Culture et technique (juillet 1961)a b
L’économie occidentale d’aujourd’hui est dominée par l’industrie ; or le moteur de notre développement industriel, c’est la technique, fille de la science, et d’une science étroitement liée à toute l’évolution culturelle de l’Occident. C’est donc dans la technique, par son intermédiaire et à son sujet, que la culture et l’économie de l’Occident communiquent le plus directement, au niveau de la création comme à celui des effets extérieurs, et s’inter-déterminent de la manière la mieux vérifiable.
Le sujet de mes réflexions sera donc : l’interaction de la culture et de la technique au sein de la civilisation dont l’Europe constitue le foyer créateur.
Quel est l’état présent de ce problème ? Et dans quelle situation concrète abordons-nous notre sujet ? C’est la première question que je me pose. J’y répondrai en citant trois faits qui ont l’avantage d’être connus de tous.
Fait n° 1. Pour la première fois dans l’histoire, une civilisation devient vraiment mondiale, et c’est la civilisation technique. Née de l’Europe, développée par l’Amérique, adoptée par l’URSS et de là, transplantée en Chine, elle est devenue, au cours de ces dernières années, non seulement l’idéal, mais la revendication parfois bruyante et turbulente de tous les pays du tiers-monde, même les plus farouchement hostiles à l’Occident, en tout cas à l’Occident politique.
Fait n° 2. Presque partout, on manque de techniciens, d’ingénieurs et de contremaîtres, de managers, de spécialistes, et même d’ouvriers qualifiés. L’URSS est peut-être la seule exception. Il en résulte qu’on propose un peu partout d’orienter les études, dès l’enfance, vers la formation scientifique et technique, aux dépens de la culture générale et de ce que les Français et les Anglo-Saxons nomment encore les humanités.
Fait n° 3. Depuis plusieurs dizaines d’années, les plus grands penseurs de l’Europe et des États-Unis, suivis par les chroniqueurs des journaux et par l’élite de la bourgeoisie, chantent sur tous les tons la plainte de l’humanisme opprimé par la technique, et prédisent la mise en esclavage de l’homme par la machine.
Au moment même où l’Occident voit sa technique et ses valeurs techniques adoptées par le monde entier, l’Occident se met à douter de son bon droit, et à diviser ses forces en deux camps : d’une part, ceux qui sont prêts à sacrifier la culture générale aux exigences techniques et qui se nomment les progressistes ; d’autre part, ceux qui défendent nos traditions humanistes, ceux qui s’opposent de toutes leurs forces instinctives à la technique, et qu’on nomme les réactionnaires. Leur erreur commune consiste à ne pas voir à quel point la technique résulte de la culture occidentale et s’en nourrit, et à quel point cette culture occidentale peut à son tour bénéficier de la technique.
Je suis pour ma part convaincu que notre culture, dans son ensemble — théologie, philosophie et science, poésie et littérature —, a produit la technique occidentale ; et que la technique ne saurait faire de vrais progrès si elle se coupe de la culture. Je pense donc que l’opposition entre la culture générale et une éducation spécialisée est le type même du faux problème. Car sans culture occidentale, point de technique, au sens actuel, au sens universel du terme ; et à l’inverse, sans technique, point d’avenir pour la culture, au sens occidental du terme. L’une se nourrit de l’autre et l’une sans l’autre serait condamnée à dépérir en peu de temps.
Pour établir cette thèse centrale, il faudrait des volumes et toute une vie de recherches. Je vais devoir me contenter de vous rappeler quelques exemples très typiques d’inventions techniques décisives. Elles dépendent, non point des « lois de l’économie » dont parlaient Marx et les théoriciens bourgeois de l’utilitarisme, mais au contraire des rêves les plus constants de l’homme, des rêves qui déterminent dans nos vies ce qu’on nomme les hasards, les trouvailles par hasard, des rêves qui sont aussi les grands thèmes directeurs des créations de notre culture.
Pourquoi l’homme fabrique-t-il des outils ? Quels sont donc les motifs profonds de la technique ? Tout le xixe siècle répond en chœur : que l’homme invente pour des motifs utilitaires. Et presque tous les historiens de la technique répètent jusqu’à nos jours que les grandes inventions ont « répondu à des besoins », économiques, alimentaires et matériels. Quelques-uns cependant nous disent : si l’homme invente, c’est par défi aux dieux, c’est pour ravir le feu du ciel, comme Prométhée, et pour soumettre la Nature à notre volonté de puissance et de richesse. Et pourtant, la plupart des exemples classiques d’inventions et de découvertes, si l’on y regarde de près, [p. 6] réfutent précisément ces théories. À l’origine des inventions européennes du xvie au xixe siècle, qui ont décidé du sort de la technique moderne, et par suite de notre économie, nous ne trouvons pas le désir de gain, ni le besoin de confort, ni la volonté de puissance, mais au contraire des rêves magiques ou religieux, affectifs, poétiques, archétypiques, et très généralement humains.
L’homme primitif crée des outils parce qu’il joue avec les démons cachés dans le feu ou dans la pierre, dans l’eau courante ou l’animal, dans ses songes et ses rêves éveillés. Il exorcise prudemment la Nature peuplée de dieux ou de malicieux lutins. L’homme moderne est-il très différent ? Prenons quelques exemples de ses inventions techniques les plus spectaculaires : la machine à vapeur, la turbine, l’auto et l’avion.
C’est du rêve de voler qu’est né l’avion, et non pas de la prévision des avantages économiques, touristiques et militaires que présenterait un jour l’aviation. L’histoire du vol d’Icare est le récit d’un rêve que presque tous les hommes ont fait une nuit ou l’autre, y compris Léonard de Vinci. Le motif onirique du vol, attesté par des centaines d’auteurs depuis trois-mille ans, est de toute évidence antérieur à toute espèce de considération utilitaire.
C’est du rêve de partir au hasard sur les routes qu’est née l’auto, comme le prouve le récit de cette invention que, dans son livre intitulé Ma Vie, nous donne l’inventeur Henry Ford. Ce rêveur incurable, ce bricoleur dépourvu de connaissances scientifiques, cherchait à construire, nous dit-il, une « locomotive routière » qui ne fût pas astreinte à suivre la loi rigide des voies ferrées et des horaires, mais pût aller à l’aventure le long des routes et des chemins dans les campagnes : rêve typique de l’adolescence, qui est l’âge des fugues. Le jeune Henry Ford le réalisa en 1893, quelques années après que l’Allemand Otto eut inventé le moteur à explosion interne. Des douzaines d’ingénieurs ou amateurs de mécanique, en France surtout, avaient construit d’autres voitures automobiles bien avant Ford, mais son invention ou sa ré-invention n’en demeure pas moins exemplaire.
L’un des inventeurs de la turbine fut Léonard Euler, mathématicien de génie, et ici, c’est le motif religieux qui est décisif. Élevé à Bâle dans un milieu ardemment piétiste, Euler pensait que ses livres de science pure, écrits en latin, ne servaient pas assez directement l’humanité. En marge de ses travaux immenses sur le calcul différentiel et intégral et la philosophie de la Nature, il prit le temps d’imaginer les plans d’une machine nouvelle, qui devint la turbine.
Enfin, la machine à vapeur. Celle qui existait au début du xviiie siècle était des plus rudimentaire : il fallait qu’un surveillant introduise de temps à autre un jet d’eau froide dans le réservoir contenant la vapeur, afin de produire sa condensation. Un jour, un jeune enfant chargé de cette besogne, Humphrey Potter, eut l’idée de relier à un balancier les robinets commandant l’arrivée de la vapeur et de l’eau froide, rendant ainsi le processus automatique ; et il fit cela, nous disent les récits de l’époque, [p. 7] afin de pouvoir aller jouer. James Watt, plus tard, ne fit que perfectionner la trouvaille du petit garçon qui avait été ainsi, sans le savoir, l’inventeur de l’automation créatrice de loisir.
Dans aucun de ces exemples d’inventions techniques, le motif n’est utilitaire, économique ou financier. Ce sont des besoins d’un tout autre ordre, psychologiques et moraux, qui ont guidé l’intuition des inventeurs.
L’explication de la technique par des besoins utilitaires ou économiques repose en somme sur un anachronisme, et sur une confusion des effets et des causes. Au début, il y a le rêve, le jeu ; plus tard viennent l’industrie et les gros dividendes : mais ceci n’explique pas cela. Au début, il y a ces jouets pour grandes personnes qui font sourire l’économiste, l’homme d’affaires et l’homme politique. (Adolphe Thiers, historien et ministre français, déclare en 1833 que la locomotive est « une simple amusette scientifique ».) Plus tard, l’industrie et la banque, avec l’aide de savants économistes, échafaudent sur de telles amusettes le système compliqué de leurs « lois économiques », et prétendent que ces lois expriment les besoins matériels de l’homme des masses. La vérité est simplement inverse : l’homme moyen n’éprouve le besoin de prendre le train, l’avion, ou son auto, que parce que quelques fous et rêveurs de génie inventèrent un beau jour ces mécaniques, qui devaient permettre l’industrie moderne. Si le besoin matériel expliquait les créations de la technique, et si les produits de l’industrie répondaient aux besoins matériels, pourquoi ferait-on de la publicité ?
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, l’explication utilitaire ou économique, entièrement fausse pour les périodes qui nous précèdent, peut nous sembler en train de devenir vraie. La plupart des brevets d’invention suivis d’exploitation sont pris par les bureaux d’études des grandes firmes industrielles ou des offices de recherches militaires. Mais ce sont, après tout, de petites inventions répondant à de petites nécessités d’abaissement d’un prix de revient ou d’augmentation d’un confort défini en termes physiques. Les très grandes inventions de notre siècle vérifient, en revanche, une fois de plus, la thèse du rêve créateur : l’exemple des fusées vers la Lune et Vénus me suffira. Les plus grandes sommes — des milliards de dollars — que dépensent nos plus grands États, sont affectées à la recherche des moyens d’explorer le cosmos. Personne ne peut savoir à quoi cela servira. Ce qui explique ces dilapidations délirantes et même scandaleuses, aux yeux de l’utilitarisme, ce ne sont pas les lois de l’économie et encore moins les besoins matériels — quand les 2/3 de l’humanité souffrent la faim — mais c’est un rêve, un rêve universel et proprement irrésistible. Et si un jour nous découvrons sur Mars des substances nouvelles qui procurent à nos industries ou à nos États de nouveaux moyens d’enrichissement ou de puissance, nos descendants diront : c’est à cause de cela, c’est pour cela que les premiers astronautes quittèrent la Terre. Mais vous êtes tous témoins qu’il n’en est rien.
C’est la nature de nos rêves constants qui détermine nos découvertes, donc nos techniques. Mais nos rêves à leur tour, d’où viennent-ils ? Ils expriment nos croyances autant que nos instincts, les interdits sociaux et religieux autant que les désirs secrets de l’individu et les possibilités illimitées de l’imagination : ce sont eux qui créent la culture, les arts, les sciences et la littérature. C’est évident. Mais il ne faut pas oublier qu’ils se nourrissent en retour de la culture : nos lectures, les tableaux que nous avons vus, les images du divin que nous livrent les siècles de notre civilisation, modifient sans nul doute notre pouvoir de rêve, son imagerie et ses orientations, — qui sont celles de nos découvertes.
En résumé — notre technique occidentale est née du rêve occidental, de ce même rêve qui a créé notre culture ; — la technique n’est donc pas un destin objectif et que nous aurions à subir, mais bien au contraire, elle exprime des vœux profonds dont nous sommes responsables.
Il en résulte que la culture et la technique ne sauraient être opposées dans leurs sources, puisqu’elles procèdent de nos mêmes rêves fondamentaux.
Cette thèse présente l’avantage de nous faire mieux comprendre la nature des deux dangers majeurs que la technique risque de créer dans ce siècle : le danger — que je crois illusoire — de la mise en esclavage des Occidentaux par leurs machines, et le danger — beaucoup plus sérieux à mon sens — d’un épuisement des sources vives de l’invention, par la réduction de la culture générale dans l’éducation au profit de la seule formation technique.
Dans la première moitié du xxe siècle, nous avons assisté à ce que l’on nomme souvent l’envahissement de notre vie par la machine. Et tous nos grands penseurs de se lamenter sur le déclin des valeurs spirituelles, et sur la mise en esclavage de l’homme par les machines, les robots, les cerveaux électroniques. Que faut-il donc penser de cette longue [p. 8] plainte qui fut mise à la mode par Bergson, et de ce pessimisme général, que l’invention de la bombe H risque de transformer en panique planétaire ?
Si je ne partage nullement ce pessimisme, c’est que les motifs de craindre la technique me paraissent déjà dépassés par l’évolution même de la technique.
Quand on répète que les machines vont mettre l’homme en esclavage, ou que la bombe va nous détruire, on oublie simplement que les machines et la bombe sont faites par l’homme et ne feront rien sans lui.
J’écrivais au lendemain d’Hiroshima :
La bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est l’homme. C’est lui qui a fait la bombe et se prépare à l’employer. Le contrôle de la bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout d’un coup on se jetait sur une chaise pour l’empêcher d’aller casser les vases de Chine. Si on laisse la bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas d’histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle de l’homme.
Il n’est pas d’invention, si simple et si utilitaire soit-elle, qui ne puisse être mise au service des passions meurtrières de l’homme : le couteau de cuisine a sûrement fait plus de victimes dans notre histoire que les bombes atomiques larguées sur le Japon.
C’est l’homme lui-même qui reste responsable, et non pas la machine, parfaitement innocente, ou la technique qui l’a produite. Dire que la machine domine l’homme, ce n’est qu’une manière de parler. Ce qui par contre ne fut pas une illusion, ni une manière de parler, ce qui fut même une douloureuse tragédie depuis plus d’un siècle pour une partie de nos populations occidentales, ce fut le sort du travailleur industriel, de cet immense prolétariat créé par l’expansion subite du machinisme dès le premier tiers du xixe siècle — l’homme attaché au service des machines jusqu’à seize heures par jour, dès sa jeunesse, puis l’homme taylorisé, travaillant à la chaîne. Et certes ce n’étaient pas non plus les machines ou les chaînes qui forçaient l’ouvrier à les servir, mais d’autres hommes conduits par leur passion de produire sans tenir compte du facteur humain et de la dignité de la personne humaine, dans leurs plans de rendement à tout prix. C’est alors que Karl Marx peut décrire le prolétaire industriel comme le « complément vivant d’un mécanisme mort ».
Mais déjà nous voyons s’approcher la fin de cette ère primitive, inhumaine et cruelle, de la technique occidentale. Chose étrange et bien remarquable, ce ne sont pas les justes indignations d’un Marx, ni l’action politique des partis socialistes, et encore moins la révolution des communistes qui ont créé les moyens concrets de libérer le prolétariat, mais c’est la technique elle-même. Ce n’est pas en freinant ses progrès, mais au contraire en les accélérant, que nous sommes parvenus au seuil d’une ère nouvelle, qui doit et peut, progressivement, nous permettre non plus seulement d’améliorer la condition prolétarienne, mais de la supprimer, à la limite. L’utopie de « l’usine sans ouvriers » commence à se réaliser en Occident. Et l’on s’aperçoit que l’automatisme des machines, qui semblait inhumain tant que l’ouvrier devait y adapter son rythme, devient au contraire libérateur dès qu’il est poussé jusqu’au bout, et qu’il n’a plus besoin d’être servi, mais seulement surveillé par l’homme. Mais il y a plus. Le principal produit de la technique moderne et de l’automatisation de l’industrie, en fin de compte, c’est le loisir !
La réduction du temps de travail moyen à l’usine ou au bureau, obtenue depuis trois quarts de siècle, est d’environ deux-mille heures par an aux États-Unis. Ce chiffre se verra fatalement augmenté à mesure que se développera l’automation. Imaginons donc notre humanité occidentale partiellement libérée du travail mécanique, pourvue de loisirs tout nouveaux, et privée du même coup du droit de se plaindre qu’elle n’a pas le temps de se cultiver ! Bien sûr, nous ne confondrons pas le simple loisir et la culture. La culture ne consiste pas seulement à se cultiver, à lire des livres, à écouter des disques, mais d’abord à écrire des livres, à composer de la musique, à méditer, à inventer et à créer. C’est un travail, c’est même le vrai travail humain. Mais il est clair que si le temps libre est augmenté, la consommation de la culture augmentera elle aussi, et que par suite, les conditions du producteur de la culture seront sensiblement améliorées. Donc, tout ce que la technique permet de gagner sur le temps de travail mécanique et routinier sera gagné pour la culture, ou pourra l’être. Nous allons vers un temps où les loisirs deviendront quantitativement plus importants que le travail routinier. Il en résultera que la culture deviendra le sérieux de la vie.
Je résume cette première partie de mon propos : la culture de l’Europe a produit la technique ; on a pu craindre alors que cette technique asservisse l’homme et tue la vraie culture ; mais nous voyons que les progrès techniques les plus récents nous ramènent au contraire vers la culture, et lui donnent un sérieux nouveau, une importance économique croissante.
Cependant un danger subsiste. L’ère de l’automation et de l’électronique exige la formation scientifique très poussée non seulement d’une petite élite, mais d’une masse importante de techniciens. Deux exemples : la France déclare qu’elle manque dès aujourd’hui d’environ cinquante mille techniciens et ingénieurs. Quant à l’URSS, elle subordonne toute son éducation scolaire et universitaire à la seule formation technique. Cette formation obligatoire absorbe 67 % du temps d’étude, et ne laisse à peu près aucune place à la culture générale, réduite aux cours de marxisme-léninisme. Mais le fait est que les Russes ont lancé les premiers Spoutniks, et tout le monde veut les imiter. En Europe comme en Afrique, on réclame à grands cris l’intensification de la formation de techniciens, aux dépens de la culture générale.
Le danger qui apparaît ici, c’est celui de stériliser les sources vives de l’invention technique qui tient à l’ensemble de notre culture et à ses rêves directeurs. Gardons-nous de scier la branche sur laquelle est assise notre puissance technique ; elle se nomme culture générale. Les plus grands inventeurs de tous les temps n’ont pas été des techniciens au sens étroit, mais des poètes, des philosophes et des rêveurs, quelquefois des théologiens, ou des peintres, ou des touche-à-tout. La brouette, la roulette et les lois [p. 9] du hasard, la machine à calculer, ancêtre des cerveaux électroniques, c’est Pascal qui les inventa ; et la turbine c’est Léonard Euler, mathématicien et mystique ; et le gramophone, c’est un poète français un peu loufoque, Charles Cros. Ces successeurs modernes d’un Archimède et d’un Léonard de Vinci, on les imagine mal sortant d’écoles techniques politiquement disciplinées, ou même d’écoles où ils n’auraient reçu qu’une instruction purement technique. L’ère nouvelle exigera, c’est entendu, des dizaines de milliers d’ingénieurs, mais si l’on subordonne tout notre enseignement à leur seule formation spécialisée, il en résultera 1° que nous aurons moins de grands inventeurs et 2° que c’est alors que nous courrons le risque d’être spirituellement soumis à nos machines, étant dressés d’avance à les servir, au lieu d’être éduqués pour vivre mieux en disposant de leurs services.
De ces trop rapides analyses — je tirerai maintenant quelques conclusions :
1. Gardons-nous d’opposer théoriquement la culture et la technique comme s’il s’agissait de deux entités indépendantes et au surplus rivales.
Nous avons vu que leurs sources créatrices sont communes, qu’elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes de la psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique. Et nous pouvons aisément vérifier que leurs effets, au stade présent de leur évolution, loin de se contrecarrer et de se nuire sont au contraire en relation de promotion réciproque. La technique ne permet pas seulement une augmentation quantitative du temps libre, mais une meilleure utilisation qualitative des loisirs : par la radio, la télévision et les disques, toute la musique occidentale est mise à la portée instantanée de tous les amateurs de musique, et le nombre de ces amateurs est en même temps multiplié. Il en va de même pour les pièces de théâtre, grâce à la radio, pour les œuvres d’art grâce aux procédés de reproduction en couleur, et pour toute la littérature, et même pour la philosophie. Le succès stupéfiant des pocket books, aux États-Unis d’abord puis en Europe a été rendu possible par les perfectionnements techniques de l’édition et par la généralisation de la curiosité intellectuelle, résultant de loisirs accrus. Bergson, qui réclamait si anxieusement un « supplément d’âme » pour notre société technique se voit doté, grâce aux paperbacks, d’un supplément posthume de 200 000 lecteurs aux États-Unis !
Deuxième conclusion : Gardons-nous d’opposer technique et culture générale dans nos programmes d’éducation scolaire et universitaire.
Car cela reviendrait à opposer l’arbre et le fruit, au détriment final de l’un et de l’autre. On nous répète que notre société a besoin d’innombrables techniciens, et qu’il s’agit de les former d’urgence aux dépens des humanités et de la culture générale. L’URSS a décidé de sacrifier la culture générale, et elle a produit les Spoutniks. Je crains pour elle que ses premiers succès ne l’aveuglent et que sa politique éducative ne soit à courte vue ; elle repose en effet sur l’idée que la formation technique exclusive favorise au maximum le progrès technique. Mais toute l’expérience européenne dément cette conception simpliste. Je demandais un jour à l’un des trois physiciens qui ont réalisé la fission de l’atome comment il travaillait à cette époque. Il me décrivit en détail ses méthodes, et il conclut : « Vous voyez, notre activité réelle, c’est un mélange de poésie et de cuisine. Les procédés techniques et l’élaboration mathématique viennent plus tard. »… Et de même, Robert Oppenheimer ne cesse d’insister sur la nécessité absolue d’une vaste culture générale et synthétique, englobant la littérature et la métaphysique religieuse, si l’on veut que la recherche scientifique et technique n’aboutisse pas à des impasses, à la stagnation, ou à des monstruosités. S’il nous faut davantage de techniciens et de chercheurs scientifiques, il nous faut donc davantage de culture générale, et non pas moins, et seulement un peu plus de formation technique pendant le temps de la scolarité : car le métier ne s’apprend qu’en dehors des études. Cherchons d’abord à concevoir les grands buts spirituels de l’homme, la technique sera donnée par-dessus.
Troisième conclusion : Ne perdons jamais de vue le contexte culturel de la technique.
Car c’est ce contexte culturel qui agit dans les pays sous-développés, à l’insu des bénéficiaires de nos techniques, mais alors d’une manière anarchique, souvent néfaste. Les machines inventées par l’Occident et transportées dans les pays sous-développés sont les équivalents modernes du cheval de Troie. Et si nous persistons à l’ignorer, nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs et destructeurs de leurs traditions ancestrales et de leurs équilibres traditionnels, sans leur expliquer les dangers et les bienfaits de notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode d’emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.
Il est donc temps, pour nous Occidentaux, d’adjoindre à l’assistance technique dont tout le monde parle et que tout le monde exige de nous, une assistance éducatrice et culturelle, sans laquelle tous nos dons, même désintéressés, ne créeront outre-mer que le chaos, et n’engendreront que la haine.
Quatrième et dernière conclusion : L’économie occidentale qui sait bien qu’elle dépend de la technique, doit comprendre aussi que la technique dépend de la culture créatrice.
Il est vital pour l’avenir de l’économie en Occident, de soutenir la culture sous toutes ses formes : cette culture qui n’est pas seulement la source de nos inventions mais la seule garantie d’un progrès véritable. L’avenir de l’Occident ne dépend pas de nos dividendes immédiats, mais de notre faculté d’imaginer un développement plus harmonieux de nos rêves et de notre action. L’avenir de l’Occident ne peut se lire seulement dans les indices de production, mais dans ce que je voudrais appeler l’indice de l’équilibre humain. Il appartient à la culture de concevoir cet équilibre, d’en formuler les conditions morales ; à la technique de le servir, d’en fournir les moyens matériels. L’avenir de l’Occident est donc entre les mains de ceux qui assumeront à la fois les conditions morales et matérielles d’un équilibre humain assez riche et assez souple pour servir de modèle à tous les hommes. Il appartient donc conjointement à la culture et à l’économie, qui trouvent là leur commune responsabilité.