L’Europe contestée par elle-même
L’esprit peut-il nous tirer de l’état où il nous a mis ?
Paul Valéry
La maladie de l’esprit européen10
Comparée à celle de 1900, l’Europe de 1950, au premier coup d’œil, paraît malade : un tiers de son territoire à l’est, amputé ; un grand nombre de ses cités, en ruines ; ses frontières intérieures sclérosées, entravant dangereusement la circulation vitale des hommes, des capitaux et des marchandises ; enfin ses idéaux modernes de progrès matériel et de justice sociale émigrés, laissant derrière eux, l’un la résignation et l’autre le cynisme.
Un second regard, embrassant le vieux continent dans une perspective mondiale, révèle un changement plus frappant encore. En 1900, l’Europe régnait sur la planète, comme elle l’avait fait depuis la Renaissance. En 1945, libérée dans ses ruines, elle s’est vue subitement détrônée, et comme mise à pied par l’Histoire, au profit de deux colosses neufs qui menacent d’engager une guerre sur son sol, et — se dit-elle — à ses dépens. Poussière de petits États dont les plus populeux ne sauraient prétendre un seul instant être à l’échelle des réalités modernes ; encombrée de barrières intérieures et de tarifs « protectionnistes » qui ne peuvent plus rien protéger mais fort bien étouffer ce qu’ils enferment, épuisant ses énergies et sa vieille astuce politique en rivalités [p. 50] anachroniques (France — Allemagne, Grande-Bretagne — Continent) l’Europe n’offre plus à l’expansion naturelle des deux empires américain et russe qu’un de ces vides dont l’Histoire n’a pas moins horreur que la Nature.
Les raisons immédiates de cette décadence sont claires. Deux guerres totales déclenchées en Europe et ravageant ses plus grands peuples, suffisent à expliquer l’ampleur et la rapidité du processus. Mais ce qu’il reste à expliquer, ce sont ces guerres elles-mêmes, qui ne furent pas des accidents absurdes, mais au contraire des accidents révélateurs d’une maladie plus ancienne et profonde.
Aux origines de la guerre de 1914, on s’accorde aujourd’hui à reconnaître que la question des nationalités a joué un rôle décisif. Elle se trouvait posée par le nationalisme né de la Révolution française et exalté par le xixe siècle. Cette passion collective, par sa conjonction fatale avec l’étatisme, la propagande et la technique industrielle, a produit la « guerre totale ». De la guerre totale est sorti le premier régime totalitaire, celui de Lénine, dont devaient s’inspirer peu après Mussolini puis Hitler. Or le régime totalitaire, c’est l’état de guerre en permanence dans les esprits et dans les relations internationales, même en temps de paix militaire. Ainsi se ferme le cercle vicieux au xxe siècle.
Pourtant, le nationalisme étatisé, la guerre totale, le totalitarisme, ne sont encore que les symptômes d’une évolution morbide, non la cause même du mal. Cette cause, il faut enfin la désigner comme la perte d’une commune mesure entre la pensée et l’action, comme la dissociation profonde entre les principes et la pratique, entre les volontés et les résultats, dans l’ensemble de la civilisation moderne de l’Europe. (Je prends ici le mot dissociation au sens que suggère son étymologie : défaire une société.)
Trois grands faits bien connus, aisément vérifiables, illustrent ce diagnostic.
Chacun voit que nos inventions les plus hardies tournent irrésistiblement à notre destruction, parce qu’elles ne sont pas dominées dans leur conception même, puis dans leur application, par une sagesse régulatrice. Chacun voit que l’industrie et la technique ont détruit au hasard, sans qu’il y ait eu volonté de personne ni plan prémédité, les cadres sociaux et les groupes naturels, créant ainsi les « masses », c’est-à-dire des rassemblements humains sans nécessité organique et sans structure : l’entropie sociale a vertigineusement augmenté depuis un siècle. Et [p. 51] enfin, chacun voit que notre culture est en contradiction avec notre réalité même, et qu’elle devient une révolte permanente.
Depuis cinquante ans, la littérature européenne est essentiellement subversive, soit qu’elle attaque avec acharnement la morale bourgeoise (détachée de ses racines religieuses) ou qu’elle dénonce les conventions en général (sans lesquelles il n’y a pas de vie sociale possible) ; soit qu’elle s’efforce de restaurer des orthodoxies rigides, en protestation contre l’anarchie croissante des critères spirituels et des jugements éthiques. Les noms d’André Gide, de Marcel Proust, d’André Breton, de Kafka, de Joyce, ainsi que de Freud, illustrent la première tendance ; ceux de Claudel, d’Eliot, de Maritain, ainsi que de Karl Barth, la seconde. Le surréalisme et le futurisme décident de détruire toutes les règles, mais en même temps, un Braque, un Valéry, voient dans la règle rigoureuse l’essence de l’art. Les uns et les autres paraissent obscurs au grand public, pour des raisons contradictoires.
Il est remarquable que notre xxe siècle n’ait retenu du xixe que les génies antisociaux, les héros du refus individuel, les révoltés contre le monde moderne, ceux qui remettent tout en question ; et que ceux-là seuls nous paraissent vraiment grands : Kierkegaard, Nietzsche, Rimbaud, Dostoïevski.
Quant à la philosophie, de Bergson aux divers existentialismes chrétiens ou athées, il suffira de remarquer qu’elle cherche désespérément à rejoindre l’être et l’existant concret : ce souci fondamental avoue et prouve à lui seul que notre pensée a perdu ses prises sur la réalité.
Mais cette révolte de la culture contre le monde où nous vivons reste sans efficacité directe. Elle n’agit que sur des élites restreintes, contribuant à les isoler encore plus du courant général, à les dissocier encore plus de l’action politique et de la vie sociale ou économique, lesquelles suivent leurs lois propres, de moins en moins acceptables pour l’esprit. Entre un homme d’affaires, un politicien, un prolétaire, d’une part, et un Rilke ou un Heidegger, d’autre part, il n’y a plus de langage commun, de vision ou d’estimation commune des buts de la vie et de la société. Il n’y a plus en commun que des mots vagues, comme liberté, besoin, justice, auxquels chacun donne un sens différent. Nulle autorité reconnue de tous n’est plus en mesure de « dire le vrai », d’énoncer la commune mesure. Presque tout ce qui se fait, en Europe, contredit en quelque manière ce qui est encore pensé comme juste et bon par nos [p. 52] orthodoxies diverses, par la morale bourgeoise, ou par la sagesse des peuples.
C’est à cette anarchie profonde installée au cœur même de notre civilisation, qu’il faut remonter si l’on veut expliquer les phénomènes morbides que je signalais. Nationalisme, guerre et totalitarisme sont autant de réactions mécaniques et collectives au vide social créé par la dissolution de toute commune mesure vivante, de tout principe d’intégration11.
L’insécurité de l’homme européen
Pour illustrer ce diagnostic, voyons comment l’Européen moyen peut réagir, et réagit en fait, à cette situation qu’il subit d’ordinaire sans la comprendre.
Les cadres et les structures de sa vie sociale sont en bonne partie détruits. Autrefois, le fils d’un drapier devenait drapier, le fils d’un noble, officier, le fils d’un paysan, paysan. Aujourd’hui, il peut devenir n’importe quoi, mais tout le pousse à faire autre chose que son père : c’est ce qu’on appelle se libérer. Il se libère, bien, mais pour quoi ? C’est le problème. Un sentiment d’arbitraire le domine. La morale bourgeoise n’est plus impérative, ne peut plus lui fournir de directives bien claires. Battue en brèche par les pratiques courantes, à base de cynisme prudent ; par la psychanalyse dans les classes aisées ; par le marxisme dans le prolétariat ; enfin par le matérialisme général qui traduit tout en termes de monnaie, quand la monnaie n’a plus de valeur constante, — la morale a perdu sa force animatrice et son prestige. Celui qui ne la suit plus en garde encore une sorte de mauvaise conscience, mais celui qui la suit se sent frustré. Ni la coutume, ni les principes, ni la foi religieuse, pratiquement, ne guident plus le grand nombre. Jamais pourtant la nécessité de directives fermes et claires n’a semblé plus urgente, dans les vertigineuses complexités de la vie moderne et dans l’instabilité qui la caractérise. Voici donc l’homme des villes livré à l’anxiété, à l’insécurité matérielle et morale, mentale et spirituelle. Où trouver le petit groupe qui lui offrira sa protection et défendra ses [p. 53] intérêts ? La famille tend à se dissoudre, ou bien elle végète en province. Comment s’orienter dans le choix d’une carrière ? Toutes sont devenues possibles, en théorie, ce qui augmente la difficulté. Et comment vivre sans un idéal ou une inspiration quelconque ? Or, tout paraît frappé d’hypocrisie.
C’est à cette anxiété de l’homme déraciné, isolé et désorienté qu’ont répondu les passions collectives et les systèmes totalitaires.
Le nationalisme, tout d’abord, s’est substitué au patriotisme local. Première tentative de l’État moderne (appuyé par l’école et l’armée) pour créer un ersatz idéologique de l’attachement instinctif au sol, au milieu natal, à l’indépendance concrète du groupe. Cependant, malgré les efforts d’un Barrès ou d’un Maurras en France, et de nombreux théoriciens allemands, le nationalisme bourgeois eût échoué à donner à l’homme des masses une règle de vie, une discipline d’action et de pensée, si l’élément social n’était venu se conjuguer avec lui, après la Première Guerre. Ce que Mussolini et Hitler, tous deux fortement influencés par l’exemple de Lénine, ont eu le génie de comprendre les premiers, c’est que l’homme des masses vit dans l’angoisse de l’arbitraire, et qu’il en est réduit à désirer qu’on le libère d’une liberté sans contenu. Il cherche un guide. Duce, Führer, Caudillo, Père des peuples, qui lui dicte sa conduite et qui la garantisse en même temps qu’il lui enseigne une doctrine d’unité. Ce n’est point par méchanceté ou par perversité que tant d’hommes en Europe sont devenus fascistes et deviennent aujourd’hui communistes. C’est parce qu’ils ont senti de tout leur être le besoin d’un principe d’unité, que seules les dictatures se proclamaient prêtes à fournir.
Tant que les démocraties occidentales n’auront pas mesuré la nature de leur carence fondamentale, et l’intensité aveuglante de la tentation totalitaire qui en résulte, leur polémique contre les dictatures et leur rhétorique libertaire resteront vaines, ou n’agiront qu’à contre-fin.
Arthur Koestler me racontait un jour qu’à la suite de la publication en France, du Zéro et l’Infini il avait reçu plusieurs lettres d’étudiants lui disant en substance ceci : « Monsieur, je crois exacte votre description du stalinisme. En conséquence, je m’inscris au Parti communiste. Car c’est précisément une discipline de ce genre que je cherchais. »
Entre l’angoisse de l’arbitraire et la « sécurité » des dictatures, la liberté demeure encore une possibilité réelle et un mot exaltant. Saura-t-elle [p. 54] se donner des disciplines efficaces et un contenu positif ? C’est à ce prix seulement qu’elle pourrait redevenir, pour l’homme européen, une raison de vivre, d’espérer, et par suite, de résister. On n’accepte de mourir que pour des raisons de vivre.
Où sont les remèdes ?
Il serait naïf de supposer que les hommes politiques européens tiennent en réserve des remèdes à cette situation. À vrai dire, elle déborde leurs compétences. La plupart n’ont pas même le soupçon qu’elle existe. Si l’un d’entre eux prenait un jour le temps de s’en apercevoir, il se garderait d’en parler, craignant avant tout de passer pour un « intellectuel », aux yeux de ses collègues, c’est-à-dire pour un homme dépourvu de « réalisme ». On aurait tort de le lui reprocher. La technique politique est une chose, la direction morale et spirituelle des hommes une autre chose. Les dictateurs totalitaires ont prétendu confondre ces deux rôles en leur personne. Et l’opinion démocratique, impressionnée, semble attendre maintenant de ses propres hommes d’État qu’ils fassent pour elle au moins un peu de ce qu’un Hitler fit pour l’Allemagne, de ce qu’un Staline fait pour ses Russes : qu’ils définissent un nouveau way of life, capable d’être opposé victorieusement à celui des totalitaires. Cette exigence exorbitante n’est pas de celles qui empêchent de dormir nos hommes d’État. Certes, ils savent orner leurs discours de phrases sur les glorieuses libertés de l’Europe et la défense des valeurs spirituelles. Mais leur métier n’est pas de repenser l’époque, et encore moins la situation de l’homme en elle. La philosophie de leur politique, quand elle n’est pas en fait le matérialisme de « bon sens » de la bourgeoisie (« Donnez-leur la sécurité, du travail et un logement, ils se tiendront tranquilles ») se réduit à quelques slogans. Non, ce n’est pas aux hommes d’État, si grands soient-ils, qu’il faut aller demander de recréer la commune mesure évanouie. Et ce n’est pas non plus aux partis politiques démo-chrétiens ou socialistes : ce serait exiger d’eux qu’ils essaient à leur tour de devenir totalitaires. Aucun n’est en mesure d’y prétendre, et d’autre part chacun représente un élément irréductible de ce complexe d’antinomies qu’on nomme l’Europe. Quant aux doctrines économiques classiques ou révolutionnaires, il n’en est pas une seule qui ait réussi à soumettre l’économie au bien commun, sans qu’on puisse dire si cet [p. 55] échec tient aux doctrines, au fait que le bien commun n’était plus défini, ou au fait que la politique a négligé de soumettre l’une à l’autre.
Restent les intellectuels. Il peut sembler, en théorie, que leur vocation précise, dans une telle situation, soit de rendre à l’Europe des mesures, une sagesse théorique et pratique, une juste conception de l’homme, d’où découleraient des conséquences nécessaires que les experts sauraient tirer. Mais justement, l’un des symptômes les plus frappants de la crise que traverse l’Europe — et avec elle tout l’Occident — c’est l’impuissance des intellectuels devant les réalités qu’ils ont créées (comme le nationalisme, la lutte des classes, la bombe atomique), ou qu’ils ont laissé se créer.
Je diviserai les intellectuels européens en trois classes. Les premiers se désintéressent de toute action sur la réalité contemporaine, en tant qu’écrivains, artistes, ou savants. Les seconds, au contraire, « s’engagent », et décident d’agir sur l’époque, mais pratiquement se contentent le plus souvent de servir la tactique d’un parti, dont la doctrine, faite sans leur aide d’ailleurs, ne compte plus guère. Les troisièmes critiquent notre temps et proposent des remèdes — comme Berdiaev, Maritain, Eliot, Jaspers, Jung, Keyserling, et parfois Valéry — mais les politiciens, les économistes, les militants des partis, et l’homme des masses ne les lisent pas et ne les comprendraient guère s’ils les lisaient.
Comment passer de ces analyses profondes à la réalité des combinaisons parlementaires, à la conduite d’une fabrique d’armes, ou aux revendications d’un syndicat ? D’ailleurs, ces excellents esprits ne sont pas souvent d’accord entre eux. Ils représentent des écoles ou des religions antagonistes. Ainsi l’action réelle va d’un côté, privée de guides spirituels ; et la pensée parle dans le vide, ou dans des cercles très restreints, d’ailleurs hostiles les uns aux autres.
Aucune doctrine particulière n’a la moindre chance de convertir une solide majorité des Européens, et de recréer cette commune mesure, faute de laquelle une civilisation ne peut durer. Ni le travaillisme anglais, ni l’existentialisme, ni le néo-thomisme — pour prendre des exemples au hasard — ne peuvent offrir des remèdes acceptables pour plus d’un pays, d’une école, d’une confession. Or, nous avons une vingtaine de pays, et je ne sais combien d’écoles, de religions et d’anti-religions.
Pour avoir quelques chances de succès, un remède à cette anarchie devrait répondre à trois conditions principales.
[p. 56] — Il devrait intéresser d’une manière vitale à la fois les politiciens, les économistes, les intellectuels, et les masses, et leur offrir le moyen de collaborer effectivement à une construction.
— Il ne devrait pas être l’apanage d’un parti, d’une nation, d’une tendance intellectuelle, cherchant l’hégémonie, mais au contraire une sauvegarde des diversités authentiques.
— Il devrait se baser sur les traditions qui ont fait la puissance de l’Europe, mais permettre en même temps une rénovation de la prospérité et de la créativité du Vieux Monde.
Seul, l’idéal de la fédération européenne semble répondre à ces trois conditions.
Depuis quelques années, nous l’avons vu grouper dans un même mouvement général des hommes de tous les partis (sauf les staliniens), de tous les pays, de toutes les confessions et de toutes les professions. Il ne tend pas à supprimer leurs différences doctrinales ou nationales, mais à les sauver toutes ensemble (à sauver leur autonomie) par le moyen de l’union fédérale. Enfin, il cherche à rétablir l’ancienne communauté européenne, détruite par les nationalismes étatisés, mais en même temps il offre une possibilité de dépasser les vieilles luttes partisanes, et de renouveler, en libérant les échanges matériels et spirituels, la vitalité créatrice de notre civilisation.
Dans ce mouvement sans précédent, j’entrevois notre meilleure chance de réunir enfin la pensée et l’action, de conjuguer les intérêts au service d’un même but que l’esprit peut faire sien, et de surmonter ainsi le divorce profond qui est à l’origine des plus grands maux du siècle.
Cependant, l’expérience de ces dernières années a montré que les mesures politiques, économiques ou militaires, les plus urgentes et les plus sages proposées pour unir l’Europe, bien qu’acceptées par la majorité, s’enrayent mystérieusement au seuil des réalisations (armée européenne, autorité politique supranationale, abaissement des douanes intérieures à l’Europe, équivalence des degrés universitaires dans les différents pays, etc.). La raison de cette paralysie en dépit du danger immédiat et commun, c’est que l’esprit européen n’est pas encore assez vivace ou exigeant, c’est que la conscience commune des Européens n’est pas encore réveillée, malgré tous les éclats de voix d’un Vychinski condamnant l’Occident en bloc et proclamant ainsi son unité ; et malgré le plan Marshall, dont le but déclaré est d’aider l’Europe comme un tout.
[p. 57] Aucun des sacrifices nécessaires ne sera consenti, rien ne pourra donc se faire pratiquement, tant que les Européens n’auront pas compris par le cœur et par l’esprit, qu’ils forment en réalité une même nation, qu’ils vivent d’une même culture, laquelle dépend en tout d’un même système de valeurs menacées ; qu’ils périront ou se sauveront ensemble.
Qu’en est-il donc de l’unité réelle de ce continent, si riche de ses diversités, si malade de ses divisions ?
Unité de la culture européenne
Depuis cent ans, nos divers peuples ont prétendu posséder des cultures authentiques et distinctes. On parle non seulement de culture française, mais de culture danoise, irlandaise ou croate. C’est un effet de l’ignorance entretenue par la passion nationaliste, les manuels des écoles primaires et la littérature romantique. En fait, aux origines de la culture européenne, il y a trois éléments communs, Athènes, Rome, et Jérusalem, qui ont été conjugués pendant les premiers siècles de notre ère. À quoi sont venus s’ajouter l’esprit critique et la science dès la Renaissance, la raison dès le xviiie siècle, l’industrie et la démocratie au xixe siècle, la technique au xxe siècle.
L’unité de la civilisation européenne au-delà et en deçà des diversités linguistiques et raciales devient évidente dès que l’on considère nos formes d’expression dans les domaines les plus divers : le sonnet, le roman, le tableau, le contrepoint et l’harmonie dans tous les arts et dans tous nos pays ; les liturgies, toutes comparables ; le vote majoritaire, le système des partis, les codes écrits ; les poids et mesures ; l’architecture rurale, urbaine, ecclésiastique ; la science expérimentale et l’esprit critique ; le vêtement et les moyens de transport ; et même la mode changeant d’une année à l’autre, mais adoptée en quelques semaines par tous nos peuples. Mais au-delà et en deçà des formes, il y a les concepts fondamentaux, qu’on peut dire spécifiques de l’Europe : la révolte méthodique et critique contre toutes les lois du sacré tribal et collectif ; les notions d’individu, de personne, et de vocation personnelle, en contradiction avec les rites et coutumes irrationnelles ; enfin et surtout, l’idée que la diversité des traditions des langues, des partis, des nations et même des religions, est une condition fondamentale de la créativité et de l’esprit d’invention. Privée du sens de l’opposition et du non-conformisme, notre civilisation se fût arrêtée à l’âge romain. Elle eût éliminé [p. 58] l’esprit grec et le christianisme prophétique — ou bien eût succombé aux invasions de l’Est.
Ce complexe de contradictions fondamentales et d’antagonismes spirituels, s’est révélé au cours des âges comme étant le plus créateur de toute l’histoire des civilisations. Il explique seul que malgré sa petitesse physique, sa pauvreté relative en matières premières, sa population dense mais minoritaire dans le monde, l’Europe soit devenue le foyer le plus virulent du progrès humain pendant sept siècles. L’Europe actuelle, quels que soient ses vices et les éléments de décadence qu’elle se refuse à éliminer, reste par excellence la terre des hommes. J’entends qu’elle reste le lieu du monde où, vertueux ou vicieux, les hommes sont malgré tout les plus différenciés, les plus avides d’expérimenter les limites de l’esprit, de toucher le fond des choses et de prendre conscience d’eux-mêmes, soit pour s’accepter, soit pour se révolter. Un des caractères les plus frappants de l’unité européenne, je le trouve précisément dans le goût et la passion de différer, communs à toutes nos élites, et plus qu’on ne le croit aux individus qui forment en réalité les masses.
Dans le champ des inventions de tous les ordres qui ont modifié l’aspect du monde depuis cinquante ans, la part des Européens est largement prépondérante. Et je dis bien : des Européens, non de tel de leurs pays. Car chacune de leurs découvertes est née du grand dialogue entre les esprits du passé et du présent, par-dessus les frontières ; chacune est prise dans le contexte d’une réflexion européenne (contexte qui tend d’ailleurs de plus en plus à s’étendre aux États-Unis). Qu’il suffise de mentionner : le marxisme et la psychanalyse ; l’existentialisme et le personnalisme ; la théorie des quantas en physique, celle des groupes et celle des ensembles en mathématique ; la sociologie et les grandes synthèses historiques ; la relativité généralisée et la physique nucléaire ; l’aviation, la radio et le cinéma ; la vaccination, la pénicilline et le DDT ; le pétrole synthétique et le radar ; la rationalisation du travail industriel, le syndicalisme et les coopératives ; la construction métallique et la bureaucratie ; et enfin l’art moderne tout entier, peinture, musique, poésie, essai, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms de l’Europe, et les très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier de nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés de Paris, ou dans nos livres.
Je dirai plus. Le monde moderne en tant que tel peut être appelé une création européenne. Pour le bien comme pour le mal, il imite à la fois [p. 59] nos mœurs et nos objets, nos procédés d’art et de construction, de transport et de gouvernement, d’industrie et de médecine, et nos armes. Les Hindous, les Chinois, les Noirs, copient d’Europe pour toutes ces choses, mais nous, nous copions tout au plus quelques citations de leurs sages, quelques statues de leurs dieux, ou quelques rythmes de leurs danses. (Demain pourtant, c’est l’Amérique ou la Russie qu’ils imiteront…)
Car si l’on peut dire que l’Amérique du Nord et l’URSS sont aussi — l’une depuis les origines, l’autre dans ce qu’elle a de moderne précisément — des créations de la culture européenne, il n’en reste pas moins que l’avenir paraît bien être à elles et non plus à l’Europe, parce qu’elles apportent une fraîcheur plus robuste dans l’exploitation de nos découvertes. Nous concevons un prototype, elles produisent des séries.
D’où résultent pour l’Europe deux conséquences également importantes : une tentation d’orgueil qui nous ferait dire : « Nous sommes les seuls, les vrais civilisés », et une tentation d’infériorité qui nous ferait penser : « Tout notre esprit nous a conduits à perdre notre hégémonie, nous avons exporté nos secrets créateurs, sans nulle prudence, et maintenant on les retourne contre nous, avec une énergie que nous avons perdue ».
Spirituellement conquérante ou décadente, ou les deux à la fois, l’Europe n’en est pas moins demeurée le foyer de la civilisation contemporaine, occidentale, — c’est-à-dire de la seule civilisation qui ait su remplacer toutes les autres, arrêtées, en recul, ou éteintes.
Si ce foyer venait à être détruit par une guerre totale, les bibliothèques, les microfilms, les documents collectionnés aux USA, et les résultats enregistrés des recherches ne suffiraient pas à maintenir la créativité spécifique de l’Europe, le sens inné de ses diversités, ses traditions transmises de personne à personne et de maître à disciple, bien plus que de professeurs à élèves. Le cœur aurait cessé de palpiter. Il ne resterait qu’un musée.
L’unité supranationale de la culture européenne est quelque chose qu’il s’agit aujourd’hui bien moins de définir que de sauver, et aussi d’illustrer en créations. Dieu merci, elle n’est pas encore un objet de science, mais un drame.
Nous avons à la défendre contre la menace totalitaire, contre l’esprit de simplification stérilisant que favorisent les mass médias, contre nos divisions enfin, qui paralysent les échanges vitaux. Nous avons à rappeler [p. 60] aux élites, à révéler aux masses, que les vraies sources de la puissance européenne sont spirituelles, morales, intellectuelles, et que la culture sur ce petit cap n’est pas un luxe, mais la condition même de notre vie. Et nous avons à créer la synthèse des connaissances acquises en divergence, comme au hasard, par l’ère moderne : c’est le souci majeur de nos meilleurs esprits.
Dans la lutte pour l’union fédérale de l’Europe, cette défense prend l’aspect positif d’un rassemblement créateur. On peut donc dire que l’unité de notre culture existe par et dans cette lutte. C’est une « Unité d’avenir ».
Ce que cela signifie pour l’Amérique
Lecteur américain, vous l’aurez senti : tout ce qui précède vous concerne aussi bien que nous Européens, pour l’essentiel. Car si l’on a pu dire que l’Amérique est un « miroir grossissant de l’Europe » (Léo Ferrero), il est vrai aussi que l’Europe est l’étymologie des maux américains. Nos maladies sont, ou seront un jour les vôtres, non point dans leurs manifestations, mais dans leur principe. Après tout, vos ancêtres ne sont pas nés de votre terre, mais ils y ont été comme projetés par le jeu des contradictions internes de l’Europe, religieuses d’abord, puis nationales et sociales, enfin économiques et parfois politiques.
Le mal fondamental de l’Europe du xxe siècle, c’est la dissolution de la commune mesure. Qui pourrait dire que l’Amérique n’en souffre pas ? Celui-là seul qui s’en tiendrait aux symptômes extérieurs, si différents d’un côté à l’autre de l’océan.
Vous êtes plus menacés que nous par la dictature psychique des mass médias, alors que nous sommes surtout menacés par nos divisions nationales, partisanes, individualistes. En Europe, la dissolution profonde du lien spirituel entre la société et la culture tend à provoquer des explosions ; aux USA, voilée par un moralisme et un civisme plus vivaces, elle tend plutôt à provoquer un abaissement moyen du niveau de conscience. Avec une sorte de sadomasochisme, nous en tirons les conséquences extrêmes, guerre, totalitarisme, doctrines de l’absurde ; je vous sens au contraire tentés de noyer le problème ou de le refuser. « Simplifions, posons moins de questions, tout s’arrangera », semblez-vous dire. « Précisons impitoyablement, poussons nos questions jusqu’au bout et même plus loin », dit toute notre culture avec Kafka.
[p. 61] Mais plusieurs des symptômes européens du mal commun se retrouvent en Amérique : l’isolement croissant de l’élite créatrice, la contradiction des morales, l’insécurité spirituelle et mentale… C’est dire que le challenge que représentent les solutions totalitaires — sauf dans le plan politique où votre unité est faite — s’adresse à vous autant qu’à nous. La tentation est moins forte pour vous. Mais craignez qu’un peu plus de conscience ou une panique ne la renforce.
Vous êtes intéressés à notre guérison. Car dans un sens, nous sommes vos cobayes ; et dans un autre, votre hérédité.
Ce que vous devez attendre de l’Europe, c’est qu’elle découvre rapidement les antitoxines des virus qu’elle a sécrétés depuis cent ans, contre lesquels vous n’êtes pas immunisés. En retour, nous attendons de vous bien autre chose que des dollars — si indispensables qu’ils soient. Nous attendons que vous trouviez comment l’homme peut demeurer humain, demeurer une personne responsable, malgré la télévision, la publicité, les propagandes et la tendance à fuir devant soi-même dans la masse.
Nous vous prions de ne pas désespérer de l’Europe malade. Ce serait désespérer de votre propre civilisation, de son essence. L’Europe dispose encore des plus grandes réserves créatrices de l’humanité : les cinquante premières années du siècle l’ont prouvé. Ne pensez pas qu’elle est perdue, sacrifiée anyway, et qu’il est temps de drainer ses dernières valeurs, musiciens, écrivains, professeurs et savants. De Stravinsky à Hindemith, de Thomas Mann à Aldous Huxley, de Maritain à Toynbee, et d’Einstein à Fermi, beaucoup déjà nous ont quittés, sont devenus vôtres. Mais nous pouvons encore en être heureux pour vous : il nous en reste assez, et nous en ferons bien d’autres. Aidez-nous en retour à renaître des ruines morales et physiques de deux guerres, de la folie nationaliste, et d’une longue maladie totalitaire provoquée par un déséquilibre dont vous êtes menacés, vous aussi.
Je souhaite ici qu’un dialogue atlantique s’institue et s’anime, non point pour échanger des préjugés stupides — vous êtes « barbares » et nous sommes « décadents » — mais pour échanger des espoirs. Que chacun dise à l’autre ce qu’il attend de lui, espère de lui. J’ai connu des malades qu’on a sauvés en leur disant seulement au creux de l’oreille : « Tu sais que j’ai besoin de toi. »