Fécondité des études régionales
La région, unité opérationnelle du fédéralisme européen, sera sans doute le thème politique le plus important des prochaines décennies. Mais en même temps, les études régionales paraissent propres à renouveler non seulement la méthode, mais les conditions concrètes d’un grand nombre d’activités culturelles en Europe.
En effet, les maladies et dysfonctions de la culture européenne au xxe siècle ont presque toutes pour origine les impératifs du stato-nationalisme tel qu’il s’est constitué de Napoléon à Hitler : régime anémiant des « cultures nationales », obstacles aux échanges de tous ordres, persécution des minorités, conformismes idéologiques imposés par l’enseignement étatique, budgets culturels dérisoires, mainmise des fonctionnaires sur l’université.
Or, un fédéralisme fondé sur les régions paraît propre à fournir la seule alternative, terme à terme, au stato-nationalisme fauteur de cloisonnements moraux ou douaniers qui ne protègent que la médiocrité.
Contrairement aux divisions nationales, les régions naissent des vraies diversités et les favorisent. Au-delà des systèmes hypocrites et inefficaces d’alliances entre États-nations souverains qui n’admettent aucun droit supérieur à ce qu’ils décrètent leur intérêt, la fédération représente le principe de la vraie communauté, libre association conclue au nom d’un idéal commun qui la garantit, en vue de sauvegarder les autonomies particulières.
L’étude des régions en Europe et de leurs formules variées et non superposables — ethniques, sociales, économiques, écologiques, culturelles — est par définition interdisciplinaire. À ce titre, comme à [p. 185] d’autres, elle me paraît propre à renouveler la plupart des disciplines traditionnelles.
Et d’abord, leur enseignement, aux trois degrés.
Géographie. — Toute géographie « nationale » fondée sur la notion de « frontières naturelles » est un non-sens. Ni les ethnies, ni les langues, ni les traditions religieuses et sociales, ne sont séparées par les fleuves ou les crêtes des chaînes montagneuses. Quant aux nations, elles sont le produit des viols répétés de la géographie par l’histoire. Tout est à refaire dans ce domaine, sur la base des entités régionales, seules réelles, et de leurs interdépendances. Or ces entités sont souvent définies, géographiquement, par ce qui était censé diviser les nations, elles prennent pour axe ce qui les scindait ou bornait : un fleuve (la région rhénane) ou une chaîne de montagnes (région du Mont-Blanc, Pyrénées basques, Oural).
Histoire. — Une Europe merveilleusement nouvelle naîtra de l’étude honnête du passé des régions, systématiquement défiguré depuis un siècle par les manuels et par les historiens nationalistes. Le livre de Morvan Lebesque, Comment peut-on être Breton ? donne une idée émouvante des possibilités de renouvellement de l’Histoire interprétée à partir des réalités humaines, et non plus des mythes stato-nationaux. (Voir aussi Sur la France de Robert Lafont.) Toute l’histoire de l’Europe étant à refaire de fond en comble, après un siècle et demi de falsifications obligatoires par les manuels et les doctrines nationalistes, je n’imagine pas de principe méthodologique plus fécond, pour cette renaissance, que celui de la génétique des régions dans l’ensemble socioculturel de l’Europe tel qu’il s’est composé pendant trois millénaires.
Instruction civique. — La participation réelle du citoyen aux affaires publiques en tant qu’acteur, non spectateur, n’étant possible et praticable en général que dans le cadre communal et régional, l’avenir de la démocratie se confond avec celui des régions. Toute instruction civique digne du nom commencera donc par définir les conditions concrètes d’exercice du civisme, les dimensions variées des tâches publiques et des communautés qui leur correspondent : commune et entreprise, région, groupe de régions (national ou sectoriel), fédération — et loin de se borner à décrire les institutions de la Capitale, elle fera [p. 186] voir les problèmes concrets de la vie publique et les moyens d’y participer à tous les étages décisionnels.
Arts et lettres. — Toute l’histoire de nos créations est à refaire sur cette double donnée de base :
— les grands styles européens, puis mondiaux, du roman et du gothique au Bauhaus et à « l’architecture visionnaire » ; du classicisme et du baroque au surréalisme et à l’art abstrait ; de la polyphonie à l’atonalité et à la musique concrète ; du rationalisme aux romantismes de toutes les époques, de la scolastique au marxisme et aux existentialismes ;
— les foyers locaux de création : académies italiennes, « nations » d’artistes, c’est-à-dire grands ateliers ou écoles régionales de peinture : Venise, Fontainebleau, la Rhénanie, le Blaue Reiter, l’École de Paris ; — de musique : le Languedoc des troubadours, les Flandres, le groupe des Six, l’École de Vienne ; — de littérature : la Pléiade, les élisabéthains, l’École suisse de Zurich, Weimar, les lakistes ; — de philosophie : des éléates jusqu’aux logiciens de Vienne puis d’Oxford et aux structuralistes de Paris.
Trois auteurs seront nos guides en cette quête : T. S. Eliot dans ses Notes towards the Definition of Culture, E. R. Curtius dans Europaische Literatur und lateinisches Mittelalter, et Wladimir Weidlé dans Les Abeilles d’Aristée puis dans Arte et lettere in Europa. (Je ne leur connais, par malheur, point d’égaux pour la musique, la peinture, l’architecture… et il est clair que leurs méthodes devraient être appliquées à l’interprétation des écoles apparues après eux.)
Tous les trois nous démontrent qu’il n’y a pas de rayonnement continental ou planétaire sans foyers locaux, mais aucun ne s’arrête aux nations, entre le particulier et l’universel.
Écologie. — Cette science nouvelle est à la fois, par excellence, une « science humaine », une « science politique » et une recherche interdisciplinaire ou transdisciplinaire, selon le terme proposé par Jean Piaget.
Elle requiert des données médicales et sociologiques, économiques et historiques, ethniques, juridiques et administratives, puis l’étude de leurs interactions, enfin le calcul de leurs résultantes et de leur possible [p. 187] optimisation. Elle ne connaît en fait ni frontières nationales, ni circonscriptions électorales ou fiscales, mais des continents et des régions.
Et cependant, elle doit tenir compte des obstacles que les États-nations mettent à toute stratégie écologique cohérente, c’est-à-dire transnationale, et du degré de liberté qu’ils laissent aux industriels anarchistes, ceux qui exploitent et détruisent sans scrupule le sol, les eaux, l’atmosphère, et qui abusent cyniquement de l’effrayante adaptabilité du genre humain.
Enfin, l’écologie nous oblige à poser la question des vraies fins de la cité et de ses priorités : le profit à tout prix, ou un certain sens de la vie ?
Et ceci doit remettre en cause les fameuses « nécessités » de l’Économie, science et pratique qui par ailleurs va subir un bouleversement recréateur du seul fait de l’oblitération des paramètres nationaux, remplacés par une planification continentale à base d’unités régionales en interdépendances globales.
Dans tous ces domaines, l’articulation de la recherche fondamentale et des applications prospectives, de la science et de la politique, de la pensée et de l’action, sera fournie par la région.