Chapitre VIII
L’aventure technique
Angoisse devant le monde technique
La première traversée de l’Atlantique par Lindbergh avait exalté l’Occident : elle nous apportait un héros, sur une machine encore insuffisante — d’où la gloire. La première traversée de l’Atlantique par un bombardier sans pilote, réussie 25 ans plus tard, apportait une démonstration spectaculaire du machinisme pur, opérant loin des hommes par une délégation prolongée mais souveraine de leurs pouvoirs sur la matière et la Nature. Elle passa presque inaperçue. Qu’a-t-elle changé aux habitudes de vie des peuples et des individus ? Si peu que rien. On voit très bien que l’introduction de la charrue chez les Mayas eût modifié du tout leur civilisation, empêché leur exode au Yucatan, et révolutionné tout leur régime social. Mais on ne voit pas que nos conquêtes techniques aient [p. 184] bouleversé aussi radicalement notre habitat, nos mœurs, et la continuité de nos caractères nationaux.
La question qui se pose est alors de savoir si l’Occident qui pense n’a pas pris l’habitude, depuis une cinquantaine d’années, d’exagérer sans mesure ni vérifications l’importance et le danger de la technique, et ses effets sur la personne humaine. Ces diatribes cent fois répétées contre la « mise en esclavage de l’homme par la machine » ne trahissent-elles pas plus d’angoisse devant la liberté vertigineuse de l’homme que devant les limitations que la machine lui ferait subir ? Résultent-elles vraiment d’observations précises sur les répercussions humaines, de la technique ?
Long cri d’angoisse devant le monde moderne livré aux lois inexorables des machines : tous les penseurs du siècle, avec une sombre ardeur, l’ont modulé l’un après l’autre, et toutes les revues et toute la presse du monde entier l’ont amplifié, grâce aux machines dont elles disposent67. On demande « un supplément d’âme », selon la métaphore indéfendable (mais facile à citer) de Bergson. On dénonce la « dépersonnalisation » de l’homme qui serait liée à la production en série. On prédit le règne des robots. On va jusqu’à l’excès — devenu courant — d’opposer la Bombe H à l’idée du progrès, voire à la recherche scientifique en général : c’est maudire l’électricité à cause de la [p. 185] chaise électrique, mais n’importe, la cause est noble et l’angoisse qu’on traduit, réelle et populaire.
Derrière cette campagne unanime, distinguons deux espèces de motifs allégués.
On proteste au nom de l’Esprit (spirit) ou tout simplement de l’esprit (mind), contre les forces impersonnelles qui nient l’homme et sa dignité, et qui menacent de stériliser ses facultés les plus humaines : jugement, choix, goût de différer, fantaisie, besoin d’imprévu, sérénité, loisir, maîtrise de soi, individualité et liberté…
On proteste au nom de la Nature, de ses « rythmes majestueux », ou du « contact avec la terre », contre un monde qui devient artificiel et laid, uniforme et abstrait, haletant et minuté, coupé des cycles naturels et de la poésie des Géorgiques.
Ou bien encore on puise aux deux sources à la fois, réconciliant spiritualisme et naturisme dans une alliance imprévue, mais lyrique.
Avant d’analyser les deux groupes de motifs, une remarque générale s’impose : quoique unanime parmi nos sages et leur public, cette réaction reste impuissante. Elle a parfois privé les savants de subventions, mais n’a pas retardé sérieusement l’essor des recherches techniques. « L’envahissement de nos vies par les machines » est freiné par le prix des appareils, non par la plainte des écrivains. Il y a beau temps que les ouvriers ont renoncé à briser les machines, et les bourgeois s’en sont toujours gardé. Et quant à ceux qui ont décidé de « sortir du monde » et de se [p. 186] remettre à tisser leurs vêtements, etc., il n’est rien sorti de durable de leurs petites communautés de retraite. Cependant, l’attitude de révolte impuissante contre le train du monde moderne, faute de changer ce monde modifie ceux qui le jugent : elle augmente l’insécurité et le pessimisme des masses ; elle aggrave la séparation entre les élites et l’action ; elle contribue de la sorte à entretenir la « crise » qui est le thème préféré de nos meilleurs esprits.
Et pourtant, bien qu’elle reste impuissante, et bien qu’elle se contente en général d’arguments pathétiques mais peu sûrs, cette angoisse devant l’ère des machines et de la Bombe n’en est pas moins révélatrice de notre condition occidentale. Il s’agit, une fois de plus, de savoir si elle signale une impasse ou une crise de croissance, l’échec de l’Aventure ou un risque nouveau.
L’aventure technique : sa préhistoire
La préhistoire de la technique va des débuts de l’humanité à la fin du xviiie siècle. L’histoire de la technique comme entité distincte ne commence guère qu’avec le siècle des machines, de la chimie et de l’électricité, pour s’épanouir au siècle de l’électronique et de l’énergie nucléaire et solaire.
Jusqu’alors et à cet égard, c’est à peine si l’Orient se distingue de l’Occident. Les jonques chinoises sont [p. 187] supérieures aux caravelles de Colomb, l’architecture hindoue ne le cède pas à la nôtre, les industries artisanales du textile, du papier, de l’imprimerie, d’abord en retard chez nous jusqu’à la Renaissance, ne dépassent guère celles de l’Asie jusqu’à l’invention des machines. Vers 1800, tout va changer très brusquement.
Mais remontons au paléolithique. Pourquoi l’homme fabrique-t-il des outils ? Autant de réponses que de conceptions de l’homme. Les uns décrivent l’homo faber comme répondant au défi de la Nature : il se défend à l’aide d’objets plus durs prolongeant l’action de ses mains et les décisions de sa pensée. D’autres prétendent que l’homme n’était poussé que par l’envie d’améliorer son sort ou d’amasser plus de nourriture et de richesses : cette théorie « économique » ou utilitaire suppose un type d’homme peu connu ou ignoré jusqu’au xixe siècle : le type d’homme qui précisément rédigea nos manuels scolaires, et qui n’a jamais rien inventé68. Finalement, de Nietzsche à Spengler, en passant par Scheler et Schubart, on nous a représenté une espèce d’homme de proie qui se jette sur la Nature pour la soumettre à sa « volonté de puissance ». On invoque Prométhée, mais c’est la seule figure qui permette d’illustrer cette théorie tragique, [p. 188] reflétant le goût du temps plus que la réalité. L’homme primitif — qui vit encore en chacun de nous — a-t-il vraiment rêvé de dominer la Nature ? Il est baigné par elle et il y participe. Comment pourrait-elle menacer « le libre développement de sa personnalité » ? Certes, elle l’oblige à peiner très durement dans nos climats occidentaux, pour se nourrir, se protéger du froid, des inondations, des sécheresses. Elle le tue, mais c’est d’elle qu’il vit. Tout cela est accepté comme allant de soi, comme « naturel » précisément. Quand l’esprit de l’homme entre en jeu, ce n’est pas pour attaquer cette Nature animée d’intentions qui sont loin d’être toutes malveillantes : c’est pour négocier avec elle, pour traiter avec ses démons69. Bien plus qu’une « volonté de puissance » qui serait une relation de force à sens unique, inimaginable à ce stade, sentons là le besoin de jouer, mais au sens fort du mot, qui est un sens religieux. La civilisation apparaît en même temps que les outils, les armes et les pots, les vêtements et les maisons, toutes choses un peu plus fortes ou plus solides que l’homme, et qui le mettent en mesure de jouer sa partie en compensant les faiblesses qui le distinguent. Mais « l’utilité » de ces objets n’épuise nullement l’intention qui les crée, et même, le plus souvent, [p. 189] n’en rend pas compte : tout est magie à l’origine, tout est dialogue avec les forces naturelles qu’il faut séduire tout en leur obéissant. D’où « l’inadaptation » que notre esprit rationnel croit découvrir dans ce qu’il prend par erreur pour « technique » chez les peuples anciens. L’histoire des inventions n’est pas celle de « besoins » qui auraient existé avant elles. Sa logique n’est pas celle de l’utile, mais du jeu70. Or qui dit jeu dit règles fixes. Ce qu’il s’agit de maintenir avec un soin jaloux, c’est le système des conventions sacrées entre l’homme et les forces naturelles. Ce n’est donc pas des « lois » de la Nature qu’on a peur, mais au contraire de l’imprévu des phénomènes. Loin d’essayer de se libérer de ces « lois », on espère bien que les saisons, le soleil et la pluie, les puissances fécondantes, vont continuer à « jouer le jeu » selon les règles. Ainsi l’humanité dans ses rites religieux « joue » l’ordre naturel pour qu’il se perpétue. Les notions de magie, de mythe, de liturgie, l’idéal alchimique et le panthéisme actif de la Renaissance, d’une manière générale, les motifs religieux, apparaissent beaucoup plus féconds que les motifs d’utilité ou de puissance pour expliquer le pourquoi et le but réel de l’énorme majorité des inventions, jusqu’à notre ère. L’homme crée des outils parce qu’il joue avec les démons cachés dans le feu ou la pierre, dans l’eau courante ou l’animal, [p. 190] et plus tard dans ses songes ou ses rêves éveillés. C’est du rêve de voler qu’est né l’avion ; et du rêve de partir au hasard sur les routes qu’est née l’auto71. L’histoire des inventions non faites, ou non « utilisées » à notre idée, conduirait aux mêmes conclusions. Pourquoi les Mayas ne labouraient-ils pas leurs terres ? Pourquoi les Aztèques n’utilisèrent-ils la roue que pour faire des jouets ? Et pourquoi l’or fut-il pur ornement, jamais monnaie, chez tant de peuples ? À cause de leur magie, de leurs rêves différents, et des règles particulières de leur jeu avec la Nature.
Jusqu’ici, la Nature demeure l’Objet de l’homme, son vis-à-vis et son miroir. Il ne sait pas encore qu’il n’y voit que ses songes, et que les âmes des choses sont les reflets de son âme. Plongé dans la Nature, il la sent la plus forte ; et parce qu’il y projette les angoisses de son cœur, il finira par voir en elle le Mal lui-même. Suivons ce procès.
Lorsque l’ensemble des rites, des croyances codifiées, des instruments d’une civilisation naissante permettent à l’homme de mettre une sorte de distance entre la Nature et sa vie — cette distance est le [p. 191] « milieu » dans lequel il existe —, l’esprit conçoit un Bien distinct de la Nature, et qu’elle seule semble rendre inaccessible. Il conçoit la vertu et la santé parfaites, la puissance, l’abondance assurée, la liberté de circuler au loin, ou au contraire celle de s’enraciner en dépit des changements naturels, la faculté de réaliser ses rêves, de voler, d’échapper aux saisons (le Paradis conçu comme Printemps perpétuel), de dominer son corps, de ne pas mourir… Ce qui s’oppose et résiste à ce Bien, ce sont alors les servitudes de la Nature, la nécessité animale de tuer pour survivre, la maladie, les instincts tyranniques, la mort. Bientôt, les plus spirituels d’entre les hommes concevront Dieu comme semblable à leur Bien : il sera bon, juste, parfait et immortel, sa toute-puissance n’étant mise en échec que par le principe démoniaque, assimilé dès lors à la Nature. Le Dieu du Bien ne peut être auteur du Mal. La Nature est donc l’œuvre d’un Autre. On a reconnu cette attitude manichéenne qui accompagne régulièrement l’ascension des religions du Dieu Bon, et qui leur oppose en sourdine un « spiritualisme épuré », c’est-à-dire en fait un dualisme. Car l’homme est conçu désormais comme une âme enfermée dans un corps. Il ne sera jamais libre et vraiment bon que s’il parvient à s’évader de la chair, de la matière et de la vie naturelle, règne et création du Démiurge. D’où l’ascétisme, le monachisme, l’angélisme, qui méprisant matière, chair et Nature, ne peuvent conduire qu’à la condamnation et à l’abandon de toute espèce d’effort technique.
[p. 192] Devant cette même Nature désormais réprouvée par l’hostilité des plus « purs », les hommes moins spirituels pourront se donner licence d’exercer leurs arts et leurs ruses. Ils se serviront d’elle comme d’un objet sans âme, dont il faut découvrir le mode d’emploi. Cette seconde attitude, contrecoup de la première, servira la technique moderne, en ôtant beaucoup de scrupules à ses agents et usagers.
L’aventure technique : son histoire
Redescendons maintenant au présent de notre siècle. Toute magie expulsée de la Nature, la technique est en train de la domestiquer, pour la première fois dans l’Histoire. Déjà, l’homme dispose des moyens de maîtriser plusieurs des aspects de « l’inhumanité » de la Nature. Il peut virtuellement dominer la famine (machines agricoles, engrais, aliments synthétiques, chlorella, photosynthèse) ; la température (chauffage, réfrigérateur, climatisation, vêtement rationnel) ; la sécheresse (irrigation des déserts, pluie artificielle) ; les épidémies et un très grand nombre de maladies (antibiotiques, vaccinations, asepsie, énergie nucléaire, hygiène préventive, psychothérapie) ; la distance et les délais temporels (transports rapides, télécommunications). L’homme n’est pas encore, il s’en faut, au [p. 193] terme parfait de l’entreprise, mais il a déjà le droit de le rêver accessible. (Les inondations, les typhons, les tremblements de terre restent libres ; mais les plus grands fauves, la vermine et quelques insectes sont vaincus.)
D’autre part, nous nous découvrons les tout premiers contemporains de la machine. Inventée par le siècle dernier, elle n’a pas affecté notablement la vie quotidienne du grand nombre jusqu’à la Première Guerre mondiale. Une proportion infime de nos populations eut l’occasion, durant ce laps de temps, d’emprunter le chemin de fer, par exemple, et tous les trains de 1830 à 1900 ont sans doute transporté moins de voyageurs que ne le font nos avions en une seule année. L’auto, le tank, l’avion et le métro, les machines agricoles et ménagères, l’électricité domestique, le téléphone et la radio, n’ont fait leur entrée dans nos vies que pendant le premier tiers de ce siècle.
Tels sont bien les faits, dans l’ensemble. Mais il serait faux de penser que les peuples d’Occident aient jamais cherché et voulu ce qu’ils reçoivent aujourd’hui comme leur dû. Que veulent en général les hommes occidentaux ? La santé, un meilleur salaire, une meilleure protection contre l’imprévisible, voir du pays, cultiver librement tel petit délire personnel… (Et non pas « dominer la Nature » !) À la rencontre de ces vœux modestes, voici les dons inouïs de la technique. Et certains comblent nos désirs secrets, mais beaucoup ne répondent à rien : la technique qui les donne doit les faire accepter et créer leur besoin dans [p. 194] la masse. Sur la base de ces jouets pour grandes personnes72, l’économie sérieuse et scientifique échafaude par la suite le système de ses « lois ». Elle prétend « satisfaire » des besoins que personne n’éprouvait du tout. On n’a pas inventé l’auto parce que l’homme en avait besoin, mais c’est l’inverse ! Cependant, l’existence d’innombrables usines, marques, salons, dividendes et records, donne une telle consistance à l’industrie de l’auto, qu’on oublie qu’elle est née d’un fantasme (au sens précis de la psychanalyse).
D’où vient donc la technique, si ce n’est pas de nos besoins matériels et utilitaires, qui n’entrent en jeu qu’après coup ? Le problème revient à savoir comment et pourquoi la technique a pris un brusque essor à tel moment donné de l’Aventure occidentale.
Il serait vain de chercher le pourquoi de la passion d’inventer, qui est d’ordre poétique (au sens premier du terme) et qui est de l’homme en général. Mais quelque chose d’unique se produisit en Europe aux débuts de notre ère technique : la rencontre de la science, enfin constituée sur des bases autonomes et précises, et du rêve alchimique chassé par la chimie du domaine de la recherche pure, et se tournant alors vers les applications. Et cela, dans un climat social et politique devenu très favorable aux entreprises brutales de ceux que l’on baptise « capitaines d’industries » et qui s’inspirent et s’autorisent des précédents de la Révolution et de l’Empire. Trois forces, donc, [p. 195] dont deux sont créatrices, et la troisième instrumentale.
Pour la science, la chose va de soi : mathématiques, physique, chimie sont à l’origine immédiate des inventions majeures de la technique. Mais elles n’y conduisent pas organiquement. Pour passer de la volonté de connaissance désintéressée à l’idée d’appliquer certains de ses résultats, il fallait d’autres hommes que les meilleurs savants, et surtout une autre visée que celle qui orientait leurs travaux. Nous savons aujourd’hui que le rêve des alchimistes n’était pas de faire de l’or pour s’enrichir, mais bien d’opérer le grand œuvre d’une transfiguration de la matière par l’homme, lui-même démiurge délégué par Dieu73.
La filiation des alchimistes aux chimistes paraît moins importante, du point de vue de la technique, que celle des alchimistes aux piétistes allemands, et de ces derniers aux fondateurs de nombreuses industries modernes. Léonard Euler, piétiste de Bâle, ne fut pas seulement le plus grand mathématicien de son siècle, mais l’inventeur de la turbine.
[p. 196] Volonté de connaissance contemplative, volonté de connaissance transformante (par la transmutation de la matière et des âmes) : ces deux sources de l’essor technique confluent dans le grand mythe de l’ère moderne : le Faust de Goethe est d’abord alchimiste, mais il termine son aventure humaine (conditionnée par les trois dominantes du savoir pur, de la puissance et du salut) dans le rôle d’un ingénieur créant un pays neuf74.
Que l’avidité naturelle, la soif du gain sous sa forme moderne que l’on devait dénommer capitalisme, se soit emparé de ces données, le contraire eût été surprenant. Mais le capitalisme n’a rien créé : il a financé le « Progrès » — sans bénéfice pour ses auteurs — au détriment de ses ouvriers. C’est ainsi que les applications de la science à la vie sociale, favorisées par une mystique qui tendait au salut conjoint du cosmos et de l’âme humaine, brusquement changent de signe et tournent au fléau en créant le prolétariat, lorsque l’ambition déchaînée des Napoléon de l’industrie s’en empare sans plus de scrupules.
Le paradoxe profond de l’ère technique naît du fait que ses dons n’étaient pas attendus. Prise de court par un phénomène qui l’étonnait merveilleusement, et dont elle ne pouvait mesurer l’ampleur prochaine, la société occidentale du xixe siècle s’est doublement trompée sur les fins de la technique et la manière de [p. 197] s’en servir. Elle n’a pas su prévoir l’effroyable rançon qu’elle aurait à payer fatalement pour le développement anarchique du machinisme : l’appât de bénéfices énormes et rapides, et la tentation de la puissance (non sur la Nature mais sur l’homme) l’ont aveuglée quant aux moyens. Et quant aux fins : la technique devait contribuer à libérer l’homme du travail, c’est-à-dire de la peine requise par les besoins de sa subsistance ; elle tendait à le libérer pour d’autres tâches, non pas à augmenter son travail et sa peine, à seule fin d’augmenter ses besoins naturels et de leur en ajouter d’artificiels.
Ces erreurs monstrueuses, au départ, ont été lourdement payées — et le sont encore — par le prolétariat industriel, qui a subi tous les « frais humains » de l’opération dès ses débuts75. Pour ceux qui en ont tiré bénéfice matériel, ils l’ont payé d’un prix moins visible et tangible — et j’allais dire : plus grand encore, mais on ne mesure pas les valeurs spirituelles, ni ce que l’homme perd en les tuant en lui.
Historiquement, le paradoxe éclate si l’on compare les réalités et les états d’esprit correspondants, aux xixe et xxe siècles.
Au xixe siècle, l’essor technique crée dans le peuple une misère inhumaine, mais dans la grande majorité des élites bourgeoises un optimisme débordant. Au [p. 198] xxe siècle, c’est l’inverse : les masses ont accepté le progrès technique et en font un article de foi, tandis que les élites le considèrent avec un croissant pessimisme. Ce décalage est significatif.
En 1835, Andrew Ure, dans sa Philosophy of Manufactures célèbre les usines « qui surpassent en nombre, en valeur, en utilité et en noblesse architecturale les célèbres monuments des despotismes asiatiques, égyptien et romain ». Mais dès 1846, Michelet annonce la réaction pessimiste : « Quelle humiliation de voir, en face de la machine, l’homme tombé si bas ! Le cœur se serre quand on parcourt ces maisons fées où le fer et le cuivre, éblouissants, polis, semblent aller d’eux-mêmes, ont l’air de penser, de vouloir, tandis que l’homme, faible et pâle, est l’humble serviteur de ces géants d’acier… J’admirais tristement ; il m’était impossible de ne pas voir en même temps ces pitoyables visages d’hommes, ces jeunes filles fanées, ces enfants tordus et bouffis. » La bourgeoisie européenne ignorait cela, au xixe siècle, comme sous Hitler elle ignora les camps. Pourtant, le nombre des prolétaires qui ont crevé de misère autour de leurs usines pendant tout le siècle dernier, dépasse sans doute celui des tués des camps nazis, sinon celui des morts de Kolyma et autres lieux de rééducation.
Au xxe siècle, la situation s’est retournée. Les ouvriers américains et scandinaves ont chez eux les produits de leur travail : autos, radios, frigidaires et conserves ; et le cinéma au coin de la rue. Ils ont retrouvé la Nature, pendant le week-end ou les [p. 199] vacances payées. De plus, ils pensent que le « mouvement irrésistible de l’Histoire » leur est de plus en plus favorable. Cependant que les bourgeois cultivés, atteints avec cent ans de retard par la conscience des « crimes sociaux » de leur classe, influencés par la lecture de leurs meilleurs penseurs et de mille chroniqueurs, épouvantés enfin par la Bombe H, prennent du « progrès technique » une vue lugubre. Nous avons assisté, depuis cinquante ans, au développement d’une attitude qui rappelle le manichéisme, encore que les valeurs se trouvent inversées : ce n’est plus la Nature qui représente le Mal, mais c’est l’œuvre de l’homme, l’implacable Technique, personnifiée et mythifiée, qui nous domine et nous « déshumanise ».
Cette projection du Mal sur la machine trahit un fléchissement de la vie spirituelle. C’est battre la table à laquelle on s’est heurté. Mais c’est aussi cacher ses doutes intimes derrière une opportune « fatalité ». Les machines sont plus fortes que nous, c’est entendu (le marteau est plus dur que la main, les murs de la maison plus résistants que nos corps). Mais si vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas leur faute.
Retour à l’axe
Au contraire du bouddhisme et du manichéisme, l’orthodoxie chrétienne ne condamne pas le monde manifesté de la Nature. La doctrine de l’Incarnation, [p. 200] qui est son fondement toujours actuel, le lui interdirait à elle seule. La Nature doit être sauvée, par le moyen de l’homme sauvé, ayant été soumise à la corruption non de son gré, mais à cause du péché76. Il s’ensuit que l’effort de l’homme pour la soumettre aux volontés humaines sera bon, s’il fait partie de l’effort divin dans l’homme ; très mauvais, s’il procède de notre orgueil. Le mal n’est pas dans les choses mais dans l’homme. Il est lié à notre liberté. Il tient à notre condition, comme l’envers tient à l’endroit. Il est dans notre esprit, n’existe pas ailleurs, et c’est là qu’il faut le combattre.
Comment imaginer, dès lors, que la technique, créée par l’homme, puisse acquérir une existence indépendante ? Son mal provient de notre faute, et son bien fait partie de l’effort vers le salut. Cessons donc de projeter le mal qui est en nous sur les choses, machines ou Nature, douées d’intentions autonomes. Cette démarche magique ne doit plus nous tromper.
Les penseurs d’aujourd’hui qui adoptent cependant à l’égard du progrès technique la position néo-manichéenne, obéissent en cela à deux motivations qu’il importe de distinguer.
1° L’idée chrétienne que le mal est dans l’homme, et que la Nature est innocente, leur fait craindre que la technique augmente la capacité humaine de faire du mal plutôt que du bien, tout en séparant l’homme des rythmes naturels, considérés sous leur seul aspect [p. 201] régulateur. Pessimisme humain et optimisme naturaliste, l’un et l’autre unilatéraux.
2° L’idée du Mal est projetée à nouveau non plus sur la Nature mais bien sur la Technique personnifiée et sur ses produits, comme la Bombe, dès lors douée d’une sorte d’intrinsèque capacité de nuire à l’homme. Retour à la magie77.
Cette double confusion me paraît rendre compte des erreurs les plus manifestes commises par les « antimodernes » que j’ai dits.
Erreur sur la Bombe. J’écrivais au lendemain d’Hiroshima : « La Bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est l’homme. C’est lui qui a fait la Bombe et qui se prépare à l’employer. Le contrôle de la Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout d’un coup on se jetait sur une chaise pour l’empêcher d’aller casser les vases de Chine. Si on laisse la Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas d’histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle de l’homme78. »
[p. 202]Erreur sur le téléphone. L’esclavage du téléphone est un des clichés de l’époque. Mais le téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même, et c’est toujours quelqu’un qui vous appelle par le moyen de ce porte-voix. Si vous courez répondre, agacé par le bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne désirez pas manquer. Vous n’êtes donc esclaves que de vous-même.
Erreur sur la belle voiture. Cet homme, dit-on, est un esclave de sa voiture. Voyez les soins dont il l’entoure ! Il voyage à cause d’elle, il se ruine pour elle, un beau jour à cause d’elle il se tuera ! Cependant, tel autre en fait autant pour la femme qu’il désire, ou pour une œuvre d’art, ou pour sa drogue. Tyrannie des passions, non de la technique en soi.
Erreur sur la standardisation du travail. On nous répète à droite autant qu’à gauche que le travail à la chaîne déshumanise, et que nous vivons dans le monde sans âme de l’uniformité et de la série. Il faut bien voir que cela concerne en fait les ouvriers « taylorisés », — moins nombreux aujourd’hui que les prisonniers des camps dans les nations soumises au communisme, mais le crime serait le même s’il n’y en avait qu’un seul. Voilà le sérieux de la chose : il ne consiste pas dans le sentiment de faire partie d’un « monde sans âme », mais dans le fait que des hommes ne sont plus que les « compléments vivants d’un mécanisme mort ». Or, ce n’est pas ce mécanisme mort qui peut en être responsable. Ce n’est pas la machine qui rend un homme esclave : ce sont certains [p. 203] comportements que d’autres hommes imposent à l’ouvrier, moins pour lui rendre aisé le maniement de sa machine que pour mieux l’adapter au rythme de celle-ci, en vue d’un rendement calculé. C’est alors du rendement que l’homme est esclave, quel que soit le régime qui l’exige, capitaliste ou communiste. Taylor a conçu l’ouvrier comme une machine humaine entièrement calculable. C’est son système, non la machine, qui asservit l’homme. Mais Taylor a créé ce système selon les conceptions matérialistes de l’homme, issues du siècle des Lumières. Incriminez ces conceptions, non la technique.
Erreur sur les inventions. « L’homme volant » de Vinci devait semer de la neige sur les villes accablées par l’été ; l’avion bombarde nos cités. Les découvertes géniales d’Einstein aboutissent à la Bombe atomique. Malédiction sur l’invention ! Mais que veut-on dire ? Imagine-t-on quelque invention qui ne pourrait être utilisée que pour le bien ? Je dis que ce serait une invention du diable : elle priverait l’homme de sa liberté, voulue par Dieu.
Le vrai problème
La grande plainte du xxe siècle contre la technique eût été justifiée, cent ans plus tôt, contre l’usine ignoble où l’ouvrier pouvait dire par la bouche d’un poète de l’époque :
Aujourd’hui, le progrès de la technique rend la campagne aux citadins, ouvriers et bourgeois mêlés. La technique a plus fait pour rapprocher les hommes de la nature que les théories naturistes, maudissant la technique. La jeunesse d’aujourd’hui vit aussi nue que les Polynésiens de Gauguin. C’est le Moyen Âge qui était loin de la Nature : il la craignait80. L’âge classique la jugeait malséante. Le romantisme la contemplait avec âme, mais ne s’y baignait pas physiquement. Le goût de s’étaler au soleil sur les plages est contemporain de l’auto.
La technique naissante a créé le prolétariat industriel, mais c’est elle seule qui peut le sauver de sa condition et du décor hideux de son existence. Ce n’est pas la scolastique qui a supprimé l’institution de l’esclavage en Europe, mais l’amélioration des techniques agricoles (celle en particulier de l’attelage des chevaux au moyen d’un licol rigide). Ce ne sont pas nos protestations contre le travail à la chaîne qui libéreront le prolétariat, mais le remplacement des travailleurs serviles par des robots. L’usine sans ouvriers, réalité prochaine, est la solution du problème de « l’ouvrier esclave de la machine ».
[p. 205] Mais les faux problèmes écartés — et la classe ouvrière libérée, non par les communistes, mais bien par la technique — deux grands problèmes des plus réels vont se poser à l’humanité de l’Occident. Un danger : la technocratie. Une promesse effarante : le loisir.
La technocratie. L’homme qui cesse de sentir et de vouloir les buts derniers de son existence, se met fatalement à parler des « exigences de la technique ». C’est alors seulement que la technique devient un danger véritable ; non pas elle, il est vrai, mais l’homme qui parle ainsi. Ernst Jünger a bien vu que la technique tend alors vers une morale nihiliste, sa maxime étant celle d’une action « sans pourquoi ni vers quoi »81, sans cause ni but. On retrouve ici l’obsession du mouvement pour le mouvement même qui définit la politique des jacobins et des totalitaires de toute couleur. Il s’agit pratiquement de se maintenir au pouvoir, ou de contrôler le marché, sans plus se laisser guider par la finalité incertaine et suspecte des souhaits humains. Ce vertige de l’action naît d’une fatigue mentale ; et cet oubli des buts derniers n’est qu’un immense lapsus révélateur : il trahit une angoisse devant les perspectives vertigineuses du loisir, qui poseraient d’une manière immédiate et concrète la grande question des fins dernières de notre existence ici-bas.
La technique, répudiant le rêve des alchimistes, se [p. 206] réduit aux motifs prochains du profit, du confort et de la force militaire. Privée d’objectifs à long terme, elle ne peut plus relever que de la morale courante, de ses règles abstraites ou coutumières. Mais la morale individuelle reste sans prises sur un phénomène qui évolue au niveau des besoins collectifs : le profit dépend toujours plus de l’économie nationale, le confort de la statistique (niveau de vie moyen d’une nation), et les « nécessités de la défense nationale » déterminent la science même, source des inventions. La seule morale assez puissante, désormais, pour régler le phénomène technique, sera donc la morale sociale, définie par les grands États.
L’oubli des buts derniers de l’aventure humaine conduit alors à la Technocratie, qui est le gouvernement des moyens sur les fins. (Les « exigences de la technique », constamment invoquées, tranchent en dernier ressort.) Et la morale, déterminée par les États, conduit aux dictatures totalitaires. (On remplace Dieu par la Société, et l’État seul représentant la Société, il n’est plus de recours contre ses décisions.)
L’évolution vers des sociétés closes nous paraît d’autant plus fatale qu’elle se passe sous nos yeux, depuis près d’un demi-siècle. On vient de voir comment la technique y contribue, non certes par elle-même, mais bien par un certain usage que l’homme en fait. D’où l’idée, répandue dans les élites, qu’un peu plus de technique ne peut produire qu’un peu plus d’étatisme, et d’autant moins de liberté. Et de fait, on ne peut pas arrêter l’étatisme, mais on peut pousser la technique [p. 207] jusqu’à des succès décisifs, créant une nouvelle situation. Si demain la technique paye les masses en loisirs, plus largement qu’elle n’a jamais payé ses actionnaires en dividendes, le technocrate ne cessera pas d’être le maître des moyens, mais son prestige s’évanouira dans la mesure même où les loisirs et leur contenu deviendront le problème vital et passionnant. Alors le « sérieux » changera de camp. Celui dont le rôle sera d’administrer l’immense usine sans ouvriers régnera souverainement sur l’absence. Mais les fameuses nécessités techniques ne concerneront plus que lui. Qu’aura-t-il à offrir aux humains libérés pour d’autres rêves et d’autres jeux, c’est-à-dire pour des formes nouvelles de travail et de création ?
La tâche présente me paraît donc bien moins de mettre un frein moral au cours de la technique, que de l’accélérer puissamment, jusqu’au point où plus rien ne pourra nous empêcher de réaliser enfin ses bénéfices humains.
Les loisirs. Cette guérison du mal technique par la technique elle-même est-elle une utopie ? Voyons d’abord dans quelle mesure elle est déjà réalisée.
Le niveau de vie moyen en Europe a passé de 1 en 1800 à 15 en 1950, nous dit-on. (On précise qu’il est 10 fois plus élevé en 1954 qu’en 1880.) Ces chiffres, je l’avoue, me laissent mal convaincu : la notion même d’un « niveau de vie moyen » n’est pas bien claire, et le devient encore moins quand on le multiplie. (Que signifie le mot vivre si l’on dit que nous vivons 10 ou 15 fois mieux que nos ancêtres ?) Mais voici [p. 208] qui présente un sens très net : de 1890 à 1954, la semaine de travail dans le textile a passé de 65 heures à 40 heures, et l’année de travail pour les cheminots de 3900 heures à 2000 heures, tandis que la production ne cessait d’augmenter.
Le loisir apparaît ainsi comme le sous-produit de la technique, dont le but principal est encore de fournir plus d’objets et plus de bénéfices. Pourtant, ce « sous-produit » n’était-il pas d’abord l’une des arrière-pensées de l’invention technique ? En devenant toujours plus abondant, ne va-t-il pas apparaître un jour prochain comme le vrai but de l’entreprise ? Ceci suppose, évidemment, qu’un certain point de saturation des besoins naturels soit atteint. La technique a multiplié les hommes dont elle augmentait les besoins. Il peut sembler que plus on la développe, plus s’éloigne l’espoir de satisfaire ces besoins qu’elle pousse en avant. L’âne pourra-t-il jamais rejoindre la carotte après laquelle il court depuis un siècle et demi ?
On vient de voir qu’en réalité, la distance entre les moyens de la technique et l’un de ses buts possibles, le loisir, a diminué d’un tiers pendant ce laps de temps. Un deuxième but, qui est d’assurer la subsistance d’une humanité qui s’augmente de 70 000 âmes par jour, a paru s’éloigner à mesure que l’Occident prenait une conscience plus exacte du sort des grandes masses asiatiques, à la fois sous-alimentées et en croissance incontrôlable. Mais le seul fait de cette prise de conscience fixe enfin l’un des objectifs proprement [p. 209] humains de la technique. Ce sont maintenant les moyens à trouver qui devront s’adapter à cette fin reconnue, non l’inverse comme auparavant.
Ces moyens à trouver, nous en tenons les principes : énergie nucléaire, photosynthèse, automation, plans à l’échelle mondiale. D’ici 20 ou 30 ans, selon certains experts, il suffira qu’un tiers de la population (fortement accrue) de la planète, donne 4 heures de travail par semaine, pour que tous nos besoins « matériels » soient satisfaits (et bien mieux qu’aujourd’hui) : alimentation et transports, habitation, hygiène, et distractions. Je vois bien l’aspect théorique de ces calculs ; qu’ils ne s’appliquent vraiment qu’au type occidental de vie ; qu’ils supposent une distribution socialisée des biens produits en abondance à très bas prix ; que la mise en valeur de l’Afrique, de l’Asie, des régions polaires, offrira de nouvelles « occasions de travail »82 ; et qu’enfin la guerre atomique peut tout compromettre dans l’œuf. Mais l’œuf est là, portant son germe et notre avenir : cet avenir qu’il nous faut accepter de dévisager hardiment.
On dit : que feront les masses si vraiment la technique les libère subitement à ce degré-là ? Je n’en sais rien. Savait-on beaucoup mieux, aux environs de [p. 210] 1830, ce qu’allait produire la technique ? Il s’agit cette fois-ci de mieux voir les problèmes, au lieu de les refouler parce qu’ils donnent le vertige.
Nous sommes au seuil des temps où la culture va devenir le sérieux de la vie. (Elle l’a toujours été, mais cela se verra.) Jusqu’ici, c’était le travail qui occupait l’essentiel de nos jours, et dont dépendait notre sort : salaire, nourriture et logement. Si la technique, demain — comme elle le peut —, permet à la société d’assurer à très bas prix ces conditions élémentaires, le « temps vide » du loisir83 deviendra le vrai temps de nos existences quotidiennes. La question « Que faire de ma vie ? » ne sera plus réprimée par cette réponse, plusieurs fois millénaire : « La gagner ! » Elle sera subitement mise à nu.
Je n’entends pas peindre ici quelque utopie qui pourrait amuser nos descendants. Tout peut changer radicalement et d’ici peu, bien moins par suite de facteurs matériels que j’aurais oubliés ou ne saurais prévoir, qu’en vertu de nos libres décisions. (Ce n’est pas l’invention de la roue qui compte en soi, mais bien l’usage qu’un peuple a décidé d’en faire : chars et [p. 211] wagons en Occident, jouets et ornements chez les Aztèques.) Ce qui est certain, c’est que le progrès technique va faire un saut sans précédent, créant une situation où nos vrais vœux, nos vraies orientations, nos vraies options se manifesteront d’une manière transparente et seront suivis d’effets presque immédiats. Ce sont ces vœux et ces orientations que l’on peut essayer d’induire de notre état d’esprit actuel.
Libéré du labeur matériel, l’Occidental se tourne immédiatement vers les voyages, le sport, les jeux, et l’érotisme. L’expérience des vacances payées nous l’a fait voir à une échelle réduite, mais dans un temps trop court pour qu’on distingue la suite. Une expérience un peu plus longue nous est donnée par les populations du cercle arctique (Suède et Norvège), condamnées au loisir pendant six mois d’hiver : elles se tournent vers la culture. Or il se trouve précisément que l’Occident a décuplé ou centuplé pendant ce siècle les instruments et moyens de culture. On y publie plus de livres que jamais et à vil prix ; les bibliothèques et les foyers de culture locaux se généralisent ; toute la peinture mondiale peut venir sur nos murs sous forme de reproductions « à s’y méprendre » ; toute la musique nous vient à domicile par la radio et par le disque ; les conférences, causeries et discussions publiques se tiennent par dizaines de milliers dans nos pays démocratiques ; et l’instruction publique est heureusement doublée par des centaines d’ouvrages de vulgarisation qui permettent aux Occidentaux, pour la première fois dans [p. 212] l’Histoire, de prendre une vue d’ensemble de leur propre Aventure : sentiment de l’histoire, découverte du monde, sciences et techniques, politique, religions84. C’est dire que nous multiplions déjà — comme en vue de lendemains qui auront le temps de chanter — les occasions de mieux comprendre nos vies comme aussi de mécomprendre les chefs-d’œuvre. Quant à la qualité, ou créativité, ou nocivité relative de cette invasion de la culture, nul ne saurait en préjuger : je dis seulement que tout y mène pour le meilleur et pour le pire. C’est dire que tout nous mène vers une ère religieuse.
Car la culture n’est en fin de compte qu’un prisme diffracteur du sentiment religieux dans nos activités dites créatrices, des mathématiques pures à la poterie, et de la métaphysique à la sculpture des meubles. C’est ainsi que la technique, pratiquement, comme la science, nous ramènera demain aux options religieuses. Et je n’imagine pas de drogue assez puissante pour en détourner le genre humain85.
[p. 213] Je sais bien que la vie religieuse la plus intense a signifié longtemps ascèse et renoncement, en Occident comme en Orient. (En fait, elle est surtout — et devrait être — accession à la vérité, et peu importent les moyens.) On voit donc mal, à première vue, comment une ère technique conduirait aux religions. L’ascèse était en fait une résistance à la technique sous ses formes primitives, comme la mystique était un mouvement de dépassement ou de retrait en deçà du dogme formulé ; mais l’une et l’autre s’appuyaient sur l’objet de leur renoncement et en dépendaient étroitement. L’ascèse de demain pourra difficilement prendre la forme d’un retour à la nature — au métier à tisser de Gandhi, par exemple —, puisque c’est la technique précisément qui nous permet ce retour en créant du loisir. Et quant à la mystique, elle suppose avant tout la connaissance précise du dogme. Le « mystique à l’état sauvage » — selon l’expression que Claudel appliquait au cas Rimbaud — vit simplement sur les reflets épars du dogme et de la liturgie dans la culture dont il est imprégné. Voilà pourquoi la connaissance des dogmes et des options premières de nos religions sera demain la première condition des hérésies et gnoses qui vont paraître : elles ne feraient autrement que répéter de l’ancien qui n’a pas [p. 214] disparu sans raison, ou ressusciter des doctrines dont le style créateur a fait son temps86. Et je ne dis pas qu’elles s’en priveront. Mais je vois aussi que la culture répand déjà dans un public naguère totalement ignorant de ce genre de réalités certaines curiosités qui ne s’arrêteront pas là. La télévision, la radio, apportant le monde à domicile, et les spectacles solennels organisés par l’art ou par le sport préparent les masses et les individus à des liturgies imprévues. Les religions de « divertissement » au sens pascalien de ce terme, qui englobe ici les grandes parades totalitaires — en bénéficieront très certainement. Et l’on sait, d’autre part, que la passion pour l’occulte ne cesse de grandir dans nos villes, occupant rapidement le vide de l’âme créé par le matérialisme87.
Beaucoup d’esprits légers s’imaginent l’homme comme une sorte de ballon qui ne demande qu’à « s’élever » dès qu’il est délivré des soucis quotidiens. La preuve qu’il n’en est rien, c’est que nos plus grands mystiques ont vécu dans les pires conditions matérielles. La technique ne peut rien pour l’Esprit, ni le défaut de « confort » n’a rien pu contre lui. Je dis seulement qu’elle va nous jeter dans une époque où les questions religieuses deviendront plus sérieuses [p. 215] que ne le sont aujourd’hui les questions matérielles, les « lois » économiques, les remous de la politique, le cinéma, ou l’Art lui-même.
Quant à savoir si cela représentera un progrès ou un risque nouveau, voilà qui nous oblige à reconsidérer le sens et la nature finale du Progrès.