, la sociologie et les grandes synthèses historiques, la relativité généralisée et la physique nucléaire, l’aviation, la radio et le cinéma, la vaccination, la pénicilline et le DDT, le pétrole synthétique, les plastics et le radar, la rationalisation du travail industriel, la construction métallique, le syndicalisme et les coopératives, et enfin l’art moderne tout entier : peinture, musique, littérature, poésie, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms de l’Europe, et les très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier de nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés de Paris, ou par nos livres.
Je dirai plus. Le monde moderne tout entier peut être appelé une création européenne. Pour le bien comme pour le mal, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés d’art et de construction, de transport et de gouvernement, d’industrie et de médecine, et nos armes. Les Hindous, les Chinois, les Noirs, copient l’Europe pour toutes [p. 2] ces choses, mais nous, nous copions tout au plus quelques citations de leurs sages, quelques statues de leurs dieux, ou quelques rythmes de leurs danses.
Finalement, que sont les empires qui prétendent partager le monde à nos dépens ? L’Amérique du Nord et la Russie de Staline sont des produits de notre culture, l’une dès ses origines, et l’autre en ce qu’elle a de moderne justement. Calvin et le puritanisme, d’un côté, plus les gratte-ciel, le système de Taylor-Bedault à tous les degrés, la cellophane et la fermeture-éclair qui sont des inventions européennes ; et de l’autre côté, Marx et notre industrie plus l’instruction publique et l’athéisme, l’hypertrophie de l’appareil étatique, et des copies de l’art officiel de nos grands-pères. Caricatures évidemment ; mais ce n’est point par hasard que ces deux grands pays semblent appeler ce procédé de description : leurs traits les plus frappants et qu’ils croient spécifiques, ne sont souvent que des emprunts à notre fonds, mais développés là-bas, sur table rase, sans mesure ni critique, méthodiquement, jusqu’à la monstruosité. Si bien que l’Amérique et la Russie moderne, dans plus d’un sens, sont en réalité notre caricature.
Mais ici, attention ! pas de malentendu ! Ne nous laissons jamais aller à placer sur le même plan l’Amérique et la Russie. Deux constatations très simples me suffiront. Entre l’Amérique et nous, qu’y a-t-il de commun ? Il y a tous les principes fondamentaux de notre civilisation ; il y a l’exercice des mêmes libertés ; il y a devant nous le même idéal de liberté humaine. Tandis qu’entre les Russes et nous, il n’y a en commun qu’un mot : le mot démocratie… Pour eux cela signifie dictature. Pour nous liberté politique.