Chapitre II
Où le drame se noue
Née dans le petit peuple hébraïque, la révélation chrétienne se répand dans un monde où tout ce qui pense ne saurait le faire qu’en termes élaborés par l’hellénisme. La foi chrétienne va donc, elle aussi, parler grec. Mais son discours assemble un peuple et suscite une communauté. Celle-ci réclame un cadre et des institutions. Or, au plan politique et social, c’est le monde romain qui existe seul. L’Église va donc s’organiser dans les structures de l’Empire, comme la doctrine s’est informée dans les catégories de la Dialectique.
Incarnation, dialectique, ecclesia — Jérusalem, Athènes, Rome — ces trois mots inconnus de l’Orient, ces trois noms chargés de sens historique qui les altèrent et qui les amplifient, ouvrent le drame occidental. Dans les relations et les tensions qu’ils instituent, dans leurs conflits latents et leurs conciliations improbables [p. 43] mais nécessaires, et dans les variations de leur puissance respective, se conçoit et se noue l’histoire de l’Occident. Il peut sembler parfois qu’elle est tout implicite dans l’événement de cette triple rencontre à tant d’égards invraisemblable et dissonante, et qu’au principe de ses péripéties l’on peut imaginer l’espèce d’ardent désir d’un accord à la quête de sa résolution… Pourtant l’Occident n’est pas né comme la réponse à un défi : il lui a manqué ce principe de cohérence originelle. L’Orient trop lointain dans l’espace et si proche dans l’âme collective n’était plus une menace, ou ne l’était pas encore14. Il ne pouvait mettre en question la paix romaine. L’Occident n’est pas né comme on nous dit que naissent les grandes cultures et civilisations, animées par un rêve qui fait leur destinée et qui compense d’abord un sort inaccepté. Il est né comme une aventure, d’un fait très insolite et peu croyable, survenu au carrefour hasardeux de traditions diverses, parfois incompatibles. Et ce fait initial nous semble accidentel, j’entends qu’il serait vain d’essayer de le déduire d’une certaine situation d’ensemble ou d’un appel monté du monde antique : nul ne peut démontrer qu’il soit venu « à son heure ». Il porte à l’origine les stigmates du réel, et non pas les signes du mythe. Il n’est pas vraisemblable ; il est vrai. On ne l’attendait pas, il est là. Ainsi naît l’Occident : comme un drame, dont on peut contester après coup l’unité d’action, non le choc.
[p. 44] Car il y eut un choc initial, un commencement soudain, une grande libération d’énergie spirituelle et morale, provoquée par l’intégration instantanée de deux réalités radicalement distinctes : le Verbe divin et la chair.
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu… Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité. »
Ce scandale pour les Grecs, cette folie pour les Juifs, ce désordre aux yeux des Romains, cet avatar de plus aux yeux des Orientaux, allait pourtant sauver l’héritage de Socrate, exaucer l’attente des Prophètes, et créer cette Église qui assumerait les structures de l’ordre impérial défaillant. Quant à l’Orient…
L’Orient du Mythe s’arrête où commence l’Histoire, et l’Orient du Silence, où Dieu parle. Or l’Incarnation c’est le Verbe entré par la chair dans l’Histoire.
L’avatar hindouiste, qui est la descente du dieu dans un corps d’animal ou d’homme, se répète aux temps sombres et catastrophiques : ainsi les dix incarnations de Vishnu (dont neuf déjà réalisées) sont motivées par le déluge, la menace d’engloutissement d’un mont sacré, l’urgence d’éliminer un diable trop puissant, la querelle entre un roi et des dieux, la rivalité de deux castes, etc. Bouddha fut la neuvième incarnation ; et la dixième, Kalki, sera le destructeur de notre monde radicalement dégénéré. La Bhagavad-Gita enseigne que Dieu s’incarne chaque fois que le mal [p. 45] surpasse le bien et commence à prédominer. Ainsi le temps de l’avatar hindou est celui du Mythe, non de l’Histoire. L’avatar se répète, il a lieu « chaque fois que… », il est cyclique, archétypal, et dans ce sens, an-historique, tandis que l’Incarnation, comme l’affirment avec force saint Paul et l’Épître aux Hébreux, s’est opérée « une fois pour toutes ». Ce centre du Credo est donc situé expressément dans la durée profane, celle de l’Histoire ; et d’une histoire exactement datée : « sous Ponce Pilate ».
Voici donc le Logos, la Parole — et non point le Silence des mystiques ou de l’Asie hindo-bouddhiste15 — devenue par le même geste de l’Esprit Parole de Dieu et forme humaine, indissolublement, dans la Personne du Fils. Ici prend son départ la « voie » chrétienne. Et ce n’est pas une méthode, une ascèse, un système, ce n’est pas le cours d’un astre, tracé par d’autres astres, ni un chemin qu’il faudra suivre, mais bien un chemin qu’il faut vivre et devenir soi-même, puisqu’il est une personne : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. »
Au terme de la voie sera la Grâce, donnée par un Dieu personnel « qui nous a aimés le premier ». Et la Grâce est tout à la fois aide prévenante, pardon [p. 46] final, béatitude, condition de salut, et salut. Terme ignoré de l’Antiquité comme de l’Orient. Car les Grecs n’ont connu que la Chance et ses coups ; et l’Orient, que l’ascèse infiniment patiente16. Il est curieux, mais non contradictoire, au fond, que le Grec rationaliste ait cru dans le Hasard, tandis que l’Hindou mystique, panthéiste, astrologue, n’attend le salut que d’un effort de l’homme sur son esprit. Pour le chrétien, le paradoxe n’est pas seulement dans l’apparence, il est constitutif et radical : le salut vient de Dieu à l’homme, il est initié par Dieu seul, et donné par une grâce pure ; et pourtant l’homme qui l’a reçu doit agir comme s’il le gagnait ! Ce que saint Paul exprime dans cette phrase difficile : « Travaillez à votre salut… puisque c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir17. »
Entre la Parole et la Grâce, la vocation et le pardon, comment trouver et vivre le chemin ? Pour l’Orient, la voie est connaissance, illumination progressive (ou même instantanée, selon le zen). Pour le chrétien, l’expérience du chemin se confond avec celle de la Foi, qui n’est pas seulement la croyance, ou « la substance des choses que l’on espère », ou la « démonstration de celles qu’on ne voit pas », mais l’anticipation de la grâce finale, et le seul guide.
[p. 47] « C’est par la foi qu’Abraham, lors de sa vocation, obéit et partit pour un lieu qu’il devait recevoir en héritage, et qu’il partit sans savoir où il allait18. »
L’homme de la foi sera l’homme en chemin, le viator, l’éternel « voyageur sur la Terre », qui n’a pas ici-bas de cité permanente. Il ne sait pas, il croit. Il n’a pas, il espère. Il ne voit pas, il obéit. Et sa route n’est pas définie comme l’orbite invariable d’une étoile, mais elle est aventure permanente : elle se crée sous les pas qui la suivent. Ainsi la foi, qui est la confiance active, est aussi l’inquiétude essentielle.
Mais que devient l’éthique en tout ceci ? Elle est remplacée par l’Amour.
Pour mesurer l’ampleur de cette révolution, il faut imaginer ce qu’était le sacré, ce qu’il est encore en Orient. La morale des Anciens est basée sur le rite, et dans le monde magique elle n’est que rite. Seule la croyance moderne aux « lois de la science » et aux « nécessités techniques » en général peut nous donner l’idée de ce que représente alors l’évidence magico-religieuse, et de ce qu’entraîne indiscutablement sa transgression. La faute commise ne peut relever ni de l’opinion, ni d’un jury. Elle est plutôt comme une grossière erreur de calcul, de montage ou d’aiguillage, c’est-à-dire qu’elle « ne pardonne pas » ; elle suspend le cours normal de la vie, elle exclut le fautif de la réalité, elle appelle à grands cris non point sa repentance mais le châtiment restaurateur de l’ordre.
[p. 48] Tel est le cadre antique, traditionnel (au sens oriental de ce mot) que le message chrétien va bouleverser. Avec saint Paul, nous passons d’un seul coup du règne de la Loi à celui de la Foi, c’est-à-dire du Rite à l’Amour. « Tout est permis, mais tout n’édifie pas. » « Rien n’est impur en soi », mais « tout est pur aux purs ». Semblablement, saint Augustin dira : « Aime Dieu et fais ce que tu voudras. » Or ces phrases invalident, du point de vue spirituel, toute morale codifiée, rituelle ou rationnelle. Elles impliquent en effet que la valeur d’un acte ne peut être jugée par sa conformité avec les règles du sacré ou du social, mais que son sens dépend d’une attitude intime, d’une libre appréciation de la personne quant à savoir si l’acte exprime l’amour, s’il édifie. « Pourquoi, en effet, ma liberté serait-elle jugée par une conscience étrangère ? » s’écrie saint Paul19. Cette liberté d’ailleurs n’est pas licence, puisqu’elle est orientée par l’amour même qui d’abord l’a rendue possible : elle est responsabilité. « Vous avez été appelés à la liberté, seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte à vivre selon la chair, mais rendez-vous par l’amour serviteurs les uns des autres20. »
Ainsi, c’est dans la liberté de chaque individu que s’enracine la solidarité du genre humain. Seul un homme en tant qu’être autonome peut aimer, peut agir en vertu de la foi : or, c’est précisément dans [p. 49] l’amour du prochain, non dans la Règle collective, impersonnelle, que saint Paul a trouvé le secret de l’harmonie des libertés humaines, nostalgie séculaire de la sagesse antique.
Le génie de l’Apôtre est d’avoir résumé les effets de l’Incarnation en un fulgurant raccourci : la Foi succédant à la Loi. Car cette Loi qu’il déclare périmée n’est pas seulement la Thora juive (quoi qu’il en pense) mais c’est le système entier du monde antique, oriental autant que romain. Et cette Foi qu’il annonce fonde la relation nouvelle des hommes entre eux et de chaque homme avec lui-même.
Mais ce n’est pas tout : la Loi était visible, elle était la mesure du monde, elle cernait l’homme et le définissait par les cadres d’une cité close. Libéré par la foi de son cadre rituel, l’homme se voit relié du même coup à l’Amour transcendant et au prochain. Sa mesure n’est plus hors de lui, mais en lui, dans son cœur partagé ; elle n’est plus ordre, mais tension. Libéré, mais pour être à nouveau relié ; affranchi au regard de la Loi, mais responsable au regard de l’amour ; distinct de tous les autres en vertu de ses « dons », mais solidaire dans le péché comme dans le salut ; au monde comme n’étant pas du monde ; faible quand il est fort, et fort quand il est faible ; perdu par ses efforts pour se sauver lui-même, sauvé par l’abandon à Celui qui le juge ; pécheur selon la Loi et sauvé par la Foi. Ainsi le signe de contradiction posé dans l’Histoire par la Croix marquera désormais son existence.
[p. 50] Si l’homme du clan, de la tribu ou de la caste n’avait qu’une dimension réelle : sa relation avec le corps sacré ; si la seconde dimension, inventée par les Grecs, est celle qui fonde en soi l’individu et son mode de relations, la cité, — saint Paul a défini la troisième dimension : le rapport dialectique avec le transcendant, reliant l’individu comme vocation divine à la communauté comme amour du prochain. Cet homme, mieux libéré que l’individu grec, mieux engagé que le citoyen romain, mais libéré par la foi même qui l’engage, c’est l’archétype de l’Occident qui naît, c’est la personne.
Qu’avons-nous établi jusqu’ici ? Si ce n’est par l’énumération des principaux mots-clés du christianisme, la dialectique première de l’homme occidental.
Parole et non Silence ; faite chair et non concept. Grâce au lieu de mérite ou de technique de l’âme. Foi, non pas connaissance directe du divin. Histoire au lieu de Mythe. Admission de la chair, et par là de la matière, en tant que réalités de notre vie présente. Paradoxe, tension, dialectique… Et l’amour du prochain comme de soi-même, répondant à l’amour de Dieu, remplaçant le sacré, et fondant la personne.
Ces termes ne définissent que la voie du chrétien, mais en est-il une autre en Occident ? Beaucoup d’hommes, il est vrai, sont sans voie, et surtout dans le monde d’aujourd’hui. Mais ceux qui en cherchent une, et qui refusent la chrétienne, ou bien vont à [p. 51] l’Orient, ou bien vont à Moscou. Dans les deux cas, ils quittent en esprit l’Occident.
Pourtant la voie chrétienne n’est pas tout l’Occident. Elle prend son point de départ dans le choc décisif duquel nous datons notre histoire. Mais elle s’est engagée dans un monde bien réel, déjà fortement structuré à la fois par la pensée grecque, les traditions religieuses du Proche-Orient, et l’ordre impérial des Romains. Utilisant l’un de ces éléments, écartant l’autre, annexant au passage un troisième et souvent compromise à ce jeu, elle a tout remis en mouvement. Et ce mouvement dans son ensemble, jusqu’à nous, c’est l’Aventure occidentale de l’homme. Certes la voie chrétienne n’y est pas seule active, mais elle fut décisive et reste axiale : c’est par rapport à elle que nous pourrons mesurer nos oscillations pendulaires, les apports étrangers, les progrès, la dérive de notre culture.
Partant du fait central et initial que pose l’Incarnation, la Parole faite chair, retraçons maintenant la Quête occidentale dans ses deux ambitions maîtresses : trouver le secret de l’homme et celui du cosmos.
La foi dans un Dieu personnel dont le commandement unique est celui de l’amour : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même », cette foi libère l’individu des liens magiques, réforme en l’assumant le monde antique, crée l’idée de personne qui permet la synthèse de l’idée grecque d’individu et de l’idée romaine de citoyen, et maintient au travers de nos révolutions, anarchistes ou collectivistes, [p. 52] l’idéal directeur de l’homme à la fois libre et responsable.
L’Incarnation de Dieu dans l’espace et le temps, dans le corps d’un homme à telle date, atteste aux yeux de l’esprit la signification et la réalité de la chair et de la matière, et par là même de toute la Création, telle qu’elle attend de nous « dans une attente ardente », d’être aimée et connue, et finalement rachetée par la révélation des enfants de lumière21. Et c’est pourquoi l’homme d’Occident poursuit la science même quand il en oublie l’impulsion primitive et la liaison sublime avec nos buts derniers.