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Quelques-uns de mes écrivains : anecdotes (1985)a

Henri Michaux et les idoles

Rue du Four, sortant de mon bureau, je longe les voitures alignées au bord du trottoir et devant l’une, très longue et vraiment belle, se tient Michaux, tout à fait immobile. Je m’arrête auprès, je me tais. Après quelques moments, Michaux dit lentement : « Ici, ce n’est qu’une belle voiture. En Orient, on se tiendrait longtemps devant un tel objet… Pour l’adorer. »


Tout en haut de l’escalier intérieur qui relie les étages de la maison Gallimard, je rejoins sur le dernier palier — celui qui mène au bureau de la NRF — Henri Michaux. Il m’arrête d’un geste : « Est-ce que vous sentez toujours des battements de cœur, ici, avant d’entrer chez Paulhan ? » — « Oh, dis-je, vous savez, j’y viens presque tous les jours, j’ai un bureau en bas, non, vraiment… » — « Eh bien, fait-il, le jour où je ne sentirai plus mon cœur battre avant de passer ce seuil, je me ferai honte. »

Malices de Jean Paulhan

Il est vrai que « le bureau de Paulhan » était un lieu sacré de ma mythologie, « lieu propice aux surprises, piège à l’insolite intellectuel, quelque peu comparable à ce qu’on nommera plus tard en physique atomique une chambre à bulles », ai-je écrit ailleurs1. J’avais rencontré là plusieurs des demi-dieux de mon adolescence littéraire, de Gide à Fargue et à Malraux. Intimidé cela va sans dire, et c’est banal, mais bientôt davantage surpris de les voir si curieux des avis de ce jeune homme qui venait de publier dans la revue ses premières « notes », sérieuses, impertinentes, et sans doute obscures à leurs yeux. J’avais fini [p. 188] par m’en accommoder, m’en amuser, en dépit des malices de Paulhan, ou grâce à elles.

Le bureau où se composait la Nouvelle Revue française (Gide, Claudel, Valéry, Proust, Saint-John Perse…) était assez petit, de plafond bas, occupé par trois chaises, une petite table où Germaine Paulhan tapait à la machine, et un gros meuble à tiroirs derrière lequel siégeait Paulhan. Il déployait sa stature haute et large à chaque entrée d’un visiteur, qu’il accueillait avec des gentillesses parfois un rien perfides.

Ainsi, un jour de 1932, comme j’entre : « Ah tiens ! Rougemont, bonjour ! Je suis content de vous voir. Mais est-ce vrai ce que l’on dit, que c’est vous qui avez écrit le dernier recueil d’essais de Daniel Halévy ? »

Je le connais assez pour me garder de répondre, et comme je vais pour lui serrer la main, je vois du coin de l’œil, sur son bureau, le Courrier de Paris, de Daniel Halévy, que viennent de publier les Éditions « Je sers », petite maison dont je suis responsable depuis un an.

Une autre fois : « Il vient de m’arriver quelque chose de bien décevant. J’ai essayé de relire Cicéron dans l’espoir de le trouver surréaliste… Eh bien non ! C’est vraiment très ennuyeux… »


Je le trouve un jour en conversation avec Artaud et Roger Vitrac, poète surréaliste qui avait l’air d’un grand garçon boucher, gentil d’ailleurs. Tandis que je les salue : « Ah ! Rougemont, me dit-il, justement nous parlions de Commerce2. On m’a dit que la revue allait être reprise par vos Éditions “Je sers”… » — « C’est vrai, dis-je sans hésiter, mais la revue s’appellera désormais Commerce et industrie. »

Nous passâmes à un autre sujet. J’en étais arrivé à penser que diriger la NRF était sans doute une tâche si complexe, et à tant d’égards périlleuse, que ces petites bouffées de non-sens étaient indispensables à l’hygiène mentale de notre ami. Cet humour bref était peut-être aussi une manière de couper court aux confidences, plaintes ou intrigues qui devaient l’assiéger en permanence.

Concision, précision, densité, vivacité dans l’éloge et le blâme on ne peut plus librement alternés, caractérisaient ses billets aux collaborateurs de la revue, dictés ou sculptés d’une plume large sur des demi-pages au monogramme de la NRF. Trois à dix lignes suffisaient sur [p. 189] deux ou trois sujets en discussion. Quelques exemples parmi ceux que j’ai gardésb :

le 12 octobre 1949

Cher ami
Merci. Je suis ravi de ces pages.
J’attends la circulaire.
Bien amicalement
Jean P.


(1939)

Cher ami, votre article du Figaro est vraiment admirable3. Nous le citerons (et je voudrais bien l’avoir écrit). amicalement J. P.

Les N. C.4 ne sont pas seulement assommants (depuis qq. temps). Ils ont je ne sais quoi d’empêché, de contraint. Pourquoi ?

Je voudrais bien avoir votre avis sur la note jointe.


21.VIII.1949

Mon cher ami

ah j’aurais tout à fait besoin du Saint-John Perse avant le 10 septembre. Est-ce trop vous demander ? Je vous en prie.

On vous la donne, votre Europe. Tout de même, j’imagine vaguement que vous êtes déçu. Et moi, je serais plus tranquille si vous étiez à Strasbourg, à la place de ces 87 parlementaires.

affectueusement à vous

Jean P.

« Jean P. » envoyait chaque jour une bonne vingtaine de ces billets. Diriger une revue avec génie, c’est cela : être partout présent, toujours à temps, maintenir tout son monde en alerte, susciter dix pages en deux lignes. Modèle unique, hélas, au grand jamais inégalable.

Cruel dilemme d’Artaud

Un soir que nous étions dans ce même bureau, Artaud, Henri Michaux et moi, Paulhan propose d’aller dîner ensemble dans un petit restaurant chinois, derrière la gare Montparnasse.

[p. 190] Nous remontons à pied la rue de Rennes, contournons la gare, et longeons un terrain de démolition mal éclairé, au bout duquel, à une centaine de mètres, je vois luire une très grosse lanterne ornée de caractères chinois. Je parlais avec Artaud, Paulhan et Michaux marchant côte à côte à une dizaine de mètres devant nous. Tout d’un coup, Artaud s’arrête, prend un objet dans sa poche et en fait jaillir une lame brillante. Le visage convulsé, la bouche tordue, il articule difficilement en grinçant des dents : « Lequel… des deux… est-ce que j’tue ? » (geste de lancer le poignard). Gagner un peu de temps, pas d’autre solution, le temps d’arriver au bistrot. Je dis : « La belle question ! Difficile de répondre… Attendez… Michaux est très mince… » Je lui prends le bras doucement. Il est haletant, sa bouche écume. « Comment allez-vous faire ? Lancer le truc par la lame ? »

Quelques secondes se passent. Je lâche son bras. Nos deux amis sont arrivés dans la lumière de l’entrée du bistrot. Artaud se calme. Nous voici bientôt tous les quatre installés à une table, discutant les menus, et contents.

Je n’ai revu Artaud qu’une seule fois, après mon retour d’Amérique, à l’automne de 1946. C’était au Café de Flore. Il était assis seul sur la banquette à droite du tourniquet d’entrée. Mes amis m’ayant quitté, j’ai été m’asseoir à son côté. Je le salue. Il me prend la main. Moment de silence. Puis il dit, devant lui, sur un ton crispé : « Excusez-moi… Je ne peux pas vous reconnaître… Je ne veux pas… Je souffre trop ! »

André Breton à New York

Notre première rencontre se produisit à New York, en 1941, et pour ajouter à l’incongruité de l’occasion, elle eut lieu dans les bureaux de l’Office of War Information, où il avait un job, et où j’en cherchais un. On nous présente. « Dire que nous avons vécu des années à Paris sans nous rencontrer ! » s’écrie-t-il, et il ajoute, théâtral : « Ce sont de ces conneries… (haussant le ton)… et que l’on expie ! »

Il dit ensuite que nous devrions trouver « un moyen presque mécanique de nous revoir chaque jour ». C’est ce que nous permettra mon engagement un mois plus tard comme « senior script-writer » des émissions quotidiennes de « la Voix de l’Amérique parle aux Français », dont les trois announcers — comme on dit ici, speaker étant un [p. 191] nom purement français dans cet usage — seront Breton, Lévi-Strauss et le peintre Ozenfant.


Deux ans d’amitié sans faille. Je ne sais combien de soirées merveilleuses avec ses amis peintres et poètes surréalistes « réfugiés » aux États-Unis, Max Ernst, Yves Tanguy, Matta, Aimé Césaire, Charles Duits, et surtout Marcel Duchamp, objet d’une sorte de vénération de la part d’André.

Mais un jour… Il vient vers moi l’air sombre et me dit d’entrée de jeu : « Votre dernier livre est un livre dangereux ! J’ai pu le voir, par les réactions d’Elisa ! » (sa nouvelle femme).

Il s’agit évidemment des Personnes du Drame, que Schiffrin vient de publier, et qui réunit des essais sur Goethe et Rimbaud, Kierkegaard, Luther, Claudel, Ramuz et les romantiques allemands.

Des propos quelque peu obscurs qu’il me tient ensuite, il apparaît que l’approche théologique des auteurs dont je parle est trop engagée — et peut-être engageante dans le cas d’Elisa pour avoir été tolérée par ses jeunes amis du groupe surréaliste reformé à New York. Cela lui pose un problème très sérieux. Nous en parlons, difficilement… Son désir de ne pas rompre est évident, mais il faut bien sauver la face… L’athéisme flamboyant a toujours été l’un des dogmes de la secte surréaliste. Tout d’un coup, il a trouvé la solution : « Nous allons demander à Marcel de trancher le différend. » Rendez-vous est fixé aussitôt pour un dîner à trois, dans un bistrot français de la 54e Rue, demain soir, 20 heures.

J’y suis à 20 h 03. Duchamp est là, sur la terrasse, « toujours un peu plus qu’exact », me dit-il, comme pour s’excuser. Aussitôt assis : « Il semble que Breton soit très gêné par votre dernier livre. Trop chrétien, sans doute, à ses yeux. Moi, vous savez… Je crois que vous croyez ?… Remarquez l’amphibologie du verbe… Mais qu’est-ce que cela peut bien lui faire ? Avec ça qu’il n’a pas fait une religion de son surréalisme ! »

Ce sera tout. Commande des menus. Propos légers. Vers 20 h 15 arrive Breton, avec un retard calculé.

Il voit que tout se passe le mieux du monde entre Duchamp, arbitre désigné, et moi. Il ne reviendra pas sur le litige. Je lui ferai même un brin de conduite après le dîner.

Deux jours plus tard, je reçois son très beau livre sur Le Surréalisme et la peinture, avec cette dédicace : « À Denis de Rougemont, mon ami très cher et très écouté. »

[p. 192] Dimanche matin. Sur Madison Avenue déserte, je me hâte vers la « Little Church around the corner », une église anglicane très high church, dont j’aime la liturgie. À vingt mètres devant moi, sur le large trottoir, un homme seul s’avance, veste en daim, flottante, visage levé… C’est Breton. Il s’arrête devant moi et me dit : « Je pensais à une religion qu’il s’agirait de fonder sur le culte d’une pierre bleue… » Puis il poursuit sa route, et moi la mienne. Curieux croisement.

Mots de Léon-Paul Fargue

Serais-je le seul dépositaire de la plus belle contrepèterie du siècle ? Je ne l’ai jamais entendu citer par d’autres.

Je vais pour sortir de chez Gallimard. La lourde porte noire s’ouvre devant moi, laissant paraître Léon-Paul Fargue.

Depuis une semaine, il se plaint chez Paulhan de n’être pas sur la liste des nouveaux commandeurs de la Légion d’honneur. « J’ai pas su pleurer dans les ministères. J’ai pas su dire : “C’est pas pour moi, c’est pour ma mère ! La pauvre, elle est morte il y a douze ans…” »

Ce matin même, j’ai lu dans un journal qu’il l’avait enfin, sa cravate ! Et le voilà.

Je lui dis : « Léon-Paul, je n’ose plus vous serrer la main ! J’ai peur d’être Don Juan au dernier acte… »

Il s’arrête. « June homme ! Moi, je vais vous en dire une ! Avant, j’avais la roseur de la Légion d’honnête. À présent, j’ai la candeur de la Comment-ça-vat !… »

Et il ajoute, après avoir enregistré ma réaction : « Hein ! Comme contrepèterie, a s’pose là ! Il y a quinze jours que j’y travaille… »

Au restaurant « Le Catalan », peu après la libération de Paris, Léon-Paul est frappé d’une syncope et tombe sous la table. On le relève après quelques minutes et il dit : « Ça ira pour cette fois. Mais la mort a fait un nœud à son mouchoir… »

La valise

Lettre de Charles-Albert Cingria, sans date comme d’habitude, mais qui ne peut être que du printemps de 1940 :

[p. 193] Cher ami

N’écrivez pas à Cully. Je n’y suis plus et pour cause, et si de la correspondance m’y parvient, elle sera probablement exterminée. C’est moi qui vous écrirai plutôt dans quelques jours, dès que j’aurai une adresse. Et vous me direz alors si vous consentez à donner quelques pages à cette jeune revue de mes amis de Grandson.

Croyez à ma vive amitié

Ch. A. Cingria

Je le revois, quelques jours plus tard, sur le quai de la gare de Berne, où nous avons pris rendez-vous. Il arrive, lentement, poussant son vélo à la main, louvoyant dans la foule des voyageurs, et nous allons dîner au Buffet.

« Voilà, me dit-il dès que nous sommes installés, l’explication de ma dernière lettre. Comme vous le savez, j’habitais à Cully, chez Budry. Il estimait que j’abusais de son téléphone. J’attendais un appel de Paris, dont dépendait ma vie ! (geste de la main droite furieusement agitée devant l’épaule, le pouce levé). J’attendais immobile dans ma chambre, depuis une heure. Le téléphone sonne enfin dans la pièce à côté. Je me précipite. Mais l’appareil est invisible. Je cherche. Je vois un fil sur le parquet, je le suis ! Il aboutit dans une valise ! Fermée à clé ! Le téléphone sonne toujours, là-dedans ! Je prends la valise, je la secoue, cela décroche l’appareil, moi je peux parler, je crie ! Mais je n’entends rien de ce que l’autre peut dire…

J’ai quitté la maison de Budry, et j’ai été m’installer de l’autre côté de la place, dans un petit hôtel. J’ai une chambre qui donne sur la place. Le matin, je m’installe sur le balcon. J’attends que Budry sorte de chez lui. Et quand je le vois sortir… je le nargue ! »