Deuxième dialogue sur la carte postale
La beauté physique
Un peintre, riant, … et il disait en rajustant ses écailles oculaires de critique d’art : Ça n’est pas étonnant que votre Léda en soit réduite à se faire aimer par son cygne. Quel homme voudrait d’une femme pareille ?
Un mari. Vous lui avez répondu ?…
Le peintre. Naturellement, je lui ai dit que mon cygne n’avait pas besoin de lunettes.
Le mari. Vous auriez pu lui faire observer que votre Léda n’existe réellement que pour le cygne, et avec lui. Un critique d’art devrait comprendre au moins cela… Que disait la charmante Ellen ?
[p. 16]Le peintre. Comme vous le dites : une Léda, après tout, c’est une femme au cygne. Elle est faite pour lui. Je n’en dirais pas autant d’Ellen. Pas faite pour un critique ! Jolie, oui. Mais je pensais, en les voyant ensemble : ma Léda est bien plus « morale » en embrassant son cygne que beaucoup de femmes en embrassant leur légitime et monstrueux époux ! Question de convenance comme nous le disions hier1. Je trouve leur union déplaisante.
Le mari. Vous commettez la même erreur que lui, dans l’autre sens.
Le peintre. Vous voulez dire ?
Le mari. Qu’il se trompait en parlant de votre Léda comme si elle n’eût pas été dans un cadre, et que vous vous trompez pareillement en parlant de leur couple comme s’il était un tableau.
Le peintre. Bien ! Dois-je en déduire qu’il existe une morale du cadre, et une autre, une espèce de morale sans cadre, qui concernerait par exemple ce critique et sa femme ? Voilà une distinction que je ne m’attendais pas à vous voir faire.
Le mari. Aussi bien n’est-elle pas dans mon esprit, mais dans le vôtre. S’il existe une morale — ou une esthétique — naturelle, je suppose que son principe est unique. Mais il porte en lui-même toute la diversité du monde. Car la morale concerne la façon d’exister de chaque être, et non sa classification, l’homme de chair et non pas son concept.
Le peintre. Pardonnez-moi, je ne comprends les choses que si je les vois, et je ne vois pas bien ce que vous venez de dire. Un principe unique… qui concerne… ? Aidez-moi.
[p. 17]Le mari. Une morale qui concerne la façon d’exister particulière et concrète de chaque être, une morale qui non seulement tienne compte de cette façon d’exister, mais encore ait pour seul principe de l’assurer — ou plutôt d’assurer son risque permanent, si je puis dire… Mais il faudrait expliquer beaucoup de choses…
Le peintre. Attendez, attendez ! Revenons à notre Léda. J’essaie de voir. Quelle est, selon vous, sa façon d’exister particulière et concrète ? Quel est son risque ?
Le mari. Vous avez répondu vous-même à la première question : Léda est faite pour le cygne, elle n’existe que par rapport au cygne. C’est là toute sa morale, son esthétique et son existence. Elle est dans le tableau, elle ne peut en sortir, elle ne peut pas se déplier de ce riche accroupissement que j’admirais tout à l’heure. Et celui qui veut la juger comme une femme en général, et non pas comme une Léda, comme cette Léda, celui-là juge dans le vide, parle pour ne rien dire et se comporte en moraliste, non point en homme de sens. Au contraire, celui qui la considère dans son existence propre, c’est-à-dire dans son rapport avec le cygne et dans les limites de ce cadre, celui-là la considère aussi dans son risque propre, et peut donc la juger.
Le peintre. Juger ! Tout cela est bel et bon, mais si l’esthétique et la morale ne sont qu’une seule et même réalité, je sais bien ce que ça signifie !
Le mari. Dites.
Le peintre. Vous allez régenter la peinture au nom de vos dogmes, nous fabriquer de l’allégorie, du bergsonisme de Prix de Rome, une métaphysique picturale et une picturalité pataphysique ! Moi, j’appelle ça de [p. 18] l’académisme. … Je me moque du beau idéal comme du bien moral. Ça ne correspond à aucune couleur connue.
Je m’occupe de rapports de tons et de masses, je n’en sors pas, et il en sortira ce qu’il en pourra sortir, et vous jugerez comme vous l’entendrez. Ce qui m’importe, c’est de faire jouer des valeurs et des lignes. Je ne vois là qu’un seul risque : ça se vendra ou ça ne se vendra pas. Notez que ce risque tient à la bêtise du public, ce n’est pas un problème esthétique.
Le mari. Bien, calmez-vous, nous sommes d’accord. Maintenant, si vous m’écoutez, il n’y aura plus de malentendu. Vos couleurs existent dans leurs rapports sur une toile : c’est là leur morale et leur risque. Vous existez dans votre rapport avec le tableau que vous faites. C’est là votre morale de peintre, et c’est aussi le lieu de votre risque, j’entends le lieu où vous créez vous-même vos mesures, où vous êtes à la fois le créateur et le juge de vos difficultés ou de vos succès, ou vous êtes votre vérité, index sui et falsi… Ainsi vous existez vraiment et vous n’êtes justiciable d’aucune règle extérieure à votre action. Je dirai plus. L’amateur d’art, en présence de votre tableau, bien loin de le juger selon quelque canon, doit commencer par découvrir les rapports singuliers qui manifestent la loi intime de ce tableau. Il doit commencer, dis-je, par se soumettre à l’existence propre du tableau, afin de la laisser agir en lui, qui est la laisser entrer avec lui-même dans un rapport vivant, et donc imprévisible. Naturellement ce rapport à son tour est un risque. Et alors, mais alors seulement, le jugement peut intervenir. Est-il moral ou esthétique ? Il est réel. Il intervient en vertu d’une réalité qui n’est ni dans le tableau ni dans [p. 19] mon œil, ni même précisément dans leur rencontre. Je dirai « beau » si cette rencontre m’évoque la réalité en question, m’oriente vers elle, me la désigne, tandis que je juge « laides » les choses qui m’en détournent ou qui me rendent incertaines son existence et sa proximité.
Si vous m’avez suivi, vous devez voir que cette réalité n’est pas quelque modèle académique ni un canon universel…
Le peintre. Je vois : ce n’est pas une carte postale. Pour moi, je vous l’ai dit, tout ce qui est académique se rapporte plus ou moins à une carte postale. Notre critique d’hier, tenez, nul besoin de gratter beaucoup pour trouver la carte postale au fond de son esprit.
Le mari. Je vais vous étonner.
Le peintre. Essayez.
Le mari. Tel le prestidigitateur, je vais extraire de votre tête à vous une magnifique carte postale !
Le peintre. Je compte : une ! deux !…
Le mari. Trois ! Pourquoi dites-vous d’une femme : « Elle est jolie » ?…D’une femme comme Ellen, par exemple, d’une femme qui n’est pas la vôtre, en aucune manière…
Le peintre, après un moment de réflexion. Difficile, à vrai dire. Ne pensez-vous pas que chacun a « son type », comme on dit ? Son « type de femme » ? D’ailleurs ce sont les peintres qui créent ces types. Rubens ou Renoir, Ingres, que sais-je ? mes Lédas…
Le mari. Vous n’allez pas vous en tirer à si bon compte. Rubens ou Renoir ont peut-être illustré vos cartes postales, ou encore vous les avez illustrées vous-même ! Elles n’en sont pas moins des cartes postales, « en couleur ». Et vous jugez à partir de Renoir à peu près [p. 20] de la même façon que votre coiffeur à partir d’une de ces cartes qui représentent un amoureux au teint de cire penché sur une beauté bleuâtre, le tout sur fond bistré et artistique. Je parle bien entendu de vos jugements désintéressés. Quand il s’agit de faire l’amour, ou seulement de faire un portrait, j’aime à croire que vous usez d’une mesure plus réelle. Mais sans doute ne pourriez-vous pas la formuler.
Le peintre. Peut-être aussi n’ai-je pas du tout de « mesure réelle » ?
Le mari. Il y a ainsi des hommes qui croient n’avoir aucune éthique, aucune philosophie, aucune religion. Et même qui vous expliquent pourquoi !… Je vais vous dire comment ils vivent : dans le scandale et la mauvaise humeur, s’ils ont du caractère ; ou s’ils en sont privés, dans la confusion permanente et la dégradation de tous leurs préjugés. La beauté, par exemple.
La beauté physique n’existe que dans un rapport actuel, mais c’est là précisément ce qu’ils ignorent. La beauté physique, c’est le jugement que l’on porte sur un certain rapport qui s’établit entre un sujet d’une part et un objet de l’autre, entre un homme et une femme, par exemple. Si le sujet n’a dans l’esprit qu’une carte postale, il s’ignore en tant que sujet. Il croit que la beauté est réellement dans le corps qu’il considère, et qui lui offre, ou lui refuse, certains traits conformes à l’idéal. Mais il n’a pas conscience, encore une fois, de projeter sur les objets cet idéal. Il constate seulement qu’aucune femme réelle ne lui apparaît jamais parfaitement belle, ne réalise exactement son type. C’est une souffrance dont on parle trop peu, la souffrance des hommes-à-la-carte-postale. [p. 21] Elle est inconsciente aussi, naturellement, mais non point sans effets. Chez les âmes fortes, elle provoque cette fuite sans fin, cette curiosité anxieuse qu’on appelle inconstance. C’est Don Juan. Chez la plupart, elle se résout en résignation. Le sujet cède, se modèle peu à peu à l’objet qu’il a choisi par hasard, par nécessité ou par approximation. Il brouille sa carte postale. Pour finir, il se croit comblé. C’est qu’il n’a plus aucune exigence.
Le peintre. Qui n’a pas de carte postale dans l’esprit ? ou mieux encore, quelle différence voyez-vous entre un homme qui n’a pas de carte postale dans l’esprit, et n’en a jamais eu, et un homme qui n’a plus de carte postale dans l’esprit parce qu’il l’a complètement brouillée et qu’il s’est habitué à ce qu’il a, renonçant à toute exigence ?
Le mari. Je vous réponds sans hésiter. Le seul homme qui n’a pas une carte postale au fond de sa vision, c’est celui qui, devant une femme, non seulement méprise de juger — belle ou laide — non seulement se tait, mais encore se tait fort longtemps — même s’il parle — se tait jusqu’à ce qu’il comprenne et juge le vrai sens de son trouble.
Le peintre. Et alors ?
Le mari. Et alors il se tait peut-être définitivement, ou bien il sait qu’il aime.
Vous me demanderez sans doute maintenant ce que font les autres, ceux qui ont renoncé, ceux qui ne croient plus à l’idéal, ou plutôt qui croient qu’ils n’y croient plus, parce qu’ils y ont renoncé pour eux-mêmes ? Naturellement, ils se conduisent d’une façon absurde. Et comment pourrait-il en être autrement ? Ils persistent à juger de toutes les femmes, de toutes les autres femmes, selon les [p. 22] canons esthétiques de la masse, selon le préjugé académique en cours, selon cette espèce de type statistique composé des traits raciaux les plus marquants et qu’il faut appeler la beauté démocratique par excellence, la laideur même. N’allez pas dire au citoyen Durand, époux d’une femme obèse mais rajeunie par les soins de l’art, que l’idéal n’existe pas, que le beau idéal est une farce, que la beauté enfin n’est pas une image mais un acte, et un acte spirituel. N’allez pas même le dire en guise de consolation à son voisin Dupont, trop pauvre pour réduire par les mêmes moyens le poitrail affligeant de Mme Dupont. Vous seriez dénoncé, on sourirait avec aigreur à votre approche, peut-être même vous soupçonnerait-on de sadisme, ou de quelque horrible projet de subversion sociale…
Le peintre. Et l’on n’aurait pas tort. Voyez-vous, ces gens-là ne se fâcheraient jamais s’ils prenaient au sérieux la beauté, comme c’est hélas mon métier. S’ils se fâchent et s’ils perdent la tête à votre approche, c’est plutôt parce qu’ils ne savent pas de quoi vous leur parlez. L’homme du bourg est ainsi fait : tout ce qu’il ne comprend pas lui paraît attenter par quelque voie secrète à la sécurité de son état. Mais il est trop facile de les railler, c’est déprimant, on tape dans le vide. Je sais un cas bien plus intéressant : le vôtre. Le cas peut-être unique de l’homme qui soutient vos théories sur la relativité de la beauté physique, et qui est cependant l’époux d’une jolie femme, permettez-moi de le dire…
Le mari. Je ne vous le permets pas. Je ne le permets à personne ! Ma femme n’est pas jolie ! Elle n’est pas non plus laide ! Elle n’est pas non plus indifférente ! Simplement, je ne puis souffrir que vous disiez quoi que ce soit [p. 23] sur sa beauté. Je vous le répète : la beauté n’est pas le fait d’une image ou d’une comparaison d’images, mais d’un acte de notre esprit, d’un acte tout à fait personnel. La beauté n’est jamais donnée hors d’une situation totale, du rapport d’un je à un toi au cœur d’une présence concrète. Si vous ne m’avez pas compris, je vais être obligé de vous considérer à mon tour comme dangereux, insensé et sans pudeur. Car vous n’êtes pas de ceux qui renoncent. Vous êtes tout à fait moderne. Les barrières sont faites pour que vous sautiez par-dessus.
Le peintre. Et vos théories sont faites pour vous rendre la vie impossible !
Le mari. C’est peut-être la preuve qu’elles sont vraies, qu’elles rendent possible la grandeur, alors que notre vie n’est qu’une confusion. Oui, je vous le demande maintenant, quelle est cette façon de séparer un mari de sa femme ? Où prenez-vous le droit de juger l’un comme s’il ne formait pas avec l’autre « une seule chair » ? Ou bien allez-vous soutenir que la beauté d’un couple est simplement la somme des deux beautés unies pour le former ? Ce serait déraisonner. Non, la beauté d’un couple est un acte, comme le mariage ; elle est absolument d’une autre essence que la beauté de l’homme seul et de la femme seule, elle les anéantit et les remplace une fois pour toutes, et si l’on prend le mariage au sérieux, c’est aussi mon métier, on ne se permet plus de parler des conjoints comme de deux célibataires arbitrairement juxtaposés. C’est pourtant ce que vous venez de faire. Sachez que je ne trouve pas ma femme jolie. Elle ne correspond pas du tout à l’« idéal » que j’avais dans l’esprit au moment où je l’ai rencontrée. Mais voilà ce qui se [p. 24] passe entre nous, voilà ce qui est réel et unique entre nous : quand je regarde ma femme et quand je l’aime, c’est-à-dire quand je la comprends dans son être et dans son existence, je me sens tout entier orienté vers une réalité plus profonde et plus libre, plus dangereuse aussi, plus simple et plus urgente, plus réelle. Cette beauté n’est pas dans le visage de ma femme ; pourtant, sans ce visage, je ne la concevrais pas. Cette beauté n’est pas en moi, et pourtant si j’étais différent, elle n’existerait pas pour moi. Elle nous dépasse et elle a besoin de nous. Elle est tout autre que ce que nous sommes ensemble, mais nous ne pouvons y accéder qu’ensemble. Elle n’est pas notre union, mais seule notre union nous l’indique, nous la désigne au-delà d’elle-même, et nous ordonne à sa Réalité. Et s’il n’en était pas ainsi, serions-nous véritablement mariés ?