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Les Rougemont de Saint-Aubin [préface] (1984)a

Devant l’immense travail de Jacqueline et Pierre-Arnold Borel, ce que je ressens d’abord est un vertige de chiffres. Nous avons chacun 2 parents, 4 grands-parents, 8 arrière-grands-parents… À la sixième génération, cela fait 64 ancêtres ; à la dixième, 1024 ; à la vingtième, plus d’un million ; à la trente et unième, on dépasse le milliard. Cela nous mène de fils en père, en petit-fils, en arrière-petite-fille, etc., à Charlemagne, premier empereur d’Occident. Mais Pierre-Arnold ne s’en tient pas là : il nous signale avec sobriété qu’à la trente-troisième génération, il y aurait 8,5 milliards d’ancêtres ; parmi lesquels « Lucius, patricien romain, gouverneur de Bugey, dont Henri de Rougemont descend ».

Quelques lueurs furtives percent cette nuit des temps et son croissant anonymat : trois empereurs du Saint-Empire romain de nation germanique dont le grand fondateur, Othon Ier, deux rois de France, une reine d’Angleterre, Nominoë roi de Bretagne, des chefs vikings aux noms imprononçables, deux sorcières décapitées à Neuchâtel, une Élisabeth de Hongrie qui par malheur n’est pas la sainte, mais seulement l’épouse d’un grand-duc de Pologne. Voilà qui est pittoresque à souhait, pourtant l’essentiel manque : les liens vivants, la tradition orale, familiale, qui seule ferait que nous puissions nous sentir descendants de tous ces grands noms. Combien je voudrais que me soient parvenues, du fond des siècles, des « histoires de famille » sur celui qui, pour moi, est le plus prestigieux des ancêtres attestés : Guillaume de Poitiers, neuvième duc d’Aquitaine, premier des troubadours connus ! Reste l’héritage des gènes ? Hélas, comme le disait un de mes oncles : « Plus l’ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a de chances de tenir de lui ! »

Mais si les noms sont vérifiés, les chiffres que je viens de citer sont, de toute évidence, « impossibles », bien qu’exactement calculés : à l’époque de notre ancêtre Charlemagne, la Terre entière ne devait compter qu’une ou deux-centaines de millions d’habitants, et l’Europe, moins de quinze millions. Or, il est sûr que nos ancêtres furent tous des Européens, non des nègres ni des [p. VI] ni des Hindous, encore moins des Peaux-Rouges d’une Amérique pas encore découverte par l’Europe. Comment quinze millions d’Européens eussent-ils pu nous fournir plus de 2 milliards d’ancêtres ? La seule explication de cette impossibilité arithmétique est donnée par les intermariages, si fréquents dans notre pays. Si l’on s’en tient à nos ancêtres du xviiie au xve siècle, on y trouve tant de Chambrier, de Montmollin, d’Osterwald et de Pury (plus haut, de Bonstetten) que le nombre théorique des aïeux différents fond comme neige au soleil, par le simple jeu des mariages entre cousins plus ou moins rapprochés, ayant, par conséquent, les mêmes ancêtres.

Première conclusion : tous les Neuchâtelois sont cousins, d’autant plus qu’on remonte dans le temps.


Le tableau des origines géographiques de nos aïeux, tel que le dresse notre généalogiste — et je ne saurais trop l’en féliciter — nous propose une seconde conclusion, plus imprévue : c’est qu’à chaque génération d’ancêtres, dans bien des familles de ce pays, on trouve autant d’étrangers que de Neuchâtelois et de Suisses additionnés. Prenons l’exemple de la génération qui compte 32 ancêtres d’Henri de Rougemont : elle se compose de 14 Neuchâtelois, de 2 Genevois et de 16 étrangers. Or, ces étrangers ne sauraient être classés par nations — ce serait, ici, anachronique dans 14 cas sur 16, avant 1871 — mais par leur origine provinciale ou régionale. Jacqueline et Pierre-Arnold les décrivent justement comme Normands, Flamands, Namuriens, Bavarois ou Saxons.

Les mêmes proportions de Neuchâtelois, de Suisses et d’« étrangers » se retrouvent dans les générations antérieures, encore que le nombre d’« inconnus » augmente, surtout parmi ceux-là qui viennent de loin, non seulement dans le temps mais dans l’espace.

Voilà qui me renforce dans ma doctrine de l’Europe des régions, et dans ma conviction que les habitants de l’Europe, avant d’être sujets d’un de nos États-nations du xxe siècle, sont d’abord d’une région, mais en même temps, dans nos petits pays surtout, sont de la grande famille européenne. (On eût fait rire un [p. VII] Flamand d’avant Napoléon en lui disant qu’il serait « Belge » et l’on eût scandalisé un Bavarois ou un Saxon en le qualifiant simplement d’« Allemand », avant Bismarck.)


Un autre trait me frappe dans ce tableau des origines : toutes les provinces natales des ancêtres d’Henri sont nordiques, de la Bretagne à la Pologne en passant par la Normandie, la Flandre, le Hainaut, les Allemagnes et la Scandinavie. C’est à peine si l’on trouve, en remontant très haut, deux ou trois Piémontais et un Toscan, égarés dans nos brumes.

Mais un mariage peut tout changer : par Mathilde de Pierre, femme d’Henri de Rougemont et fille de Marie-Henriette de Pourtalès-Guibert, nous voilà rattachés à de nombreuses lignées issues du Gard, de la Provence, du Bordelais, de Béziers, de Toulouse, de l’Aquitaine…

Résumé de notre ascendance : racines solides dans la petite patrie neuchâteloise, mais à travers le couple Henri-Mathilde, afflux de toute l’Europe dans leur descendance.


Mais j’y reviens : apprendre que je descends, à travers le numéro I 33.925, de deux empereurs du Saint-Empire, du roi Canut de Danemark, des Wittelsbach ducs de Bavière, des ducs de Saxe, d’un grand-duc de Pologne, des Luxembourg, des Habsbourg, des Souabe-Babenberg et des comtes de Zollern fondateurs de la maison de Hohenzollern ; et, par d’autres, des ducs de Normandie, des ducs de Lorraine, de Louis le Pieux, des Plantagenêts, des rois d’Écosse, et même de la fée Mélusine, des Lusignan et de Savoie, de Béranger II roi d’Italie et d’Andronic empereur de Byzance, tout cela paraît merveilleux à l’instant où je l’apprends. Mais aussitôt me vient l’idée des espaces infinis de silence, d’ignorance et de nuit qui me séparent d’eux au point de me les rendre absolument étrangers.

Les ancêtres qui comptent, pour moi, sont ceux-là seuls dont mes parents, oncles et tantes nous parlaient quand nous étions jeunes. Et ceux-là seuls éveillent en moi un sentiment de parenté, la reconnaissance de quelque chose d’à la fois intime et ancien. « Le Procureur » au premier rang, ses humeurs « gringes » et son humour, [p. VIII] alliés à un sens politique qui a permis que nous devenions Suisses. L’arrière-grand-mère Philippine du Buat et, par sa lignée, les légendes de la forêt normande, Perceval et Lancelot du Lac. Un peu de mes grands-parents (jamais connus). Tante Beth et le fameux « œil de tante Beth » qui faisait fuir les intrus dans les propriétés de Saint-Aubin. Et le mystère de l’ascendance franc-comtoise, dont mon père m’a souvent parlé, au point que j’ai baptisé la maison que nous habitons aujourd’hui « La Chevance », parce que la devise des vicomtes héréditaires de Besançon, les Rougemont de Franche-Comté, était « Chevance de Rougemont » qui signifie, selon Littré, à la fois « chance » et « bien que l’on possède », c’est-à-dire « dont on est venu à chef ». (Je propose une nouvelle recherche à Pierre-Arnold, dans la direction de Besançon. J’ai quelques pièces tout à fait inédites à lui montrer.)

D’autres récits de mes parents et de mes tantes (voir ici même ceux de Marthe Monvert, sœur de mon père) évoquent le Saint-Aubin du dernier siècle, celui de mon arrière-grand-père Denis, de sa première femme normande, de sa seconde femme anglaise, et des voisins et cousins Wesdehlen, dont les alliances le reliaient à la Bretagne, à la Prusse-Orientale, à Vienne et à Turin.

… Toute l’Europe était là, et c’était la famille…


Denis de Rougemont
« La Chevance »
01630 Saint-Genis-Pouilly
Janvier 1983