L’Europe et les intellectuels (1984)a b
Denis de Rougemont, de tous les intellectuels que j’ai interrogés jusqu’ici sur l’idée qu’ils se font de l’Europe, vous êtes celui qui s’affirme le plus comme « Européen », et cela depuis vos premiers écrits. Comment et pourquoi êtes-vous devenu et restez-vous un « Européen militant » ?
Il me semble que tout m’y a conduit, à commencer par ma naissance. Dès mon enfance, j’ai entendu parler chez mes parents des tantes de Dresde, auxquelles nous fournissions des cigarettes après la guerre, d’une tante de Bavière, familière de notre maison, et de son frère le général, des oncles et cousins plus éloignés de Bretagne, de [p. 239] Prusse, d’Autriche, d’Italie. Et aussi des deux branches françaises et de la branche anglaise de ma famille, de Jean, le professeur de chirurgie de Lyon, d’Édouard, le graphologue de Paris, et aussi d’Arthur, l’un des directeurs du Lloyd de Londres, de Frank le cosmopolite qui habitait Le Caire, de Philippe le peintre de la Cour de Suède… L’Europe, elle allait de soi comme la famille, et ce n’était pas un cas exceptionnel dans les familles de notre ancienne Principauté de Neuchâtel, devenue canton suisse en 1848 seulement. Entre la terre des pères et le continent des rêves, il n’y avait aucune opposition : je l’ai écrit dans un petit ouvrage intitulé Suite neuchâteloise, publiée en 1948, pour le centenaire de l’entrée de Neuchâtel dans la Confédération, et dont je voudrais vous lire ces quelques lignes :
Ce qu’on touche — et ce qu’on imagine, le pays qui nous tient par les pieds, par le cœur, et le rassemblement des nations invisibles, on nous dit que tout les oppose, qu’il faut choisir l’un contre l’autre, et qu’entre ces amours il n’est que de la haine. Comment un Suisse le croirait-il ? Si je me sens presque partout chez moi dans l’Europe franco-germanique, c’est que d’abord je l’ai trouvée dans ma famille, où tant de traditions se croisent et se marient. Pour moi, comme pour tant d’autres Suisses, passer de la petite patrie à la plus vaste, ce n’est pas infidélité à ma race, à mon clos natal. C’est aimer plus loin, dans le même sens.
Mais la famille, c’est générique et général. Après elle, et souvent contre elle, il y a eu la littérature, beaucoup plus précisément déterminante dans mon cas. Dès l’âge de 15 ans, je pense, j’ai découvert Rimbaud, qui était pour ma génération notre ange révolté, mais aussi Pascal, l’autre sommet de la prose française. Puis les poètes allemands. Rilke d’abord, et surtout Hölderlin, le plus grand depuis Dante, et dans les mêmes années, Valéry, Unamuno, notre Ramuz, [p. 240] Kierkegaard, Kafka, T. S. Eliot… Pendant ces années d’adolescence, je ne croyais qu’à la poésie, puis j’ai découvert la théologie avec Karl Barth, dans la lignée « existentielle » (comme on disait alors) de Kierkegaard et tout près de nous, de Heidegger. Tout cela, comme vous voyez, très européen, mais dans un sens du terme assez différent de celui que lui donnait Valéry, quand il affirmait qu’est européen tout ce qui a été marqué par Athènes, Rome et Jérusalem. On cite toujours ces trois premières sources de la culture commune des Européens — dont je retiens surtout la grecque et l’évangélique — mais il faut leur ajouter deux autres sources : la germanique et la celtique, voire plus tard l’arabe, qui ont été et restent capitales pour la littérature européenne.
C’est en somme surtout à ces trois dernières sources que je dois d’en être venu à découvrir, dans les années 1930, que l’Europe était la vraie patrie de l’amour, en tout cas de cette forme de l’amour qu’est la passion, inconnue ou condamnée dans toutes les autres grandes cultures de l’humanité, à la seule exception de quelques œuvres japonaises, comme le Roman de Genji, qui a joué au Moyen Âge un rôle un peu analogue à celui du Roman de Tristan pour l’Europe. Cette découverte éblouie m’a fait écrire en trois mois L’Amour et l’Occident, un titre qui peut servir d’épigraphe non seulement à mon œuvre littéraire, mais sans doute aussi à mon action pour l’Occident, pour l’Europe d’abord.
Ce livre, très vite traduit et publié en Angleterre, grâce à T. S. Eliot, et aux États-Unis, m’a beaucoup aidé à gagner l’intérêt des éditeurs et l’amitié des critiques américains, pendant les années que j’ai passées là-bas, de 1941 à 1947.
Vous avez dit et écrit à plusieurs reprises que c’est en Amérique que vous avez découvert l’Europe. Comment cela s’est-il passé ?
[p. 241] De deux manières. D’une part, j’ai retrouvé à New York beaucoup d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes, que je fréquentais ou aurais pu fréquenter à Paris dans les années 1930, et avec lesquels je me suis lié, tels Saint-Exupéry, André Breton et Saint-John Perse, mais aussi des philosophes tels que Georges Gurvitch et Jacques Maritain, des peintres comme Marcel Duchamp et Max Ernst, l’éditeur Kurt Wolff, le grand poète Wystan Auden, les compositeurs Bohuslav Martinů, Arthur Lourié, Edgar Varèse et tant d’autres… Le simple fait de les voir vivre dans un milieu, pour eux foncièrement étranger à tant d’égards, me donnait comme une sensation de la différence, de l’identité européenne, et une nostalgie lancinante, révélatrice de ce que nous avions perdu et que nous ne pourrions retrouver un jour que si l’Autre était battu… Une idée nous orientait tous : si jamais nous pouvions retourner en Europe, le premier devoir serait de fédérer nos peuples. Et ce retour s’est fait pour moi au printemps de 1946, sous les meilleurs auspices possibles : une invitation à venir parler de « l’Esprit européen » lors des premières Rencontres internationales de Genève.
Chronologiquement, le point de départ choisi pour cette enquête était l’immédiat après-guerre. Mais votre prise de conscience et votre engagement européen ne remontent-ils pas, avant les États-Unis, aux années 1930, au mouvement personnaliste qui s’exprimait dans les revues Esprit et L’Ordre nouveau ?
Oui, bien sûr. Pour nous, dans ces merveilleuses années 1930, tout était découverte, affirmation, refus tranchés, révolution posée contre le désordre établi comme un ordre nouveau. C’était l’aventure permanente. Nous avions en commun l’essentiel de nos refus et de nos propositions. Je vais essayer de vous les résumer en quelques mots. Nous partions d’une [p. 242] idée de l’homme que nous appelions la personne, opposée à l’individu sans attaches, comme au milicien collectiviste sans liberté. Nous définissions la personne comme à la fois libre et responsable, les deux termes étant indissociables. La liberté était vide si elle ne comportait pas de responsabilités civiques concrètes, et la responsabilité était nulle si les actes n’étaient pas librement accomplis. Par l’exercice même de sa liberté-responsabilité, la personne se trouvait engagée. Tout écrivain qui prétend parler de son époque est engagé, qu’il le sache ou non. Tel était le sujet des premiers chapitres de mon premier livre publié à Paris en 1934, et qui s’intitulait Politique de la personne. En 1935, Mounier lançait dans Esprit une rubrique de la « Pensée engagée », où il rendit compte de mon livre, et dont j’assumais la responsabilité. Tout le reste s’ensuit : la personne ne se prouvant libre qu’à la mesure de ses prises de responsabilités dans la communauté, cela ne peut se faire pratiquement que dans de petites communautés d’abord, les communes. À mesure que les dimensions des tâches sociales s’accroissent, les communautés s’élargissent : régions, fédérations de régions, fédérations continentales… Et nous arrivions à l’Europe, « terre des hommes » et « patrie de la personne ». Il y avait là tous les mots-clés de ce qui allait donner sa doctrine au fédéralisme européen dans les divers mouvements de Résistance, puis au lendemain de la guerre, dans les premiers congrès de fédéralistes européens.
Certains de mes interlocuteurs, comme Edgar Morin et Jean-Marie Domenach, ont insisté sur le caractère récent de leur sympathie européenne, et sur la méfiance qu’ils ont ressentie après la guerre à l’égard d’une Europe qui leur semblait être un simple pion des Américains dans le jeu de la guerre froide. Ce n’est pas et ce n’a jamais été votre position. Pourquoi ?
Je n’ai jamais, pas un instant, senti les choses [p. 243] de cette manière. Pour moi, rentrant en Europe après des années de ce que je considérais comme un exil, je n’avais qu’une idée, qui était de fédérer les Européens pour leur propre salut et pour celui de la paix. Tout se passait entre Européens, issus de la Résistance française, belge, hollandaise, mais aussi allemande et italienne, et décidés à s’occuper entre eux de leurs affaires.
Quand je suis rentré une première fois, en 1946, après six ans d’absence, ç’a été pour prendre la parole aux Rencontres internationales de Genève sur « l’Esprit européen ». En plein accord, je crois, avec les autres conférenciers, tels que Karl Jaspers, Julien Benda, Georges Bernanos, Stephen Spender et même le grand philosophe marxiste de l’époque, le Hongrois Georg Lukács, j’ai soutenu la thèse que le sort de la paix dépendait désormais d’une union — que je souhaitais fédérale, c’est-à-dire respectueuse des autonomies — entre les peuples de l’Europe, dont j’opposais les idéaux réels à ceux des Soviétiques d’un côté, des capitalistes américains de l’autre.
Un an plus tard, à peine rentré pour de bon des USA, j’ai accepté d’introduire par un discours le premier congrès des fédéralistes européens, qui allait se tenir à Montreux au début de septembre 1947. J’ai retrouvé là de vieux amis de l’Ordre nouveau, comme Alexandre Marc et Robert Aron, et connu un de nos disciples après coup, Henri Brugmans, qui présidait l’affaire. J’ai parlé de « l’Attitude fédéraliste », et le succès a été tel que je me suis vu en quelque sorte catapulté dans un rôle de porte-parole de l’entreprise du fédéralisme européen. Pas question une seconde que je me dérobe, étant l’auteur du concept d’engagement de l’écrivain et de la définition de l’homme à la fois libre et responsable ou « libre et engagé » selon les formules que j’avais lancées dans les années 1930, et dont on me disait maintenant que c’étaient les mots d’ordre de l’existentialisme. Une phrase me revenait [p. 244] de tous côtés, et c’était « l’engagement, comme dit Sartre… » Je lui ai laissé le mot, et j’ai gardé la chose. J’ai dit à mes amis fédéralistes que j’étais prêt à consacrer à leur campagne deux ans de ma vie, aux dépens de mon œuvre d’écrivain. Et m’y voici encore engagé, après trente-cinq ans d’activités au service de l’Europe fédérée.
Il y a eu d’abord le Congrès de l’Europe, à La Haye, en mai 1948, présidé par Winston Churchill, et dont j’ai assumé la partie culturelle présidée à La Haye par Salvador de Madariaga, Paul van Zeeland et Lord Layton se chargeant de l’économique, Paul Ramadier, R. Mackay et René Courtin de la politique. Dans une série de réunions que j’avais convoquées à Paris, à Genève, à Royaumont, à la Chambre des communes, la commission culturelle du congrès a mis au point non seulement le Rapport culturel, mais bien plus que cela : « Le Message aux Européens », qui devait clôturer le congrès, et dont j’avais exigé et obtenu qu’il fût rédigé par moi au nom de ma commission. J’étais embarqué.
Avez-vous été soutenu, durant ces années de création du Mouvement européen, par des intellectuels responsables ?
Au congrès de La Haye, qui rassembla au début de mai 1948 quelque 800 délégués et 200 journalistes, la commission culturelle était présidée par Salvador de Madariaga, Ignazio Silone ayant décliné cet honneur — mais il devait être par la suite l’un des intellectuels les plus « engagés » pour notre cause. Il y avait dans la commission ou parmi ceux qui avaient contribué à ses travaux préparatoires des hommes tels que Bertrand Russell, Étienne Gilson, Charles Morgan, Carlo Schmidt, pour ne nommer que quelques seigneurs, mais aussi un archevêque représentant le Vatican, un évêque anglican représentant Canterbury, [p. 245] des chefs syndicalistes, beaucoup d’enseignants, et même quelques anciens ministres…
Quels résultats avez-vous enregistrés ?
Après la lecture de mon « Message aux Européens », le congrès s’est terminé dans l’enthousiasme et l’espoir.
Le principal, pour ce qui me concerne, a été la décision de créer un « Centre européen de la culture », chargé d’initier, d’animer et de réaliser des entreprises culturelles susceptibles de contribuer à la formation d’une opinion européenne. Avec l’appui du Mouvement européen, né du congrès de La Haye, j’ai ouvert à Genève un « Bureau d’études pour un Centre européen de la culture », en collaboration avec Raymond Silva, l’un des fondateurs de l’Union européenne des fédéralistes, qui m’avait déjà secondé à La Haye. Ensemble, nous avons préparé une Conférence européenne de la culture qui devait définir les objectifs et les méthodes de l’action pour l’Europe dans le domaine culturel, au sens le plus large du terme, qui englobait non seulement les lettres et les arts, mais les sciences pures, les sciences humaines, la pédagogie, les médias…
La conférence se tint à Lausanne, dans le palais du Tribunal fédéral, et réunit plus de 200 participants, choisis par les conseils nationaux du Mouvement européen.
Le même team qu’à La Haye, c’est-à-dire Madariaga président, Rougemont rapporteur général, et Silva secrétaire général, avait préparé et conduisit la conférence. On entendit dès l’ouverture le président de la Confédération suisse, puis Paul-Henri Spaak, et au cours des quatre journées et soirées de travaux, les interventions de Carlo Schmid, d’Alberto Moravia, d’Ernest Ansermet, du Vice-Chancellor d’Oxford, de Raoul Dautry, haut-commissaire à l’énergie atomique, qui donna lecture d’un message de Louis de [p. 246] Broglie, prix Nobel de physique, tandis que circulaient des textes écrits pour l’occasion par Gabriel Marcel, Wystan Auden, et même Jean-Paul Sartre.
Sur les 23 résolutions qui furent adoptées à la séance de clôture, 21 ont été suivies de réalisations, chiffre, je crois, jamais atteint par aucun congrès… disons librement constitué.
Le Centre va être inauguré au début d’octobre 1950, à Genève, sous les auspices du Mouvement européen, et salué par un message très chaleureux de Churchill.
Vous voilà devenu organisateur, sinon administrateur, d’un projet bien ambitieux, et qu’on n’imagine pas confié à un écrivain. Qu’avez-vous pu réaliser, ou essayé de réaliser pendant les trente-trois ans que vous avez passés à la tête du Centre, soit comme son directeur, soit depuis 1978, comme son président ?
Je répondrai par une énumération peut-être un peu sèche faute de temps. Je mentionnerai d’abord deux idées que j’ai lancées et qui se sont réalisées grâce au Centre mais hors de lui. La première, en collaboration étroite avec Raoul Dautry, puis Pierre Auger, a été le Centre européen de recherches nucléaires, ou CERN, foyer de recherches sur la constitution du noyau de l’atome et les possibles applications de leurs résultats à la vie civile. Le CERN a été un succès exemplaire, retentissant, mais qui s’est réalisé en dehors de notre tout petit Centre d’idées, grâce à l’appui de l’Unesco puis de treize gouvernements.
La seconde idée a été celle d’une fondation, l’actuelle Fondation européenne de la culture, d’Amsterdam, longtemps présidée par le prince Bernhard des Pays-Bas, et que j’ai instituée et dirigée au siège de notre Centre d’abord, pendant deux ans, grâce à l’appui constant et efficace de personnalités politiques, financières, économiques, telles que Robert Schuman, ancien président du Conseil, Marcel van Zeeland, [p. 247] président de la Banque des règlements internationaux, Georges Villiers, président du Patronat français, Paul Rykens, président de Unilever.
Mais nous avons créé et gardé au CEC — présidence, secrétariat, lieu de rencontre — nombre d’associations comme celle des festivals de musique européens (AEFM) qui groupe aujourd’hui les 42 principaux festivals du continent, de l’Est comme de l’Ouest — il vaut la peine de souligner ce cas que je crois unique ; l’Association des instituts d’études européennes, de niveau universitaire ; la Communauté européenne des guildes et clubs du livre ; la Campagne d’éducation civique européenne, qui organise des stages pour enseignants du degré secondaire sur la manière de faire voir et valoir la réalité européenne dans les leçons d’histoire et de géographie, mais aussi d’économie, d’arts et de langues ; un Dialogue des cultures, entre l’Europe et le monde arabe, l’Afrique noire, l’Inde, la Chine, le Japon, l’Amérique latine… Des publications, bulletins périodiques, revue Cadmos, collection de volumes à La Baconnière ; et enfin des colloques, séminaires et congrès, qui ont rassemblé à la Villa Moynier, siège genevois du CEC, des centaines d’intellectuels venus de toutes les parties du monde, surtout de l’Europe de l’Ouest, mais parfois aussi des pays de l’Est, souvent plus « européens » que nous-mêmes.
Mais vous, Denis de Rougemont, comme écrivain, pendant ce temps, avez-vous encore trouvé le moyen d’écrire pour vous ? C’est le problème de la compatibilité entre l’œuvre et l’engagement qui se pose dans votre cas.
Je répondrai d’une manière toute factuelle. Durant les années de mon « engagement » européen — préparation, direction effective, présidence du Centre, puis de l’Institut universitaire d’études européennes qui en est né, et où j’enseigne encore à titre de [p. 248] professeur honoraire, j’ai été amené à publier une dizaine d’ouvrages sur l’Europe et ses problèmes spécifiques, tels que L’Europe en jeu, Vingt-huit siècles d’Europe, Lettre ouverte aux Européens ou Rapport au peuple européen sur l’état de l’union européenne. Et des centaines d’articles, d’essais, de brochures, de préfaces, de conférences et de présidences de comités et de congrès. Mais dans le même temps, j’ai écrit et publié une quinzaine d’ouvrages littéraires et philosophiques, et plusieurs tomes de mon Journal d’une époque, que j’espère pouvoir achever avec Journal d’un Européen l’année prochaine. Vous voyez ici, dans le vif, l’interaction féconde de l’œuvre littéraire et philosophique et des énergies mobilisées par l’action européenne sous toutes ses formes. L’une nourrit l’autre.
Les intellectuels d’aujourd’hui paraissent beaucoup moins passionnés par le sort de l’Europe que ceux de votre génération et de celle des grands aînés que vous avez cités. Est-ce à vos yeux décourageant ?
Il est certain que les écrivains, les philosophes et les sociologues — sinon les scientifiques — se sont généralement détachés de l’Europe et de sa cause, c’est-à-dire, à mon sens, détachés des réalités culturelles fondamentales de notre temps. Cette évolution de l’intelligentsia européenne se résume d’une manière exemplaire dans les prises de position successives de J.-P. Sartre. Dans le texte qu’il m’avait envoyé pour la conférence de Lausanne, Sartre expliquait que la culture française ne serait sauvée qu’avec la culture européenne et par elle, mais que la culture européenne ne serait sauvée, à son tour, que par l’union politique et économique de l’Europe. Bien, très bien même. Quelques années plus tard, dans une préface au livre de Franz Fanon intitulé Les Damnés de la Terre, Sartre loue sans réserve la proposition de « tirer à vue » sur tout Européen qui se présenterait encore dans le tiers-monde, car « l’Européen n’a pu se faire homme qu’en [p. 249] fabriquant des esclaves et des monstres ». Il va jusqu’à dire que les Européens n’ont édifié leurs cathédrales (sic) que grâce à l’exploitation colonialiste du tiers-monde1 !
Ce cas est au moins pittoresque. Mais le reste l’est beaucoup moins. La scène intellectuelle est occupée en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Italie et aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970, par des gens qui se donnent couramment pour antieuropéens — c’est bien vu, chez les éditeurs comme dans les revues — étant accaparés par une analyse sociosémiologique des structures du discours au niveau du nombril.
Aujourd’hui, vous devez vous sentir moins entouré, moins soutenu que ce n’était le cas dans l’immédiat après-guerre ?
Comme écrivain européen, je me sens en effet un peu seul ! Mais d’autres vont venir, et ce ne sera pas long. Si toutefois, on leur laisse le temps de se manifester. Qui ça : On ? Le complexe militaro-industriel qui gouverne le monde d’aujourd’hui et tolère très bien les accords clandestins d’échanges technologiques entre Est et Ouest, tout en « amusant (ou affolant) le tapis » avec un psychodrame droite-gauche, totalitaires-démocrates, destiné à la consommation des mass médias et à rien d’autre. Ce qu’on prépare avec méthode, c’est la guerre nucléaire — la fin de l’humanité peut-être mais la solution du chômage en tout cas.
Vous m’interrogiez sur l’intellectuel et l’Europe. Je vous ai donné un exemple concret, le mien.
Les mouvements européens avec lesquels j’ai travaillé dans les années 1950 et 1960 font du surplace, c’est évident. Mais depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération, dont je me sens solidaire, a relancé le combat pour l’avenir. Elle fait sienne, dans sa majorité, [p. 250] le mot d’ordre que je lui ai proposé : Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir.
L’Europe ne pourra faire son union, qui est un acte volontaire, que sur la base de l’unité de sa culture commune, qui est une réalité donnée depuis des millénaires. Fonder l’union de l’Europe sur l’unité culturelle des Européens — Athènes, Rome, Jérusalem, bien sûr, mais aussi les Germains et les Celtes, qui ont recouvert le continent (sauf Rome et Delphes, mises à sac par jalousie ou dépit amoureux).
Il y a du travail et du jeu pour beaucoup, dans cette aventure. Mais quelles sont ses chances de succès, allez-vous me dire ?
À cette question, je réponds depuis que j’agis, et au nom de l’Europe fédérale fondée sur sa culture commune : nous ne sommes pas là pour deviner l’avenir mais pour le faire.