Culture et technique en Europe et dans le monde
De deux conférences, l’une au Séminaire de Copenhague sur La culture et l’économie, organisée par la Fondation européenne de la culture en 1962, l’autre à l’École polytechnique universitaire de Lausanne en 1963, lors du congrès des anciens élèves de l’EPUL, on a gardé ici les éléments communs et quelques vues complémentaires.
Dialogue occidental de la culture et de la technique
L’économie occidentale d’aujourd’hui est dominée par l’industrie ; or le moteur de notre développement industriel, c’est la technique, fille de la science, et d’une science étroitement liée à toute l’évolution culturelle de l’Occident. C’est donc dans la technique, par son intermédiaire et à son sujet, que la culture et l’économie de l’Occident communiquent le plus directement, au niveau de la création comme à celui des effets extérieurs, et s’interdéterminent de la manière la mieux vérifiable.
Je pars de trois faits connus de tous :
1. Pour la première fois dans l’histoire, une civilisation devient vraiment mondiale, et c’est la civilisation technique. Née de l’Europe, développée par l’Amérique, adoptée par l’URSS et de là, transplantée en Chine, elle est devenue, au cours de ces dernières années, non seulement l’idéal, mais la revendication parfois bruyante et turbulente de tous les pays du tiers-monde, même les plus farouchement hostiles à l’Occident. [p. 125]
2. Presque partout, on manque de techniciens, d’ingénieurs et de contremaîtres, de managers, de spécialistes, et même d’ouvriers qualifiés. L’URSS est peut-être la seule exception. Il en résulte qu’on propose un peu partout d’orienter les études, dès l’enfance, vers la formation scientifique, technique, de plus en plus spécialisée, aux dépens de la culture générale et de ce que les Français et les Anglo-Saxons nomment encore les humanités.
3. Depuis plusieurs dizaines d’années, les plus grands penseurs de l’Europe et des États-Unis, suivis par les chroniqueurs des journaux et par l’élite de la bourgeoisie, chantent sur tous les tons la plainte de l’humanisme opprimé par la technique, et prédisent le triomphe prochain des robots, la mise en esclavage de l’homme par ses machines.
Toutes ces contradictions définissent notre drame, et ce n’est pas seulement le drame de l’Occident, c’est celui de toutes les cultures, dans le tiers-monde, qui se voient menacées d’extinction par le succès brutal d’une civilisation dont les auteurs eux-mêmes se déclarent effrayés.
Au moment même où il voit sa technique et ses valeurs techniques adoptées par le monde entier, l’Occident se met donc à douter de son bon droit, et à diviser ses forces en deux camps : d’une part, ceux qui sont prêts à sacrifier la culture générale aux exigences nouvelles de la technique et qui se nomment les progressistes ; d’autre part, ceux qui défendent nos traditions humanistes, s’opposent de toutes leurs forces instinctives à la technique, et qu’on nomme les réactionnaires, même s’ils sont simplement conservateurs. Leur erreur commune consiste à ne pas voir à quel point la technique résulte de la culture occidentale et s’en nourrit, et à quel point cette culture occidentale peut à son tour bénéficier de la technique.
Genèse religieuse de la technique
Comment s’explique le fait patent que la technique moderne, depuis le xviie siècle, ait été la création de l’Europe seule, et par la suite, de ses filiales américaine et russe — alors que ni l’Afrique des tribus et des sorciers, ni l’Inde des castes et des sages, ni la Chine des paysans et des mandarins, n’avaient pu ou voulu produire de machines, de turbines ou même de canons jusqu’à ces toutes dernières décennies, et n’y auraient pas songé d’elles-mêmes, sans l’exemple et le défi occidental ? [p. 126]
Que signifie l’effort technique de l’Occident, et quelles sont ses racines profondes dans la psyché européenne ?
J’ai tenté de répondre à ces questions dans un livre intitulé L’Aventure occidentale de l’homme, et je me suis vu amené à établir une chaîne continue, sinon de causes et d’effets, du moins d’attitudes spirituelles permettant et favorisant certaines recherches plutôt que d’autres, — recherches qui à leur tour devaient conduire à certaines découvertes plutôt qu’à d’autres — et cette chaîne va des grands conciles du ive et du ve siècle, comme ceux de Nicée et de Chalcédoine, jusqu’à notre bombe atomique. Voilà qui peut surprendre, mais qui est en somme très simple : la religion prépondérante de l’Europe se fonde sur le dogme de l’Incarnation. Or qu’est-ce que l’Incarnation, sinon Dieu lui-même, l’Esprit pur, qui choisit de se rendre connaissable dans un corps d’homme. Il en résulte que le corps physique, et la matière du même coup, se trouvent fortement valorisés comme objets des recherches de l’esprit. Corps et matière sont bien réels aux yeux de l’Occidental christianisé, et ne sont pas une simple illusion, une partie du voile de Maya que tout l’effort spirituel devrait tendre à dissiper, comme le veulent les religions brahmanique et bouddhiste. Le corps et la matière et toute la création, désormais paraissent dignes d’être contemplés, comme le dira Kepler, bien plus, d’être transformés par l’homme spirituel et sauvés, ainsi que l’avait déjà dit saint Paul, dont je rappelle ici une déclaration réellement fondamentale : « La création tout entière, dans une attente ardente, attend la révélation des fils de Dieu, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption… pour avoir part à la liberté de l’Esprit. » Il y a là un programme grandiose d’action sur le cosmos, qui s’offre à l’homme en tant que spirituel, précisément. Programme pratiquement infini, ou qui ne finira qu’avec la « fin des temps », mais la croyance en un Dieu créateur et régulateur du cosmos le rend cependant concevable pour la foi.
Il faut voir là sinon l’origine immédiate de la science, du moins l’annonce de l’attitude fondamentale, de l’option de base qui va rendre la science possible et qui va donner bonne conscience à la recherche appliquée non plus à l’esprit seul, absolu et impersonnel, comme en Inde, ou aux esprits surnaturels, comme dans la magie africaine, mais aux corps et à la matière et à toute la Nature naturée — Nature à laquelle il ne s’agit plus de se conformer, mais qu’il faut au contraire transformer, illuminer et finalement sauver. Ce que la Nature « attend » [p. 127] de l’homme, c’est une action qui maîtrise et libère, non pas une révérence dévotieuse et craintive.
D’autre part, la religion judéo-chrétienne d’un Dieu incarné, qui appelle l’homme à la liberté dans sa condition concrète et non dans l’évasion mystique, se combine, peu à peu, non sans peine, avec le rationalisme critique de la Grèce et son exigence de vérité, voire de véracité contrôlée et mesurée. Cette synthèse, qui est l’œuvre du Moyen Âge, dès le xiiie siècle, produit ses effets à partir de la Renaissance, dans la création de la science moderne, et j’entends bien d’une science des corps et de la matière qui ne se veut pas seulement spéculative, mais transformatrice du réel. Ajoutez-y le goût du travail, vertu ou vice des populations nordiques, d’ailleurs approuvé par les ordres monastiques : laborare est orare ; et enfin, la nécessité de survivre dans un coin du monde peu favorisé par les dons gratuits de la Nature — j’entends notre péninsule occidentale de l’Asie — et vous aurez les conditions enfin réunies de l’apparition de la technique en Europe : effort plus ascétique que magique, et plus rigoureux qu’hédoniste, de maîtrise et de transformation de la matière et de la Nature, effort de création d’un milieu artificiel, au service des fins propres de l’homme.
Genèse onirique des inventions
L’histoire des grandes inventions, de celle du feu à celle de la fusée spatiale, n’est pas l’histoire de « besoins » qui auraient existé avant ces inventions ; et elle ne dépend pas non plus des fameuses « lois de l’économie » dont parlaient Marx et les théoriciens bourgeois de l’utilitarisme, mais au contraire des rêves les plus constants de l’homme, rêves qui déterminent dans nos vies ce qu’on nomme les hasards, les trouvailles par hasard, rêves qui sont aussi les grands thèmes directeurs des créations de notre culture.
Pourquoi l’homme fabrique-t-il des outils ? Quels sont donc les motifs profonds de la technique ? Tout le xixe siècle répond en chœur : que l’homme invente pour des motifs utilitaires. Et presque tous les historiens de la technique répètent jusqu’à nos jours que les grandes inventions ont « répondu à des besoins » économiques, alimentaires et matériels. Quelques-uns cependant nous disent : si l’homme invente, c’est par défi aux dieux, c’est pour ravir le feu du ciel, comme [p. 128] Prométhée, et pour soumettre la Nature à notre volonté de puissance et de richesse. Et pourtant, la plupart des exemples classiques d’inventions et de découvertes dans l’ère moderne, si l’on y regarde de près, réfutent précisément ces théories.
À l’origine des inventions européennes du xvie au xixe siècle, qui ont décidé du sort de la technique moderne, et par suite de notre économie, nous ne trouvons pas le désir de gain, ni le besoin de confort, ni la volonté de puissance, ni l’impulsion de satisfaire des besoins que personne n’éprouvait avant elles (personne n’avait besoin d’autos quand il n’y en avait pas encore), mais au contraire des rêves magiques ou religieux, affectifs, poétiques, généralement humains.
Dis-moi ce que tu rêves, je te dirai ce que tu vas trouver.
L’explication de la technique par des besoins utilitaires ou économiques repose en somme sur un anachronisme, et sur une confusion des effets et des causes. Au début, il y a le rêve, le jeu ; plus tard viennent l’industrie et les gros dividendes : mais ceci n’explique pas cela. Au début, il y a ces jouets pour grandes personnes (ou ces spéculations abstraites sans nulle utilité imaginable) qui font sourire l’économiste, l’homme d’affaires et l’homme politique. Exemple : Adolphe Thiers, historien et ministre français, déclare en 1833 que la locomotive est « une simple amusette scientifique, sans aucun avenir ». Plus tard, l’industrie et la banque, avec l’aide de savants économistes, échafaudent sur de telles amusettes le système compliqué de leurs « lois économiques », et prétendent que ces lois expriment les besoins matériels de l’homme des masses. La vérité est simplement inverse : l’homme moyen n’éprouve le besoin de prendre le train, l’avion, ou son auto, que parce que quelques fous et rêveurs de génie inventèrent un beau jour ces mécaniques, qui devaient permettre l’industrie moderne. Si le besoin matériel expliquait les créations de la technique, et si les produits de l’industrie répondaient aux besoins matériels, pourquoi ferait-on de la publicité ?
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, l’explication utilitaire ou économique, entièrement fausse pour les périodes qui nous précèdent, peut nous sembler en train de devenir vraie. La plupart des brevets d’inventions suivis d’exploitation sont enregistrés par les bureaux d’études des grandes firmes industrielles ou des offices de recherches militaires. Mais ce sont, après tout, de petites inventions, répondant à de petites nécessités d’abaissement d’un prix de revient ou d’augmentation [p. 129] d’un confort défini en termes physiques. Les très grandes inventions de notre siècle vérifient, en revanche, la thèse du rêve créateur : l’exemple des fusées vers la Lune et Vénus me suffira. Les plus grandes sommes — des milliards de dollars — que dépensent nos plus grands États, sont affectées à la recherche des moyens d’explorer le cosmos. Personne ne peut savoir à quoi cela servira. Ce qui explique ces dilapidations délirantes, et même scandaleuses aux yeux des utilitaristes, en lesquelles rivalisent l’URSS et les USA, ce ne sont pas les lois de l’économie et encore moins les besoins matériels — quand les deux tiers de l’humanité souffrent la faim — mais c’est un rêve, universel et proprement irrésistible. Et si un jour nous découvrons sur Mars je ne sais quelles substances nouvelles qui procurent à nos industries ou à nos États de nouveaux moyens d’enrichissement ou de puissance, nos descendants diront : c’est à cause de cela, c’est pour cela, que les premiers astronautes quittèrent la Terre. Mais ici nous sommes tous témoins qu’il n’en est rien. Comme les rois catholiques furent témoins que ce pauvre fou, leur protégé, Christophe Colomb, ne partit pas pour chercher des esclaves et des dollars en Amérique, mais bien pour découvrir les Indes de son rêve, ces Indes aux cités pavées d’or, et cet or qui eût permis l’ultime croisade pour délivrer Jérusalem…
L’homme primitif crée des outils pour jouer avec les démons cachés dans le feu ou dans la pierre, dans l’eau courante ou l’animal, comme dans ses songes et ses rêves éveillés. Il exorcise prudemment une Nature peuplée de dieux et leurs intentions malicieuses. L’homme moderne est-il très différent ? Prenons quelques exemples de ses inventions techniques les plus spectaculaires : la machine à vapeur, l’auto, l’avion.
Voler, partir au hasard sur les routes, aller jouer…
C’est du rêve de voler qu’est né l’avion, et non pas de la prévision des avantages commerciaux, touristiques et militaires que présenterait un jour l’industrie de ces tapis volants à réaction, devenue l’une des branches principales de notre économie. L’histoire du vol d’Icare est le récit d’un rêve que presque tous les hommes ont fait une nuit ou l’autre, y compris Léonard de Vinci qui décrit, dessine et calcule un homme volant et de grands oiseaux mécaniques, et c’est ce rêve qui animait encore les premiers constructeurs d’avions à ailes mobiles ou à pédales, [p. 130] puis à moteur. Le motif onirique du vol, attesté par des centaines d’auteurs depuis trois à quatre-mille ans, est de toute évidence antérieur à toute espèce de considération utilitaire, économique.
C’est du rêve de partir au hasard sur les routes, et d’aller librement vite et loin, qu’est née l’auto. On en trouve le récit détaillé dans l’autobiographie de Henry Ford, Ma Vie. Ce rêveur incurable, bricoleur dépourvu de « connaissances scientifiques », cherchait à construire, nous dit-il, une « locomotive routière » qui ne fût pas astreinte à suivre la loi rigide des voies ferrées et des horaires, mais pût aller à l’aventure le long des routes et des chemins dans les campagnes : fantasme typique de l’adolescence, qui est l’âge des fugues. Le jeune Ford le réalisa en 1893, quelques années après que l’Allemand Otto eût inventé le moteur à explosion interne. On n’ignore pas que des douzaines d’ingénieurs ou amateurs de mécanique, en France surtout, avaient construit d’autres voitures automobiles bien avant Ford. Son invention ou sa réinvention n’en demeure pas moins exemplaire, par ses motifs réels, d’ordre psychologique, autant que par ses succès ultérieurs.
Enfin, la machine à vapeur. Celle qui existait au début du xviiie siècle était des plus rudimentaires : il fallait qu’un surveillant introduise de temps à autre un jet d’eau froide dans le réservoir contenant la vapeur, afin de produire sa condensation. Un jour, un jeune enfant chargé de cette besogne, Humphrey Potter, eut l’idée de relier à un balancier les robinets commandant l’arrivée de la vapeur et de l’eau froide, rendant ainsi le processus automatique ; et il fit cela, nous disent les récits de l’époque, afin de pouvoir aller jouer. James Watt, plus tard, ne fit que perfectionner la trouvaille du petit garçon, précurseur de l’automation créatrice de loisir.
Nul motif attesté n’est donc utilitaire, économique ou financier. Ce sont des besoins d’un tout autre ordre, psychologiques et moraux, qui ont guidé l’intuition des inventeurs et les ont disposés à trouver. Ainsi le promeneur dans la campagne sent tout d’un coup qu’il n’a qu’à se baisser pour cueillir à ses pieds un trèfle à quatre feuilles.
Je voudrais observer au surplus que s’il est bien certain que l’invention de Ford est née d’un rêve d’évasion hors des voies imposées de la civilisation, ces « chemins de fer » au nom évocateur de dure contrainte, tandis que le préfixe « auto » évoque la liberté de l’individu, cette invention n’était certainement pas la mieux adaptée à ses fins, ni la mieux calculée pour répondre à des besoins pratiques, utilitaires : on le [p. 131] voit bien dans nos villes embouteillées, et quand il faut payer les autoroutes. Si je veux être libre de rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange, et puis méditer à loisir. Au volant d’une auto, rien de pareil : tout ce que je puis lire, ce sont des chiffres, des ordres de police routière. Si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich. Si je rêvasse, un klaxon me réveille brutalement. Et si je m’endors, c’est pour toujours.
Premières conclusions
C’est la nature de nos rêves constants qui détermine nos découvertes, donc nos techniques. Mais nos rêves à leur tour, d’où viennent-ils ? Ils expriment nos croyances autant que nos instincts, les interdits sociaux et religieux autant que les désirs secrets de l’individu et les possibilités illimitées de l’imagination : ce sont eux qui créent la culture, les arts, les sciences et la littérature. C’est évident. Mais il ne faut pas oublier qu’ils se nourrissent en retour de la culture : nos lectures, les tableaux que nous avons vus, les images du divin que nous livrent les siècles de notre civilisation, modifient sans nul doute notre pouvoir de rêve, son imagerie et ses orientations — qui sont celles de nos découvertes.
Je voudrais résumer, ramasser en deux phrases ce premier point de mon exposé :
— notre technique occidentale est née du rêve occidental, de ce même rêve qui a créé notre culture ;
— la technique n’est donc pas un destin objectif et que nous aurions à subir, mais bien au contraire, elle exprime des vœux profonds dont nous sommes responsables.
Il en résulte que la culture et la technique ne sauraient être opposées dans leurs sources, au niveau de leur création, puisqu’elles procèdent de nos mêmes rêves fondamentaux.
Questions populaires — et sérieuses
Restent les grandes questions de savoir si la technique enchaîne l’individu ou si elle le libère ; si nous sommes les esclaves de nos [p. 132] machines ou si elles nous servent ; et surtout si l’humanité saura maîtriser la bombe atomique, ou si un jour prochain peut-être, à la suite d’une erreur commise au Pentagone, ou au Kremlin, ou même à l’Élysée, la bombe nous anéantira.
Ces questions sont très populaires, non seulement dans la presse et chez les publicistes à grand tirage, mais chez les philosophes les plus sérieux. Bernanos a écrit un livre plein de verve patriotique et prophétique intitulé La France contre les robots. Et une littérature volumineuse produit depuis une cinquantaine d’années des variations sur le thème pessimiste de « la technique contre l’humain ».
Mais tout cela repose en fin de compte sur une illusion enfantine : celle qui pousse à battre la table contre laquelle on s’est heurté.
La technique n’est pas une puissance indépendante de l’homme et qui pourrait se tourner subitement contre lui.
La technique n’est pas matérialiste, seul l’homme peut l’être, quand il se laisse aller à ses instincts abâtardis ou quand il se laisse dominer par ses propres mécanismes psychologiques.
La technique n’est pas davantage utilitariste, et l’on a vu que, dans sa genèse, elle n’est pas même utilitaire !
L’homme esclave des machines ?
Dans la première moitié du xxe siècle, nous avons assisté à ce que l’on nomme souvent l’envahissement de notre vie par la machine. Tous nos grands penseurs, suivis à quelques années de distance par les journalistes et par l’opinion moyenne de nos élites, se sont mis à se lamenter sur le matérialisme occidental, sur le déclin des valeurs spirituelles, et sur la mise en esclavage de l’homme par les machines, bientôt par les robots et les cerveaux électroniques. Que penser de cette plainte mise à la mode par Bergson, il y a cinquante ans, et de ce pessimisme général que l’invention de la bombe A puis de la bombe H risquent de transformer en panique planétaire ?
Si on laisse la bombe tranquille, elle ne fera rien du tout, c’est un objet.
Il n’est pas d’invention, si utilitaire soit-elle, qui ne puisse être mise au service des passions meurtrières de l’homme : le couteau de cuisine a [p. 133] sûrement fait plus de victimes dans notre histoire que les deux engins atomiques largués sur le Japon.
Prenons un autre exemple, moins tragique : l’esclavage du téléphone est un des clichés de l’époque. Mais le téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même. C’est toujours quelqu’un qui appelle par le moyen de ce porte-voix. Si vous courez répondre, agacé par le bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne désirez pas manquer. Vous n’êtes donc pas esclaves du téléphone, mais de votre seule curiosité.
Qu’il s’agisse de la bombe effrayante, ou du téléphone agaçant, ce sont nos passions, nos manies, c’est l’homme lui-même qui reste responsable, et non pas la machine, parfaitement innocente, ou la technique qui l’a produite.
Dire que la machine domine l’homme n’est donc qu’une manière de parler, non seulement excessive mais erronée.
Ce qui par contre n’a jamais été une illusion, ni une manière de parler, mais une douloureuse tragédie pour une partie de nos populations occidentales, ce fut le sort des travailleurs industriels, de cet immense prolétariat créé par l’expansion subite du machinisme dès le premier tiers du xixe siècle : l’homme attaché au service des machines jusqu’à seize heures par jour, dès sa jeunesse, puis l’homme taylorisé, travaillant à la chaîne. Et certes ce n’étaient pas non plus les machines ou les chaînes de production qui forçaient l’ouvrier à les servir, mais d’autres hommes conduits par leur passion de produire sans tenir compte du facteur humain et de la dignité de la personne humaine, dans leurs plans de rendement à tout prix. C’est alors que Karl Marx peut décrire le prolétaire industriel comme le « complément vivant d’un mécanisme mort ». C’est alors véritablement, qu’on peut parler de l’homme esclave de la machine.
Mais déjà l’on voit s’approcher la fin de cette ère primitive, inhumaine et cruelle, de la technique occidentale. Chose étrange et bien remarquable, ce ne sont pas les justes indignations d’un Marx, ni l’action politique des partis socialistes, et encore moins la révolution des communistes qui ont créé les moyens concrets de libérer le prolétariat, mais c’est la technique elle-même. Ce n’est pas en freinant ses progrès, mais au contraire en les accélérant, que nous sommes parvenus au seuil d’une ère nouvelle, cette ère qui doit et peut, progressivement, nous permettre non plus seulement d’améliorer la condition prolétarienne, [p. 134] mais, à la limite, de la supprimer. Je veux parler des promesses de l’automation.
L’utopie de « l’usine sans ouvriers » commence à se réaliser en Occident. Et l’on s’aperçoit que l’automatisme des machines, qui semblait tellement inhumain tant que l’ouvrier devait y adapter son rythme, devient au contraire libérateur dès qu’il est poussé jusqu’au bout, et qu’il n’a plus besoin d’être servi, mais seulement surveillé par l’homme. L’exemple de l’automation n’est qu’un symbole : il illustre à peu près idéalement les effets bénéfiques que peut et doit produire cette technique que l’on accusait de nous asservir. Mais il y a plus. Le principal produit de la technique moderne et de l’automatisation de l’industrie, en fin de compte, c’est le loisir !
La réduction du temps de travail moyen à l’usine ou au bureau, obtenue depuis trois quarts de siècle, est d’environ deux-mille heures par an aux États-Unis, et sera fatalement augmentée à mesure que se développera l’automation. Imaginons donc notre humanité occidentale partiellement libérée du travail mécanique, pourvue de loisirs tout nouveaux, et privée du même coup du droit de se plaindre qu’elle n’a pas le temps de se cultiver ! Bien sûr, nous ne confondrons pas le simple loisir et la culture. La culture ne consiste pas seulement à se cultiver, à lire des livres, à écouter des disques, ni même à se préparer pour un jeu à la télévision. Elle consiste à écrire des livres, à composer de la musique, des équations ou des cités, à méditer, à inventer — à créer ou à se créer : voilà le vrai travail humain. Mais il est clair que si le temps libre est augmenté, la consommation de la culture augmentera elle aussi, et que par suite les conditions du producteur de la culture seront sensiblement améliorées. Donc, tout ce que la technique permet de gagner sur le temps de travail mécanique et routinier sera gagné pour la culture, ou pourra l’être. Nous allons vers un temps où les loisirs deviendront quantitativement, financièrement, commercialement, plus importants que le travail routinier. Il en résultera que la culture deviendra le sérieux de la vie.
Je résume cette seconde partie de mon propos : la culture de l’Europe a produit la technique ; on a pu craindre alors que cette technique n’asservisse l’homme et tue la vraie culture ; mais nous voyons que les progrès techniques les plus récents nous ramènent au contraire vers la culture, et lui donnent un sérieux nouveau, une importance économique croissante.
La Technique et la Paix
C’est à la technique que nous devons le blocage de la guerre en Europe et au sein du plus grand Occident. Elle a créé des réseaux si serrés d’interdépendance économique et industrielle, qu’un conflit armé entre deux de nos nations est devenu impraticable. Le charbon et l’acier, l’énergie électrique, les oléoducs, les matières fissiles une fois mis en commun, avec quoi se battrait-on, au bout de quelques semaines ? Avec des bâtons, des couteaux ? Les bombes atomiques ne seraient guère utilisables de nation à nation, en Europe : nous sommes trop près les uns des autres, et celui qui en lancerait une risquerait d’en recevoir dans l’heure suivante les retombées mortelles. Ces armes d’une puissance folle nous laissent à la merci d’une saute de vent.
Mais si l’on peut admettre que la technique a réussi à pacifier l’Europe, et si l’on constate d’autre part que la menace atomique tient en mutuel respect les deux empires occidentaux de l’Est et de l’Ouest, quels ont été les effets de l’expansion technique dans le reste du monde ? Ici, le tableau change à vue.
C’est la technique née en Europe qui a mis en relations les divers continents et qui a révélé à leurs peuples l’existence d’autres civilisations, à certains égards plus développées, en tout cas plus prospères. C’est la technique qui a fait voir l’Occident aux peuples de l’Afrique, du monde arabe, de l’Inde et de l’Extrême-Orient. Au temps de la colonisation, les peuples du tiers-monde ne connaissaient de nous que d’assez rares exemplaires de colons et de soldats, qui n’avaient rien de bien attirant. Aujourd’hui, le cinéma leur fait voir de leurs yeux nos villes, nos mœurs, le cadre de nos vies et notre luxe matériel, quelque peu idéalisé. Désormais la comparaison entre leur sort précaire et notre sort prospère s’impose à eux et suscite leur envie. Ils prennent conscience d’une misère relative, qui autrefois leur paraissait inévitable, dans l’ignorance où ils étaient de la simple possibilité d’une vie meilleure ou différente. Ils voient cela, ils exigent nos machines, mais ne voient pas ce qui les a rendues possibles. Ils croient qu’ils peuvent acheter ces beaux objets et en user, mais sans payer leurs frais d’investissement humain, le travail de nos masses ouvrières, de nos savants et de nos [p. 136] ingénieurs, le sens de l’exactitude rigoureuse, de la véracité, et d’une sorte d’ascèse disciplinée, dont ils n’ont guère la notion ni le goût.
Mais la technique occidentale fait bien plus que leur révéler cette misère relative : dans une mesure sans cesse croissante, elle la crée. Il a suffi de leur communiquer les rudiments de notre hygiène pour provoquer chez eux un accroissement démographique vertigineux, et qui dépasse de loin l’accroissement de leurs ressources dans le même temps : or ces dernières étaient déjà beaucoup trop faibles… Voilà le drame, et la menace, plus grave que celle de la bombe H.
Le contact avec l’Occident non seulement persuade le tiers-monde de sa misère, mais l’aggrave et augmente le déséquilibre entre eux et nous. Tout le monde sent bien qu’un tel déséquilibre peut devenir un jour facteur de guerres planétaires ; non pas demain, car ils sont encore faibles et démunis, mais après-demain, si une grande nation ayant la bombe les regroupe et se met à leur tête. Que peut faire l’Occident, pour éviter ce désastre qui serait bien pire que tout ce que nous faisait redouter la guerre froide au temps de Staline ? Il semble hors de question que l’Occident puisse nourrir les milliards d’affamés qui se multiplient sans frein dans le tiers-monde. Les philanthropes qui nous adjurent de nous priver de notre superflu pour apaiser la faim du monde sont hélas en pleine utopie. Ils entretiennent notre mauvaise conscience sans fournir les moyens de nous en délivrer par une action concrète, réalisable. Tous nos surplus alimentaires et les investissements les plus massifs de nos capitaux réunis arriveraient peut-être à couvrir au maximum un sixième de la demande actuelle du tiers-monde, et cette demande aura au moins doublé d’ici vingt ans. À supposer même que notre science découvre les moyens de créer des aliments synthétiques, tirés de l’air et des mers, et qu’elle réussisse à nourrir des dizaines de milliards d’humains, ceux-ci seront obligés de manger debout — selon les prévisions de nos démographes. On ne peut pas agrandir la Terre.
Il faut donc que notre technique qui a créé sans le vouloir ce problème gigantesque, branché sur des passions aussi fondamentales que la faim, le racisme et l’envie, que l’on baptise « complexe d’infériorité », crée maintenant les moyens de le résoudre. Cela suppose un effort immédiat d’éducation qui permettra seul au tiers-monde de freiner l’accroissement de sa population et en même temps de développer lui-même les ressources nécessaires, que d’ailleurs il possède matériellement. [p. 137] Si un peu de technique a créé la famine, beaucoup plus de technique assimilée par un effort éducatif et culturel peut seule permettre de la surmonter25.
Je suis donc amené à formuler la thèse suivante : la technique, en principe, n’est pas plus un facteur de paix qu’un facteur de guerre. Elle fournit aux armées des moyens de faire la guerre, mais ce n’est pas elle qui cause les guerres, ce sont au contraire nos passions, qui utilisent la technique comme instrument. C’est l’explosion des nationalismes en 1914 qui a déclenché la Première Guerre mondiale, et non pas la mitrailleuse, ni ces avions biplans qui volaient tout juste assez vite pour ne pas tomber. (« Vole aussi bas que possible et surtout pas trop vite ! », écrivait une mère angoissée à son fils aviateur en 1915.) Mais de cette Première Guerre mondiale sont issus très rapidement le bulldozer et l’avion de ligne. Et ce n’est pas la maîtrise de l’énergie nucléaire, dont les principes et les brevets étaient déposés dès 1939 par l’équipe Joliot-Curie, mais restaient ignorés par les gouvernements, qui a déclenché la Deuxième Guerre mondiale, mais au contraire, c’est sa première application (grâce à l’intervention d’Einstein puis aux travaux de Fermi et à l’action d’Oppenheimer) qui a mis fin à cette guerre, pratiquement, le 5 août 1945, à Hiroshima.
Le sophisme des « deux cultures »
Cependant un danger subsiste. L’ère de l’automation et de l’électronique exige la formation scientifique très poussée non seulement d’une petite élite, mais d’une masse importante de techniciens. Deux exemples me suffiront : la France déclare qu’elle manque dès aujourd’hui d’environ cinquante mille techniciens et ingénieurs. Quant à l’URSS, on sait bien qu’elle subordonne toute son éducation scolaire et universitaire à la seule formation technique. Cette formation obligatoire des jeunes Soviétiques absorbe 67 % du temps d’étude, et ne laisse à peu près aucune place à la culture générale, réduite aux cours de marxisme-léninisme. En Europe comme en Afrique, on réclame à grands cris l’intensification de la formation de techniciens, aux dépens de la culture générale.
[p. 138] Le danger qui apparaît alors, c’est celui de stériliser les sources vives de l’invention technique, laquelle tient à l’ensemble de notre culture et à ses rêves directeurs. La branche sur laquelle est assise notre puissance technicienne se nomme la culture générale. Les plus grands inventeurs de tous les temps n’ont pas été des techniciens au sens étroit, mais des poètes, des philosophes et des rêveurs, quelquefois des théologiens, ou des peintres, ou des touche-à-tout. La brouette, la roulette et les lois du hasard, la machine à calculer, ancêtre des cerveaux électroniques, c’est Pascal qui les inventa ; et la turbine, c’est Léonard Euler, mathématicien et piétiste ; et le gramophone, c’est un poète français qui passait pour un peu loufoque, Charles Cros. Tels sont les Successeurs modernes d’un Archimède et d’un Léonard de Vinci, qu’on imagine très mal sortant d’écoles techniques politiquement disciplinées, ou même d’écoles où ils n’auraient reçu qu’une instruction purement technique. L’ère nouvelle exigera, c’est entendu, des dizaines de milliers d’ingénieurs. Mais si l’on subordonne tout notre enseignement à leur seule formation spécialisée, il en résultera, primo, que nous aurons sans doute moins de grands inventeurs et, secundo, que c’est alors que nous courrons le risque d’être spirituellement soumis à nos machines, étant dressés d’avance à les servir, au lieu d’être éduqués pour vivre mieux en disposant de leurs services.
J’en viens donc au dépôt de mes dernières conclusions.
1. Gardons-nous d’opposer théoriquement culture et technique, comme s’il s’agissait de deux entités indépendantes et au surplus rivales.
Leurs sources sont communes, elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes de la psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique du mot. Et nous pouvons aisément vérifier que leurs effets, au stade présent de leur évolution, loin de se contrecarrer et de se nuire sont au contraire en relation de promotion réciproque. Si la culture occidentale a nourri et produit la technique, celle-ci le lui rend bien de nos jours. La technique ne permet pas seulement une augmentation quantitative du temps libre, mais une meilleure utilisation qualitative des loisirs : toute la musique occidentale à la portée instantanée de tous les amateurs de musique, et leur nombre multiplié. Il en va de même pour les pièces de théâtre, les œuvres d’art reproduites en couleurs et en relief, et pour toute la littérature, [p. 139] et même pour la philosophie. Chacun sait le succès stupéfiant des livres de poche aux États-Unis d’abord, puis en Europe. Ce succès a été rendu possible par les perfectionnements techniques de l’édition et par la généralisation de la curiosité intellectuelle, résultant de loisirs accrus. Bergson, qui réclamait si anxieusement un « supplément d’âme » pour notre société technique, se voit doté, grâce aux paperbacks, d’un supplément posthume de 200 000 lecteurs aux États-Unis !
2. Gardons-nous d’opposer technique et culture générale dans nos programmes d’éducation scolaire et universitaire.
Car cela reviendrait à opposer l’arbre et le fruit. On nous répète que notre société a besoin d’innombrables techniciens, et qu’il s’agit de les former d’urgence aux dépens des humanités. L’URSS a décidé de sacrifier la culture générale, et elle a produit les Spoutniks. Je crains pour elle que ces premiers succès ne l’aveuglent et que sa politique éducative ne soit à courte vue. Elle repose sur l’idée que la formation technique favorise le progrès technique. Mais l’expérience européenne dément cette conception simpliste. Je demandais un jour à l’un des trois physiciens qui ont réalisé la fission de l’atome comment il travaillait à cette époque. Il décrivit ses méthodes et conclut : « Vous voyez, notre activité réelle, c’est un mélange de poésie et de cuisine. Les procédés techniques et l’élaboration mathématique viennent plus tard… » Et Robert Oppenheimer n’a cessé d’insister sur la nécessité d’une culture générale, englobant la littérature et la métaphysique, si l’on veut que la recherche scientifique n’aboutisse pas à des monstruosités.
Puisqu’il nous faut davantage de techniciens et de chercheurs scientifiques, il nous faut davantage de culture générale, et non pas moins. Et seulement un peu plus de formation technique pendant le temps de la scolarité : car le métier ne s’apprend qu’en dehors des études.
Cherchons d’abord à concevoir les vrais buts spirituels de l’homme, la technique sera donnée par-dessus.
3. Ne perdons jamais de vue le contexte culturel de la technique.
Car c’est ce contexte culturel qui agit dans les pays sous-développés, à l’insu des bénéficiaires de nos techniques, mais alors d’une manière anarchique, souvent néfaste. Les machines inventées par l’Occident et transportées dans les pays sous-développés sont les équivalents modernes du cheval de Troie. Elles transportent un « champ culturel » (au sens physique du mot champ), et si nous l’ignorons, cela signifie que nous [p. 140] négligerons de fournir l’effort éducatif correspondant à notre effort d’assistance matérielle et technique. Nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs, destructeurs de leurs traditions ancestrales et de leurs équilibres habitués, sans leur expliquer les dangers et les bienfaits virtuels, conditionnels, de notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode d’emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.
Il est donc temps, pour nous Occidentaux, d’adjoindre à l’assistance technique dont tout le monde parle, et que tout le monde exige à juste titre, une assistance éducatrice et culturelle sans laquelle tous nos dons, mêmes désintéressés, ne créeront outre-mer que le chaos, et n’engendreront que la haine.
4. L’économie occidentale, qui sait bien qu’elle dépend de la technique, doit comprendre aussi que la technique dépend de la culture créatrice.
L’avenir de l’Occident ne dépend pas de nos dividendes immédiats ni du niveau de nos salaires, mais de notre faculté d’imaginer un développement plus harmonieux de nos rêves et de notre action.
L’avenir de l’Occident ne peut se lire dans les indices de production, mais dans ce que je voudrais appeler l’indice de l’équilibre humain. Il appartient à la culture de concevoir cet équilibre éco-social, d’en formuler les conditions morales ; à la technique de le servir, d’en fournir les moyens matériels.
L’avenir de l’Occident est donc entre les mains de ceux qui assumeront à la fois les conditions morales et matérielles d’un équilibre humain assez riche et assez souple pour servir de modèle à tous les hommes. Il appartient donc conjointement à la culture et à l’économie, qui trouvent là leur commune responsabilité.
Le moyen de nos passions et de nos rêves
Tantôt révérée comme instance et compétence suprêmes, quand on invoque « les exigences techniques » pour trancher en dernier ressort des problèmes qui appelleraient en réalité des décisions politiques ou morales, tantôt mise en accusation parce qu’elle aurait produit le danger atomique ou voudrait nous réduire à l’état de robots, la technique ne [p. 141] mérite en vérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Elle n’est que le moyen de nos passions et de nos rêves, le moyen de nos vraies fins, que nous voulions ignorer, ou bien que nous avons perdu de vue, et alors nous trichons, et nous nous persuadons qu’elle n’est, après tout, qu’un ensemble de procédés ingénieux et utilitaires destinés à faciliter la vie, mais voilà que tout d’un coup, par une inexplicable malice des choses, dont nous ne serions pas du tout responsables, elle menace au contraire d’anéantir toute espèce de vie sur la Terre.
La technique n’est qu’un instrument soit de la guerre, soit de la paix, soit de la tyrannie des choses, soit de la liberté de notre action.
Mais surtout, par ses progrès mêmes, par les moyens de puissance toujours plus formidables et facilement maniables qu’elle met entre nos mains — il suffit du plus petit geste, comme de presser sur un bouton, pour produire les plus grands effets de toute l’Histoire — la technique nous met au défi de prendre conscience de nos options réelles.
Telle qu’elle est devenue de nos jours, obsédée d’efficacité immédiate et rentable à court terme, pour la défense militaire, l’économie « nationale », l’hygiène ou le simple confort, il n’est peut-être pas d’activité humaine qui paraisse moins métaphysique en soi. Mais en même temps, il n’en est pas qui nous contraigne davantage, et avec une urgence plus dramatique (dans le cas de la Bombe par exemple, mais aussi des techniques chimiques et biologiques)26 à nous interroger sur le meilleur usage des pouvoirs inouïs qui sont devenus les nôtres.
Ainsi, qu’on le veuille ou non, c’est la technique elle-même qui nous oblige à reconsidérer d’une manière tout à fait concrète la question des vraies fins de notre vie et de la vraie nature de l’homme. Ne serait-ce pas là, peut-être, son plus grand miracle ?