Vers l’Europe des régions ? (30 novembre 1968)a b
Rentrant d’Amérique après la guerre, j’avais compris qu’il était indispensable d’unir les Européens. Non seulement nous-mêmes mais les Américains aussi, avions besoin de cette union, c’est-à-dire du genre de valeurs, d’équilibre, de mesure que représentait notre vieux continent.
En août 1947, on est venu me demander de parler à un congrès de fédéralistes européens, à Montreux, où j’ai prononcé un discours inaugural : j’étais engagé. Puis j’ai accepté de m’occuper de la partie culturelle du Mouvement européen.
À partir du congrès de La Haye en 1948, je me suis beaucoup penché sur ce problème de l’union des Européens sur la base d’une unité déjà existante. Je fais une distinction entre unité et union. L’unité existe ou n’existe pas. L’union est ce que l’on peut bâtir. Non pas une uniformité mais un certain mode de contacts organisés. Cette base commune de culture et de civilisation est la condition sine qua non d’une union économique et politique.
J’ai donc créé le Centre européen de la culture que je dirige depuis près de vingt ans, afin d’aider tous les mouvements qui se dessinent en faveur d’une coopération au niveau culturel ; nous avons réuni pour la première fois les directeurs d’administration d’agences atomiques des six pays avec le concours de l’Unesco, pour créer un laboratoire européen de recherches nucléaires. Le Centre d’études et de recherches nucléairesc a été la réalisation de cette première initiative de notre centre.
Nous avons fondé une association des festivals de musique européens que je dirige, tout à fait par hasard. Nous avons coordonné les Instituts d’études européennes qui étaient en train de se constituer dans différentes universités.
Nous avons pris contact avec des historiens, des professeurs d’enseignement secondaire, des éditeurs. Nous avons d’autre part lancé une Campagne européenne d’éducation civique qui cherche à introduire l’angle de vision européen dans la leçon d’histoire, de géographie, de langues. Je souhaiterais que tombent en désuétude les grands États-nations comme la France, l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et même l’Allemagne fédérale, afin de faire repartir toute l’affaire européenne sur la base des régions, puisque vingt ans de tentatives de rapprochement n’ont abouti à rien sur le plan politique. Cette situation tient au fait que les États veulent garder leur souveraineté absolue, devenant ainsi eux-mêmes l’obstacle à toute espèce d’union. On ne peut bâtir une union de l’Europe sur les obstacles à toute union.
Notre espoir réside dans une politique des régions. Par exemple, l’Italie est déjà divisée en dix régions par sa Constitution ; l’Allemagne en onzed Länder et maintenant se dessine en France un grand mouvement qui vient d’être appuyé par de Gaulle pour diviser le pays en un certain nombre de régions. Je pense qu’on finira par se mettre d’accord assez vite pour la France sur une dizaine de régions, plus Paris. Notre idée de fédéralistes européens est que ces régions définies surtout par l’économie, se définissent aussi par la culture et quelquefois par l’ethnie comme dans le cas de la Bretagne ou de la Catalogne.
Le problème numéro un de l’Europe, c’est l’union. Si l’union de l’Europe ne se fait pas, nous serons colonisés par le dollar et peut-être par une certaine idéologie marxiste — quoique cela soit moins sûr. Mais le fait de ne plus être maîtres de notre destinée économique entraînerait une quantité de conséquences sur le plan culturel. Cela entraînerait une chute de potentiel européen considérable, dont finalement le monde entier subirait les conséquences. L’unification par le système des régions paraissait parfaitement utopique il y a un an ou deux, voire jusqu’au moment où de Gaulle a annoncé sa décision de dissoudre le Sénat pour le remplacer par une assemblée élue par les régions.
Il y a à ce sujet une importante littérature en France — qui est le pays le plus concerné par la centralisation, grand nombre de jeunes sociologues et économistes français s’étant penchés sur ce problème.
L’union mondiale ne sera concevable que s’il existe une solide fédération européenne. Ce sera le point d’accrochage d’une organisation mondiale. Sans doute d’ici dix ou quinze ans serons-nous parvenus à créer des régions sur une base économique, historique, ethnique — tout cela mêlé à doses variables —, qui seront de plus en plus les vrais centres de la production et de la vie intellectuelle et auront entre elles des liens de toutes natures.
Elles constitueront de proche en proche un tissu plus solide que leurs liens avec les États-nations ; ceux-ci peu à peu tomberont en désuétude. Si les problèmes mondiaux dépendent en grande partie de la solution des problèmes européens c’est que l’unité du genre humain est une invention des Européens.
C’est l’Europe chrétienne qui a imaginé l’ensemble du genre humain en découvrant les possibilités de fraternité universelle : « Désormais, disait saint Paul, il n’y a plus ni Juifs ni Grecs ». Cette responsabilité de l’Europe s’oppose aux racismes et aux guerres d’extermination de races. Les problèmes les plus importants sont, à la racine, d’ordre philosophique ou religieux. Il s’agit de transposer sur les plans économique et politique les conséquences des options philosophiques et religieuses que l’on croit justes.