Quatrième dialogue sur la carte postale
Ars prophetica
ou
D’un langage qui ne veut pas être clair
Un critique. J’ai lu vos trois dialogues sur la Carte Postale, je les aime bien… Enfin il n’est pas exact que je les aime bien. Ils m’irritent et m’agacent. Mais je ne les oublie pas.
L’auteur. La mémoire des offenses est la plus sûre. Il me semble parfois qu’il n’est pas de louange préférable à celle-ci : qu’on me fasse grief de mes écrits. J’y voudrais voir la preuve d’une certaine grièveté qu’ils présentent, comme cela se dit d’une blessure…
Le critique. Oui, oui… Mais ne tirez pas argument d’une exagération de ma critique. Ce qui me gênait, je crois, c’est qu’à mon sens vous n’êtes pas encore assez clair.
[p. 34]L’auteur. Et pourquoi, je vous prie, être clair ? Vous n’allez pas me dire que c’est la bonne manière de se faire comprendre ?
Le critique. On voudrait être sûr que vous vous comprenez assez.
L’auteur. Assez pour quoi ?
Le critique. Assez pour n’être point la dupe de vos phrases. Écrire, et surtout en français, ce n’est pas jouer du violon. Tout d’un coup vous le prenez à double corde, et l’on distingue mal les passages, vous changez de ton et l’on voudrait savoir que vous le savez… Il me semble que vous manquez de méchanceté pour vos idées. Elles vous séduisent de loin et quand vous nous les présentez, elles ont déjà votre complicité, je ne sais quel air de passion, un peu trop tôt, qui nous surprend…
L’auteur. N’est-ce pas toujours ainsi ? Je veux dire : tout écrivain n’est-il pas d’abord séduit, ou au contraire vexé par ses images ou ses idées, avant toute raison avouable ?
Le critique. Certes, mais il faudrait composer les entrées. Il faudrait nous persuader que vos goûts sont bien des raisons, et que ces raisons sont les nôtres. Ou bien vous faites de la poésie, et alors vous jouez sur des surprises, ou bien vous nous parlez d’idées, et dans ce cas, il faut que nous pensions à chaque instant : « J’allais le dire ! » Mais ne mêlez pas tout, sinon l’on soupçonnera quelque tricherie.
L’auteur. Voulez-vous que nous parlions de la clarté ? Je crois deviner que cela nous ramènera dans les environs du sujet de mes deux précédents dialogues.
Le critique. Du moins serez-vous en garde contre votre obscurité ?
[p. 35]L’auteur. C’est justement ce parti pris de clarté que je voudrais proposer maintenant à votre réflexion méfiante. Si vous le permettez, je m’offrirai le ridicule de défendre mon propre point de vue. Il se peut que cette maladresse m’en apprenne davantage qu’une feinte aimable. Au reste nous sommes entre nous et vous n’abuserez pas de mes aveux… D’autant qu’ils seront probablement exagérés.
Le critique. Que de précautions ! Vous êtes en train d’imiter ce héros de je ne sais quel album de Tœpffer, qui feint de feindre afin de mieux dissimuler. Qu’est-ce qu’être clair, à votre avis ?
L’auteur. Dès que l’on pose cette question, il me semble qu’on se voit condamné à des réponses ou plates ou mystérieuses. Ne serait-ce pas que la clarté n’est qu’une convention de langage ? J’entends : un mot de passe de la tribu, ou une espèce de style garanti par l’usage…
Le critique. Hé quoi ! vous savez que tout notre langage est un système conventionnel !
L’auteur. Notre langage courant sans aucun doute. Et plus rigoureusement encore notre langage intellectuel et scientifique, qui se distingue du langage courant par le souci de contrôler ses conventions. Mais ce n’est pas là le seul mode d’expression possible.
Le critique. Précisément je souhaitais de vous voir choisir entre un langage franchement poétique et ce langage clair et distinct qui convient au débat des idées.
L’auteur. … qui convient au débat des idées claires ! Mais il faudrait s’entendre tout d’abord sur la nécessité de cette clarté. Pour ma part je ne saurais concevoir ni [p. 36] respecter d’autre nécessité en général que celle qu’impose la fin de toute pensée.
Le critique. Restons, si vous le voulez, sur le plan du langage. N’est-ce pas la cohérence des raisons et à la fois l’exact ajustement de ces raisons à la réalité, qui constitue la fin de l’expression ?
L’auteur. Oui, dans un monde cartésien, c’est-à-dire dans le monde du discours. Car le Discours de la méthode ne définit en somme qu’une méthode du discours. La fin dernière d’un discours n’est autre que la cohérence, la vérité elle-même s’y trouvant ordonnée à la logique de l’enchaînement des phrases. Autrement dit, le discours cartésien n’a pas de fin qui lui soit transcendante. Il part de ce qu’il suppose clair et facile, et sa marche est une déduction. La convention d’un tel langage, c’est que tout est donné au départ, et qu’il s’agit de ne rien introduire dans la chaîne des arguments qui n’ait été d’abord jaugé, chiffré, et défini en termes simples. À mon tour de me défier d’une convention aussi commode.
Le critique. Il me semble qu’il faut y voir une garantie contre les illusions de la rhétorique flamboyante. Le romantisme a pu s’impatienter d’une allure aussi scrupuleuse, mais c’est qu’il a le goût de se tromper et de tromper.
L’auteur. Pour moi, je crains une duperie moins naïve dans la modestie cartésienne. Car enfin où prend-on dans le monde rien qui soit « clair, simple et facile » en soi ? Le monde dans lequel nous vivons et parlons n’est-il pas, comme l’a dit un Russe, « le monde de l’imprécis et du non-résolu » ? Ou comme l’écrit Descartes lui-même, le monde des choses « mal compassées » ? L’application [p. 37] d’une raison sans parti pris à ce monde tel qu’il est donné, n’a-t-elle pas pour effet immédiat de multiplier le mystère et les absurdités logiques ? Voyez Kafka… Je me demande alors si le cartésianisme ne nous a pas trompés une fois pour toutes, à l’origine, en décrétant — au nom de quoi, je vous en prie ? — la clarté et la simplicité d’un certain nombre de postulats abstraits. Ma méfiance porte sur l’arrière-pensée qui présida au choix de ces données dites premières. Encore n’est-il pas très exact de recourir ici à l’expression d’arrière-pensée. C’est sans doute une « arrière-image » qu’il faudrait dire.
Le critique. Ne serait-il pas trop cartésien de vous demander de préciser ?
L’auteur. J’essaierai de le faire par un exemple. La méthode inventée par Descartes est donc devenue celle de la science. C’est elle dont usent nos physiciens, chimistes et mathématiciens, pour formuler ce qu’ils appellent des lois. Bien. Mais comment obtiennent-ils ces formules ? Par l’examen des nombres qui résument leurs expériences, dira-t-on. Je n’en crois rien. Ouvrez un ouvrage de science : vous y trouverez au terme de chaque analyse un certain nombre de phrases traduisant les résultats acquis. Or ces phrases ont été choisies par le savant en vertu d’une double exigence : d’une part elles doivent permettre de passer, par une espèce de symbolisme abstrait — si j’ose dire — à la formule mathématique ; d’autre part, et voilà qui est remarquable, il est sous-entendu qu’elles correspondent au langage du sens commun, aux images que pourrait se former du phénomène un observateur non savant. Maintenant, ces phrases dans leur ensemble composent un discours cohérent sur les [p. 38] propriétés de la matière. Et ce discours n’est qu’un certain système d’images. S’il se distingue du parler quotidien, c’est avant tout par cette cohérence, c’est-à-dire par cette volonté d’exclure les sens ordinairement contradictoires des mots. Ainsi les lois formulées par la science, ces modèles d’expression claire, se réfèrent en réalité à des formes courantes du langage, vidées de leurs sens particuliers. Ce procédé est sans danger quand il est appliqué par les savants, la science légale n’étant, c’est entendu, qu’une manière de parler du réel, et sans cesse corrigée par les faits. Mais où je crie à la tricherie, c’est quand le philosophe ou l’essayiste, séduits par la clarté axiomatique, prétendent partir de vérités élémentaires qui ne sont autres que des abstractions opérées sur nos formes de langage. Je voudrais dire cela plus simplement… La tricherie d’une déduction claire consiste en ce qu’elle prétend partir d’un nombre limité de faits acquis, quand le tout, quand la fin nous échappent ! Comme s’il était licite, et même possible, de partir de certains éléments et de les déclarer connus, quand on ignore méthodiquement l’ensemble dont ils dépendent et qui est leur seule mesure.
Le critique. J’avoue que je vous suivrais mieux si vous pouviez me montrer chez Descartes un exemple de ce recours aux formes du langage courant.
L’auteur. Prenons la 3e règle de sa méthode : « Conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître ». Voilà qui paraît clair, j’entends conforme au sens commun. Je distingue pourtant, derrière ce jugement, la plus étrange illusion de l’esprit : c’est une maxime populaire. On la tient pour tellement évidente que son rappel, au cours [p. 39] d’une discussion, figure presque une insolence. Cette maxime affirme en effet la nécessité générale de « commencer par le commencement ». Descartes qui vient d’assimiler sans sourciller la simplicité d’un objet avec l’aisance à le connaître — c’est encore un tour du langage — ne va pas reculer devant cet autre exploit : poser que le plus simple est aussi le plus proche, et qu’il faut commencer par là. C’est sans doute le plus mauvais tour qu’on ait joué aux écrivains d’idées ! Commencer par le commencement ! Aller du simple au compliqué ! Que cela paraît plein de bon sens ! Le beau cliché, la belle absurdité, la magnifique carte postale ! S’il est une chose que l’expérience humaine me paraît avoir établie — je dirais : pour l’éternité ! — c’est bien qu’il faut toujours commencer par la fin, par la vision totale, par la révélation des fins dernières. On ne peut connaître les parties que par le tout, et non l’inverse.
Le critique. J’observe une fois de plus avec curiosité le glissement qui s’opère dans vos propos : je vois que vous allez passer sans crier gare à des propositions théologiques. Souffrez alors que je m’avoue incompétent, et que j’assiste sans vous interrompre davantage aux développements d’une pensée qui m’est curieusement étrangère. Vous parliez d’une vision totale ?…
L’auteur. L’expression vous apparaît privée de sens ? Mesurez donc, une bonne fois, toute l’ampleur de ma déraison. Laissez-moi parler sans contrainte mon sabir eschatologique.
Je disais donc que la déduction cartésienne travaille sur des cartes postales. Elle dispose en bon ordre ses repères, et puis s’ébranle à reculons vers l’inconnu, les [p. 40] yeux toujours fixés sur son jeu d’évidences. On conçoit dès lors qu’elle se meuve avec tellement de précautions, vérifiant à chaque pas le chemin parcouru : elle ignore tout de son but et tiendrait même pour une prévention fâcheuse la croyance que ce but existe en tout état de cause. Pour moi, c’est presque le contraire. Voilà : je sais que je suis dans la nuit. Je ne puis marcher que dans la confusion. Mais, si je marche cependant, c’est qu’à certains moments j’ai vu le but. J’ai cru le voir… C’est une vision illuminante, instantanée, dont la trace ne tarde pas à s’évanouir dans mes yeux. Cela suffit pourtant à guider quelques pas. Les autres, je les risque dans le noir, dans la nuit de la foi ou du pressentiment, soutenu par l’espoir d’une vision renouvelée. Voilà le sens, l’orientation de ma démarche, et c’est pourquoi je vous disais qu’on ne peut la comprendre qu’à partir de son but. Il est très juste qu’elle paraisse absurde à l’observateur raisonnable.
Le critique. Le propre d’une vision pareille, c’est qu’elle est incommuniquable, j’imagine ?
L’auteur. Il vaut mieux dire indescriptible, et cela tient à sa vérité même, je veux dire à sa plénitude instantanée qui décourage l’analyse. Vous ne donnerez pas la sensation du blanc en décrivant les sept couleurs. C’est pourquoi le langage de la vision ou de la foi, s’il était pur, serait absolument inexplicable, et évident. Il n’y aurait plus qu’à méditer sans fin cette forme significative du tout, et de chaque partie dans le tout. Bien entendu, je ne puis avancer aucun exemple d’une telle perfection. Mais il fallait indiquer cette limite pour éclairer — précisément — tout l’entre-deux, la pénombre de ce débat. Je vois [p. 41] maintenant deux espèces de langage. Ramenons-les pour simplifier à deux modes d’expression également rigoureux et pourtant exclusifs l’un de l’autre. Le premier serait la loi scientifique. Ses conventions sont la clarté et l’absence de contradiction. La seconde forme d’expression, ce serait celle dont j’essayais de vous faire pressentir la limite, en parlant d’un langage inexplicable et pourtant évident. C’est peut-être le verbe impliquer qui distinguera le mieux cette forme-là de la première, dont l’office est évidemment d’expliquer. Oui, cette opposition va nous aider : impliquer le réel comme tel, et non pas expliquer certaines manières de le réduire aux exigences d’un discours cohérent, voilà sans doute le rôle du langage parabolique. De là vient son obscurité. Parler en paraboles, c’est tenter d’exprimer un fait ou des idées, en tenant compte du tout qui les englobe. Ou c’est encore se garder avec soin de les définir autrement qu’en vue de cette fin dernière vers quoi l’on tend. Le langage cartésien ou scientifique cherche à réduire les faits ou les idées à quelques éléments isolés de mesure. Il s’organise tout naturellement en discours, en phrases liées par voie de conséquence. Mais si je parle en paraboles, je n’ai souci que d’une certaine orientation. C’est à partir du terme, encore une fois, que les contradictions s’éclairent et se résolvent, et non pas à partir d’éléments que j’aurais distingués dès le départ. Une parabole se comprend par la fin. Comme l’expédition de Colomb partant pour reconnaître une Amérique de vision. Et cette fin, ce terme, ce télos, tous les hiatus, toutes les obscurités, tous les paralogismes du langage doivent l’indiquer comme au-delà d’eux-mêmes… ce que ne sauraient faire des arguments [p. 42] toujours fondés sur ce qui les précède. Voilà pourquoi le discours d’un prophète est le contraire d’un discours. L’événement seul lui rendra sa raison. Ainsi la parabole est une énigme dont le sens est dans la vision.
Le critique. Comment expliquez-vous le plaisir que je prends à la lecture de certaines paraboles dont le sens eschatologique m’échappe, je le suppose, absolument ?
L’auteur. Je demandais un jour à une petite fille pourquoi Jésus parlait en paraboles à ses disciples, sachant qu’ils ne comprendraient pas. Voici la réponse qu’elle me fit : Jésus racontait des histoires pour qu’ils s’en souviennent mieux plus tard. C’est comme les noix qui ont une coquille très dure. On peut les emporter sans qu’elles se gâtent, et quand on a faim, on les ouvre.
Le critique. Encore une petite question, voulez-vous ? Qui a le droit de parler en paraboles, et d’être obscur à la manière des prophètes ?
L’auteur. Le droit ? Personne, bien sûr ! Personne n’a aucun droit de ce genre, si l’on nomme droit la garantie formelle d’un usage. Mais il arrive assez souvent que l’on oublie les grandes et graves raisons qu’il y a de se taire, ou de parler seulement selon le droit et la décence, en toute clarté. Il arrive que certains furieux, je ne sais quels extatiques ou esprits relâchés, s’abandonnent aux hasards de tricheries qui les flattent. Ils appellent cela poésie. On peut toutefois imaginer une autre attitude de l’être, et qui soit telle que la question du droit ne se pose plus. C’est l’attitude de l’homme qui a vu quelque chose, ou simplement qui a cru voir, et qui voudrait retrouver sa vision et la faire pressentir à d’autres hommes. Une vision ne se transmet pas, c’est le contraire d’une carte [p. 43] postale. Il s’agit donc de disposer l’esprit dans une certaine orientation au moyen de mots et de phrases qui puissent, comme par une ironie, être compris en soi et dans leur lettre, mais dont le sens dernier ne puisse être aperçu sous un angle de vision quelconque. Je dis que l’homme qui a vu quelque chose doit parler la langue des prophètes et composer des paraboles. Si ses prophéties sont décevantes et ses paraboles sans fruit, il n’en est pas moins un prophète. Mais alors on le jugera selon sa fin. Vous m’avouerez que dans ces conditions il faut une sorte de naïveté très singulière pour endosser le risque d’être obscur. Passe encore pour l’homme de Patmos, qui avait vu la fin de notre Histoire : l’ampleur de sa vision le sauve. Mais il est des visions moins illustres, qui n’embrassent pas le monde de haut en bas, dans un fulgurant inventaire. Je parle de visions furtives qui sont à celle de l’apôtre comme le Petit Monde au Grand Monde, signes du Tout et de la Fin, mais signes seulement, résumés, prises partielles et significatives… Certes celui qui pourrait les fixer retrouverait toute l’Apocalypse, comme Cuvier la préhistoire à partir d’une vertèbre isolée. Mais l’oubli vient avec le premier doute… Petites visions des hommes de peu de foi, visions de la fin de nos courtes passions : la possession, la beauté, la puissance ; il n’en faut pourtant pas davantage pour nous réduire au parler prophétique. C’est le même risque, et ce n’est pas la même grandeur… Les « sentinelles de Juda », les grands prophètes, ont été justifiés dans leur délire, mais un prophète des choses d’ici-bas, un prophète sans mission divine, quelle défense osera-t-il produire qui ne soit pas aussi son jugement ?