Le Dialogue des cultures30
J’arrive parmi vous d’un pays montagneux au carrefour des grands axes de l’Europe, et dont la culture propre est un dialogue entretenu depuis des siècles entre trois langues, deux confessions religieuses, et vingt-cinq États « souverains » mais très étroitement fédérés. Votre situation de Libanais est peut-être encore plus complexe : car votre État, beaucoup plus jeune, s’est édifié sur trois à quatre millénaires de sédimentations raciales et religieuses. Les différences entre nous sautent aux yeux, et cependant les solutions que nous avons à trouver désormais, face au monde du xxe siècle, et sur le plan culturel tout au moins, sont à bien des égards comparables.
Il m’a donc paru naturel, en recevant l’invitation du prestigieux Cénacle libanais, de choisir de parler du Dialogue des cultures, car il me semble qu’un sujet de conférence devrait toujours être déterminé au point d’intersection de l’attente des auditeurs et des soucis majeurs de celui qui leur parle.
Or quels sont mes soucis majeurs ? Si je survole d’un coup d’œil l’ensemble de mes livres, jusqu’ici, et cherche leurs principes de cohérence, je vois que j’ai toujours été personnaliste en philosophie, fédéraliste en politique, œcuménique sur le plan religieux, et que cela devait me conduire nécessairement à engager ma réflexion — et mon action — au service du mouvement d’union européenne, qui absorbe en effet le plus clair de mes jours, pour ne rien dire de mes nuits, depuis une bonne quinzaine d’années. Mais ma vision peut-être « suisse », en tout cas « dialogique » de l’Europe à construire — Europe ouverte au monde et non pas refermée sur un nationalisme pour nous périmé —, devait me conduire nécessairement à une vision plus large et universaliste, [p. 159] conforme non seulement aux intérêts de l’Europe et à sa vocation telle que je la conçois, mais aux bases mêmes de ma philosophie.
Ceci posé (car il n’est pas mauvais de situer les sujets trop vastes dans un cadre de références aussi personnelles que possible), je sens le besoin de clarifier les deux termes qui font mon titre, c’est-à-dire dialogue et culture.
Or je m’aperçois aussitôt que ces deux termes s’impliquent mutuellement, au point que je me vois tout à fait incapable de définir l’un sans invoquer l’autre. Ils sont en relations d’interaction probablement congénitale. L’essence de toute culture est le dialogue. En revanche, le dialogue n’est possible qu’à partir d’éléments communs de langage, au sens large, ou d’attitudes d’esprit, qui sont les éléments constitutifs et constituants de toute culture.
Dialogue de l’homme avec la Nature et ses puissances : c’est l’origine de nos magies, puis de nos sciences et de nos techniques. Dialogue de l’homme avec sa condition ou son destin : c’est l’origine de la pensée, laquelle procède par étonnements ou saisissements, et tentatives de saisir en retour. Dialogue enfin de l’homme avec les autres hommes : Socrate dans Platon en a donné le type, pour toute une civilisation méditerranéenne d’abord, puis occidentale ; tandis que dans l’autre hémisphère de l’esprit humain, qui est l’Asie, les dialogues du Bouddha et les koans du zen exemplifiaient un autre style, moins logique et moins contrôlé, plus fulgurant, de l’approche de la Vérité par le jeu passionné des questions et réponses.
Une culture, ainsi constituée, manifeste sa vitalité dans la mesure exacte où elle sait se maintenir en état de dialogue constant, c’est-à-dire d’ouverture et de curiosité, d’accueil à tout ce qui n’est pas elle et qui vient la mettre au défi à la fois de fournir ses preuves et de prendre conscience d’elle-même par contraste et comparaison. Une culture qui refuse le dialogue, qui prétend se suffire à elle-même et qui a réponse à tout sans discussion, au nom de la nation, de la race, ou d’un parti, a signé du même coup son arrêt de mort. C’est une culture fermée, donc décadente, et que le mouvement de l’histoire mondiale va tout simplement négliger, après avoir réduit ses prétentions : c’est ainsi qu’il en fut de la culture des nazis. Cet exemple devrait nous suffire.
[p. 160] Le Dialogue des cultures a toujours existé : preuve en est l’existence de nos cultures actuelles, dont pas une seule ne peut prétendre qu’elle s’est formée toute seule, en autarcie.
Étienne Gilson me disait un jour qu’en une certaine décennie du xiiie siècle, la Sorbonne de Paris ne comptait pas de Français parmi ses maîtres : ils venaient tous — et la plupart de leurs élèves aussi — de Naples comme Thomas d’Aquin, de Pise comme Bonaventure, d’Angleterre comme Roger Bacon, d’Allemagne comme Albert le Grand, ou encore d’Espagne, ou des Flandres. Ce dialogue spontané dura pendant des siècles, jusqu’au jour où les nationalismes, sécrétés par l’Europe, vinrent poser des barrières aux échanges de l’esprit ; et ces nationalismes ont bien failli, à deux reprises mémorables marquées par les deux guerres mondiales, mettre un terme à l’existence même de la culture européenne. Jusque-là, le Dialogue existait, il allait de soi, mais il se produisait dans la plupart des cas sous la forme d’interférences presque inconscientes. De cela, je vous donnerai deux exemples seulement : l’invention de l’amour au xiie siècle, et le jazz, de notre temps.
Au xiie siècle de l’ère chrétienne, une conception toute nouvelle de l’amour est née dans le Midi de la France : l’amour courtois. Or, elle est née de la rencontre imprévue et parfaitement imprévisible de trois facteurs hétéroclites : une rhétorique de l’amour-sentiment, intimement liée à l’hérésie mystique des soufis dans l’islam et donnant lieu à un mouvement propagé de Bagdad à l’Andalousie, le long des rives sud de la Méditerranée ; une hérésie manichéenne née en Perse et propagée le long des rives nord de la même mer civilisatrice jusque dans les pays du Sud de l’Europe : le catharisme ; et enfin la proximité géographique du Languedoc et de l’Espagne, alors physiquement occupée, civilisée, administrée (je n’ose pas dire colonisée) par les Arabes. Et tout cela se passait à l’époque des Croisades, aux xie et xiie siècles, c’est-à-dire, notons-le bien, au moment où le dialogue entre l’islam et le monde chrétien nous paraît aujourd’hui simplement inconcevable. J’ai montré dans plusieurs de mes livres les conséquences incalculables, sur nos mœurs, de cette interférence de cultures.
Second exemple. Le jazz, style musical, style de chant et de danse, et presque style de vie depuis 1920 pour la jeunesse de l’Amérique du Nord puis de l’Europe, est né de l’interférence non moins invraisemblable, quoique vraie, de trois facteurs : l’art des esclaves noirs importés aux États-Unis ; la musique européenne ; et le piétisme des mineurs du [p. 161] pays de Galles, dont les cantiques de revivals (au début du xixe siècle), ont fourni les mélodies d’un grand nombre de ces negro spirituals, liés aux origines du jazz. Et vous savez les conséquences du jazz et de l’art nègre sur la musique et la peinture européennes, d’Apollinaire à Picasso, en passant par l’école musicale dite groupe des Six.
Ces exemples d’interférences culturelles pourraient aisément être multipliés. Mais ce ne sont pas de bons exemples de dialogue. Ils ont produit des créations qui furent parfois très importantes, mais livrées aux hasards de l’histoire, qui n’est pas un des noms de la sagesse.
Le Dialogue des cultures a toujours existé sous une forme exactement aléatoire, spontanée, sympathique, mais anarchique. Créant autant de mal que de bien. L’époque présente, en tant qu’elle prépare notre avenir, n’a plus la possibilité, ni le droit, de s’en remettre à des interférences nées du hasard. Car le monde de demain sera d’un seul tenant en ceci que les erreurs d’une de ses parties ne seront plus corrigées ou neutralisées à la longue par les erreurs des autres, mais aussitôt souffertes et payées cher par l’ensemble du genre humain.
C’est, en effet, de cette notion de l’unité du genre humain qu’il nous faut partir aujourd’hui si nous voulons penser l’avenir d’une manière à peu près raisonnable et tolérable.
La nécessité du dialogue médité, préparé, organisé, me paraît résulter de deux constatations très générales et très simples, que voici.
Première constatation. — La diffusion mondiale des techniques occidentales de production, de transports, et d’information, met en contact toutes les régions de la planète, qui s’ignoraient très sereinement avant ce qu’on nomme les grandes découvertes, c’est-à-dire les voyages de Colomb, de Vasco de Gama et de Magellan qui fit le premier tour du monde. L’Europe a découvert la Terre entière, et personne n’est jamais venu la découvrir, depuis ces jours lointains et d’ailleurs légendaires où le grand dieu des Grecs emporta de vos rives une jeune et belle princesse, fille d’un roi de Tyr, qui devait donner son nom à notre continent. Dans ce sens, on a le droit de le dire, littéralement, l’Europe est fille du Liban !
Or la mise en contact historique des diverses parties du monde par l’action des Européens se trouve être d’une part irréversible — les peuples de ces continents ne pourront jamais plus s’ignorer — d’autre part elle demeure superficielle. Elle tend à uniformiser les apparences de nos vies : j’entends par là le style architectural de nos maisons, hôtels, [p. 162] églises, usines, le costume, les moyens de transport et les divertissements. Plus aucune différence notable ou vraiment caractéristique entre un gratte-ciel de San Francisco, de Düsseldorf, de Tokyo ou de Stockholm, de Buenos Aires ou de Beyrouth. Les mêmes films partout, les mêmes avions, les mêmes autos, les mêmes cravates, les mêmes vedettes dans les hebdomadaires. Pourtant les niveaux de vie demeurent très inégaux, et les cultures réelles sont loin de se rapprocher. Bien au contraire ! Et voici ma seconde constatation :
Toutes nos cultures plus ou moins nationales, ou du moins qui se prétendent telles, manifestent une tendance à réagir contre cette croissante uniformité, qui les prive de leurs signes extérieurs traditionnels. En Inde, au Sénégal ou au Ghana, en Égypte, au Pérou, en France même, leurs élites s’efforcent de les amener à une affirmation renforcée de leurs caractères et valeurs spécifiques.
L’uniformisation extérieure provoque donc, et à juste titre, un mouvement de réaction, un renouveau de nationalismes culturels.
Nous voyons donc, d’une part, des moyens nouveaux de communiquer à l’échelle mondiale, favorisant matériellement le dialogue, mais menaçant aussi de tout uniformiser ; d’autre part, une réaction des cultures pour s’affirmer différentes, réaction également nécessaire au dialogue — car pour qu’une conversation utile s’établisse, il faut être au moins deux, et ne pas dire les mêmes choses — mais cette réaction menace aussi de refermer chaque culture sur elle-même.
La nécessité du dialogue entre les cultures ressort clairement de ces deux phénomènes antagonistes : car sans dialogue, ils nous conduisent tout droit soit à l’aplatissement universel de la culture, soit à des conflits criminels et absurdes.
Les contacts sont désormais inévitables. S’ils restent extérieurs et purement subis par une population donnée, bien loin de dissiper les malentendus profonds qui séparent les cultures, ils renforcent les préjugés mutuels. De même que les voyages trop rapides ne permettent guère que d’aller confirmer dans un pays étranger les clichés que l’on avait dans l’esprit à son sujet : certains ouvrages de M. Georges Duhamel et de Mme Simone de Beauvoir sur l’Amérique en fournissent des exemples mémorables.
Quant aux influences matérielles exercées par une culture sur une autre — et je pense surtout à la culture technique de l’Occident importée sans prudence en Afrique ou en Asie — elles sont de nature à provoquer [p. 163] des heurts violents, ou pire : une dégradation des valeurs indigènes, des déséquilibres sociaux ou psychologiques, suivis de prises de positions agressives et fermées, revendicatives et démagogiques, d’un illogisme éclatant, mais inévitable. « Donnez-nous vos machines et vos secrets techniques, semblent dire aux Occidentaux plusieurs peuples sous-développés ; et avec vos machines et vos secrets techniques, nous aurons les moyens de vous détruire ! »
Mais ce que nos machines et nos secrets techniques risquent bien de détruire en premier lieu, c’est le sens de la vie dans ces peuples, et ce sont les valeurs traditionnelles qu’ils traitent en fait comme périmées, au moment même où une culture mondiale en gestation serait enfin en mesure de les redécouvrir et de les revaloriser.
De là dans les élites africaines, asiatiques ou arabes, et même parfois européennes — car nous avons aussi des traditions que la technique menace, bien qu’elle soit née de nous — un certain état de névrose, une sorte de schizophrénie, ou un partage de l’âme, comme le dirait Toynbee.
Un jour, un jeune intellectuel indonésien, poète comme ils sont tous là-bas, au surplus fonctionnaire international, est venu me voir à Genève, et il m’a dit ceci, qui m’a frappé : « Vous autres gens d’Europe, vous nous envoyez des machines-outils. Nous trouvons ces objets curieux, même beaux, et sans doute utiles. Nos ouvriers n’ont jamais eu devant eux ces révoltes qui ont marqué en Europe, il y a cent ou cent-cinquante ans, lors de l’apparition du machinisme et de sa difficile adaptation à vos mœurs et à vos traditions. Mais pourquoi ne mettez-vous jamais dans la même caisse un petit livre qui dirait pourquoi c’est vous qui avez fait les machines, et non pas nous, et comment cela s’explique dans le contexte de votre idée de la vie, ou s’implique dans votre culture. Car autrement, je dois vous le dire : chacune de vos machines est un cheval de Troie, qui transporte chez nous tout un champ de forces, peut-être destructrices de nos valeurs. »
La prise de conscience des besoins et des dangers spécifiques de chaque culture, par rapport au « challenge » que représente pour elle l’uniformisation croissante de la civilisation par la technique, cette prise de conscience m’apparaît comme une nécessité commune à tous les peuples de la Terre.
[p. 164] Or, j’y reviens, un homme ou une culture ne prend conscience de soi que dans le dialogue, dans la confrontation des arguments, et dans le partage des expériences vécues.
La nécessité du dialogue existe pour chacune de nos cultures, mais ses motifs précis varient de l’une à l’autre. À chacune de s’interroger ! Ne pouvant répondre à leur place, je ne dirai ici, à titre d’exemple, et pour rester dans les limites de mes compétences relatives, que les besoins spécifiques de la culture européenne. J’en nommerai cinq.
1. L’Europe a besoin du dialogue avec les autres cultures pour une raison fondamentale : elle est elle-même une culture de dialogue, née de la synthèse difficile et jamais achevée d’Athènes, de Rome, de Jérusalem, de traditions germaniques, d’apports arabes et orientaux, de foi religieuse et de raison profane, en tension et contradiction. Cette dialectique interne explique son dynamisme expansif, souvent ressenti comme agressivité, impérialiste, sa curiosité jamais assouvie, son ouverture aux influences extérieures, mais son manque de sagesse directrice et d’harmonie dans l’évolution.
2. L’Europe d’aujourd’hui cherche à réunir en un seul corps ses quelque vingt pays divisés par un siècle de nationalismes dont les prétentions contradictoires ont conduit à deux guerres mondiales. La comparaison entre les principes fondamentaux de la culture européenne et les principes fondamentaux d’autres cultures régionales (africaines, asiatiques, arabes…) me paraît de nature à rendre aux nationalistes attardés de nos vingt pays le sentiment concret de leur unité réelle. Pour ma part, c’est en Amérique, où j’ai vécu pendant six ans, que j’ai découvert l’Europe comme entité distincte.
3. L’Europe a été le foyer de la civilisation technicienne. La technique n’y est pas née par hasard. Elle s’y est développée dans un certain contexte religieux, philosophique, biophysique, etc. Aujourd’hui, cette civilisation est diffusée dans le monde entier, mais sans son contexte culturel. L’Europe éprouve donc le besoin d’expliquer aux autres — et de s’expliquer d’abord à elle-même — que la technique n’est pas l’essentiel de sa culture, n’en est qu’une résultante, et qu’elle peut être nocive une fois séparée de ses sources et de certaines de ses résistances traditionnelles. Dans le Dialogue des cultures, l’Europe se doit et doit au monde d’apporter son expérience de l’intégration difficile, voire dramatique, de la technique au mode de vie de ses peuples. N’oublions pas que [p. 165] le marxisme est né d’un moment particulier de ce drame européen. Le marxisme n’est pas une invention russe, une valeur nouvelle que le communisme apporterait au monde, et qui serait capable de remplacer, parce que plus riche et plus compréhensive, les valeurs de l’Europe, qu’on prétend dépassées. Non, le marxisme fut en réalité la création d’un Européen typique, engagé au départ de son œuvre dans des controverses théologico-philosophiques avec les disciples de Hegel, controverses proprement inimaginables hors du contexte européen — je veux parler de l’auteur du Capital. Karl Marx était un juif rhénan, dont le père s’était fait protestant, et qui écrivait en Angleterre des articles publiés à New York par le Herald Tribune, organe par excellence du capitalisme américain. Une bonne partie de ces articles forment des chapitres de la bible marxiste, Das Kapital. Plusieurs d’entre eux, attaquant violemment la Russie tsariste et sa politique éternelle, ont été supprimés — quel aveu ! — dans l’édition des œuvres complètes de Marx publiées à Moscou par les soins du régime.
4. L’Europe étudie depuis longtemps les autres cultures, mais n’est guère étudiée par celles-ci en tant qu’ensemble ou unité. (Il existe des chaires d’indianisme, de sinologie et d’études arabes dans toutes nos grandes universités, mais on aurait peine à trouver des chaires d’européisme en Inde ou en Chine, encore qu’il soit juste d’observer que les Chinois qui ont appris le français, l’anglais ou l’allemand, sont au moins cent-mille fois plus nombreux que les Européens sachant le chinois.)
5. Au moment d’entreprendre et de développer ce dialogue qui lui est nécessaire, l’Europe se heurte à deux difficultés majeures :
La première est la difficulté de présenter la culture européenne (en tant qu’ensemble plus ou moins cohérent) non seulement aux autres régions, mais aussi et d’abord aux Européens. Les « aides techniques » que l’Europe envoie en nombre croissant dans le monde ne sont pas préparées pour représenter l’Europe dans son ensemble : ils n’ont qu’une formation purement nationale, et technique. Ils savent peu de choses sur leur propre culture, et souvent pire que rien sur celles des pays où ils vont aller. De même, les étudiants d’outre-mer qui viennent dans nos universités ont grand-peine à se faire une idée de la culture européenne dans son ensemble : ils n’étudient qu’une branche isolée, en vue de leur profession, et ne connaissent en général qu’un seul pays, d’après lequel ils jugent l’ensemble. Il n’existe pas de « Relations culturelles européennes », [p. 166] mais seulement des Relations culturelles nationales, si pas nationalistes…
Une seconde difficulté (symétrique), c’est celle de trouver dans les autres cultures les interlocuteurs responsables avec lesquels engager le dialogue.
De même qu’on ne sait où trouver le livre qui expliquerait la culture européenne aux étudiants venus d’autres régions, on ne sait où trouver le livre qui expliquerait utilement à l’un de nos « assistants techniques » la culture de la région où il va travailler.
Voilà pour les motifs européens de dialoguer.
Il faudrait maintenant que chacune des autres régions culturelles expose d’une manière analogue ses propres motifs et ses propres difficultés.
Les difficultés ont des chances d’être assez semblables (quoique à des degrés variables) pour chaque région.
Quant aux motifs, ils sont sans doute très différents. La culture de l’Inde, par exemple, est plus homogène, mieux harmonisée que celle de l’Europe, donc moins « dialogique » par sa nature même. Mais son problème majeur, qui est celui de l’intégration de la civilisation technicienne à son grand héritage spirituel, appelle le dialogue avec l’Europe, et le partage des expériences déjà faites ou en cours avec d’autres régions en situation analogue. Autre exemple : la culture renaissante de l’Afrique noire doit faire face à des problèmes d’éducation qui nécessitent évidemment les échanges, mais elle doit résoudre d’abord un problème de prise de conscience d’elle-même et de son unité : le dialogue non seulement avec l’Europe, que les élites noires connaissent bien, mais avec l’Inde, avec le Brésil, et avec le monde arabe, peut l’aider à l’élucider. Si l’Inde doit sauver son passé, l’Afrique noire doit le découvrir. (« Nous allons être obligés de trouver son Histoire ! », disait récemment un jeune Sénégalais.) Et je me rappelle à ce propos qu’au xiie siècle, pour les troubadours et les trouvères, trouver signifiait inventer…
Une des premières conditions du dialogue, tel que je l’espère et que je l’appelle, ce serait d’inciter chaque région culturelle à formuler, en [p. 167] perspective mondiale, non point ses revendications, ses complexes psychologiques et ses rancunes, si justifiées soient-elles, mais ses besoins réels, ses motifs propres de poursuivre le dialogue, les bénéfices qu’elle en attend, en enfin les apports qu’elle peut y faire.
Résumant cette première partie de notre exposé, sur la nécessité et les motifs du Dialogue, je dirai :
Derrière nos conflits politiques et nos inégalités économiques, il y a des réalités beaucoup plus durables et profondes, qui sont nos cultures au sens large du terme, c’est-à-dire nos manières propres de penser, de sentir et de croire, de légiférer, de rêver et d’agir. Or ces réalités qu’on peut appeler culturelles sont les sources profondes des grands malentendus qui opposent nos régions sur le plan politique, économique et social. La méconnaissance de ces réalités « culturelles »est ce qui empêche le plus souvent nos négociateurs, nos hommes d’État, et nos opinions publiques de s’entendre, de s’arranger et de régler des conflits encore plus graves, à long terme. Si donc nous les intellectuels, qui n’avons pas d’autre pouvoir, décidons de contribuer à une meilleure entente politique — et même économique — nous ne pourrons le faire qu’en travaillant à « améliorer le terrain », au sens médical du terme, c’est-à-dire en trouvant les moyens d’assurer une meilleure connaissance mutuelle de nos cultures. Et cela suppose un dialogue véritable, et un dialogue organisé.
Reste alors à déterminer les méthodes du Dialogue indispensable.
Dans quelle mesure les besoins que nous venons de signaler peuvent-ils être satisfaits à l’aide des moyens existants ? J’ai fait depuis quelques années une recension complète de ces moyens, et je serais tenté d’en conclure à une surproduction plutôt qu’à une disette dans le domaine des échanges culturels.
Les spécialistes d’une culture différente n’ont pas à se plaindre (en Occident du moins) : instituts, fondations, revues, éditeurs, bourses d’études, colloques, suffisent en général pour la demande existante, et l’excèdent parfois.
Les sources de documentation, bibliographies et bibliothèques sont si riches que le problème est moins de les multiplier que d’arriver à les utiliser.
[p. 168] Enfin, les occasions de rencontres — congrès, colloques, séminaires, etc. — sont si nombreuses qu’il devient difficile de trouver assez d’hommes qui aient encore le temps d’y participer.
En admettant que ces activités soient suffisantes dans leur domaine, et soient menées d’une manière satisfaisante — ce qui est généralement le cas — nous constatons cependant que peu d’entre elles répondent aux conditions d’un vrai Dialogue des cultures, et ceci pour trois raisons principales :
1. Une addition de spécialités ne fait pas une culture vivante et ne la représente pas.
Tous les dialogues savants que peuvent tenir entre eux linguistes, folkloristes, archéologues, numismates, juristes, agronomes, historiens de la philosophie, de l’art ou de la religion, ne font pas un Dialogue des cultures. Ils peuvent se multiplier à la satisfaction générale, sans qu’aucun des problèmes de fond et d’ensemble soit touché.
Le Dialogue des cultures doit s’établir entre des ensembles, et porter sur des problèmes vivants.
2. Entre les travaux indispensables des spécialistes d’une part, et d’autre part les responsables des relations politiques, économiques et techniques, il y a aujourd’hui un grand vide. Il n’y a pas de relais utiles.
Pour préparer des hommes d’État, des diplomates, des chargés de mission d’une région, les travaux des savants sont de peu de secours : le temps manque pour les étudier, et ils sont bien rarement assez actuels ou synthétiques.
Pour préparer des aides techniques, on manque d’écoles, de centres de formation.
L’aide aux pays en voie de développement dépend des décisions de nations isolées (qui ont en vue des buts politiques d’abord) ; ou d’organismes purement économiques (qui négligent les aspects spirituels et psychologiques des problèmes) ; ou de firmes privées (qui envoient les représentants qu’elles ont la chance de trouver, préparés ou non…). Il n’existe donc pas de politique générale des relations entre les cultures.
3. Enfin, une troisième lacune me frappe : les relations culturelles entre l’Europe et les autres régions ont déjà fait l’objet d’innombrables études, et d’expériences plus ou moins systématiques, mais qu’en est-il des relations entre l’Afrique et l’Inde, ou entre le monde arabe et l’Afrique noire, par exemple ? ou encore, des relations entre la Chine [p. 169] nouvelle et toutes les autres régions non européennes, qui posent des problèmes non moins urgents et importants, quoique beaucoup moins étudiés jusqu’ici, ou mal connus ?
Ici se manifeste l’insuffisance de moyens d’information de base et d’instruments pratiques qui permettraient un dialogue multilatéral des cultures.
La situation ainsi décrite — possibilités, besoins et lacunes — ce qu’il nous reste à faire apparaît plus clairement.
Ma thèse fondamentale consiste à soutenir que nous devons dorénavant, en premier lieu, organiser le Dialogue des cultures, sur la base des grands ensembles culturels existants.
Mais quels sont-ils, ces grands ensembles ?
Est et Ouest, Occident et Orient, sont des catégories trop vastes. Elles ne correspondent pas à des réalités culturelles suffisamment définies ou homogènes pour pouvoir dialoguer utilement.
Le terme d’Occident recouvre en fait quatre ensembles distincts : l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et la Russie. Éléments communs : la race blanche dominante, les traditions chrétiennes, l’origine culturelle européenne. Mais il est clair que dans leur dialogue avec l’Afrique noire, ou avec l’Inde, ou avec la Chine, ces quatre ensembles adopteront des attitudes très différentes, parfois opposées. La Russie s’est séparée politiquement de l’Occident, mais elle en exagère certains traits au-delà de toute mesure, privés de leurs contreparties traditionnelles, ainsi : le culte de la technique sans freins humanistes ou coutumiers, la doctrine marxiste imposée sans discussion, le parti unique sans opposition, l’impérialisme sans mauvaise conscience… Les États-Unis sont à la fois plus matérialistes et plus idéalistes-moralistes que l’Europe et que l’Amérique latine. Cette dernière ne connaît pas de problèmes de races, mais des problèmes de développement industriel et éducatif, d’inégalité sociale, et contrairement à l’Europe, elle regorge de richesses potentielles en matières premières et en espace. Enfin l’Europe, ancêtre culturel des trois autres, n’a pas encore pu surmonter ses divisions nationales, qui ont failli la ruiner par deux fois ; elle n’a donc pas encore de politique commune, répondant à sa vocation, à l’égard des régions différentes de la planète.
Quant au terme Orient, que recouvre-t-il ? L’Asie est un concept européen, ne l’oublions pas : ce sont les Grecs qui lui ont donné son nom, en même temps qu’ils donnaient au continent du Couchant celui [p. 170] de la princesse de Tyr. L’Asie ne possède pas d’autre unité certaine, en dehors des traditions religieuses issues de l’Inde et qui ont marqué d’empreintes inégalement profondes le Centre, le Sud-Est et l’Est du continent. Il est difficile de trouver un dénominateur commun aux problèmes de l’Inde et à ceux de la Chine, par exemple, ou encore aux problèmes de la Chine et à ceux du Japon.
Au surplus, la problématique Est-Ouest, chère à Hegel et aux philosophes de la culture du xixe siècle, offre deux inconvénients majeurs : tout d’abord, elle survole le monde arabe, car celui-ci n’est pas plus oriental qu’occidental par ses traditions et ses échanges, et forme donc un monde en soi ; ensuite, elle néglige complètement l’Afrique noire. C’est assez dire que cette dichotomie ne correspond plus aux réalités du xxe siècle.
Les régions culturelles qui constituent de nos jours des « champs d’étude intelligibles », pour citer un fois de plus Toynbee, sont à la fois moins vastes et moins vagues que le binôme Orient-Occident ; mais plus vastes et plus réelles que les États-nations constitués partout sur un modèle emprunté au xixe siècle européen.
Pratiquement, nous pouvons distinguer une douzaine de régions culturelles assez bien définies :
Amérique latine (espagnole et portugaise) ; Amérique du Nord (États-Unis et Canada) ; Europe ; Iran-Pakistan-Afghanistan ; Inde ; Sud-Est de l’Asie (bouddhiste) ; URSS ; monde arabe (Maghreb et Proche-Orient) ; Afrique noire (francophone et anglophone) ; Japon ; Chine ; Indonésie.
C’est entre ces régions bien distinctes, et non pas entre continents trop vastes, ni entre nations trop petites, que le dialogue peut s’instituer.
Mais ici, je voudrais m’élever contre une erreur menaçante : le dialogue doit s’ouvrir entre les grands ensembles, c’est entendu, mais ceux-ci ne sauraient être conçus comme des entités abstraites ou comme des drapeaux. Ce n’est pas le concept de la culture arabe qui peut entrer en dialogue avec le concept de la culture européenne, car tout dialogue suppose des interlocuteurs bien concrets et vivants — donc des personnes.
Ces personnes, seules capables de parler entre elles, devront être représentatives soit d’une école de pensée dominante dans leur culture, ou typique du meilleur de cette culture ; soit simplement d’elles-mêmes, [p. 171] dans la mesure où elles auraient contribué à illustrer ou à unifier la culture dont elles vivent. Il me semble que les interlocuteurs valables qu’il s’agit de trouver pour engager le dialogue seront plutôt des amateurs éclairés que des spécialistes de tel ou tel aspect de leur culture. Je prends le terme d’amateur au sens étymologique : celui qui aime et voudrait faire partager son amour, donc celui qui ouvre les portes ; tandis que le spécialiste est plutôt celui qui cherche à empêcher les non-spécialistes d’entrer dans le domaine dont il prétend détenir les clés et dont il tire sa substance.
J’imagine aussi qu’un dialogue vraiment créateur a plus de chances de s’instaurer par exemple entre mystiques de religions différentes qu’entre politiciens de pays différents, voire du même pays ! Car tout dialogue fécond suppose entre ses interlocuteurs des affinités électives. Et je n’attends rien de bon de la confrontation d’équipes d’experts disciplinés, chacune cherchant à battre l’autre, ou décidant au mieux d’obtenir le match nul, qui est une définition de l’harmonie des contraires, si l’on veut, mais certainement la plus stérile.
Ces interlocuteurs valables, je les vois tout d’abord bien conscients des apports créateurs de leur propre culture, nourris de ses valeurs et y croyant, ou bien en polémique très intime avec elles ; mais je les vois également conscients des lacunes et des maladies spécifiques de cette culture — et laquelle, aujourd’hui, n’est pas un peu malade ? — donc ouverts aux valeurs différentes, complémentaires ou correctives, que peuvent leur apporter d’autres cultures.
Enfin, ces interlocuteurs valables, sur quoi devront-ils discuter et surtout méditer ensemble ? Sur les grands thèmes du siècle certes, mais dans la mesure où ces grands thèmes apparaîtront clairement comme étant d’intérêt commun à l’échelle du genre humain. Je citerai : la prise de conscience des nouveaux ensembles culturels ; leur adaptation à la civilisation technique ou leurs raisons de la refuser et de lui opposer des idéaux nouveaux ; les notions de l’homme, de la liberté ou de l’amour, spécifiques de chacun de ces ensembles ; l’éducation des masses et la formation de nouvelles élites ; le rôle des loisirs dans les pays où l’automation va les augmenter considérablement ; l’intégration des découvertes de la science dans une vision globale de l’homme ; que sais-je encore ? Pourquoi ne pas réfléchir ensemble sur le problème urgent et stupéfiant, sans précédent dans l’Histoire, que va poser la surpopulation de la Terre — nous serons six milliards dans quarante ans, un homme [p. 172] par mètre carré vers l’an 2400 ! — et il est clair qu’aucun de nos pays, qu’aucune de nos régions ne peut résoudre seule un problème de pareille envergure…
Les considérations que je viens d’esquisser à larges traits m’amènent à quelques conclusions pratiques qu’il m’importe de soumettre à l’examen de représentants qualifiés d’autres cultures.
Il s’agit d’une « simple » question d’organisation, que beaucoup d’intellectuels jugeront sans doute étrangère à leurs soucis ou à leurs talents. Et pourtant, même si l’on est persuadé, comme je le suis, que le vrai dialogue s’institue au niveau des expériences spirituelles, il reste qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de faire communiquer les âmes sans que les hommes se rencontrent — et que les rencontres souhaitables demandent à être organisées.
Je suis arrivé à la conviction que la création de Centres régionaux —analogues au Centre européen de la culture que je dirige à Genève depuis douze ans — et cela dans les diverses régions énumérées plus haut, permettrait de combler certaines lacunes foncières dans le régime actuel des échanges, et donnerait une efficacité toute nouvelle au dialogue sincère et fécond des cultures.
La mission de ces Centres régionaux consisterait pratiquement en ceci :
— réunir une documentation bien sélectionnée et de consultation aisée sur la vie culturelle de chaque région (personnalités, activités, œuvres créées, institutions, tendances et problèmes) ;
— préparer la rédaction d’ouvrages de large diffusion, décrivant la nature propre, l’histoire, les valeurs communes et les problèmes nouveaux de chacune de nos grandes unités de culture ;
— offrir un lieu de rencontre aux intellectuels des pays composant chaque région ;
— placer les résultats de leurs travaux à la disposition des responsables de l’éducation, de la politique et de l’économie de leur région ;
— servir enfin d’instruments efficaces pour animer et nourrir le dialogue multilatéral entre les grandes régions.
Dès que de tels Centres fonctionneront, on saura où l’on peut s’adresser pour recueillir des informations utiles de tous ordres, sur une région [p. 173] donnée. (Aujourd’hui, on doit se renseigner dans une douzaine de capitales, auprès de services officiels qui ne sont pas toujours en contact avec la culture vivante, et sont mal équipés pour répondre à des demandes personnelles ou à des questions portant sur l’ensemble de leur région.)
Une fois constitués, les divers Centres régionaux établiraient entre eux des liens multilatéraux de collaboration pratique et formeraient ainsi les points d’appui d’un réseau mondial d’échanges d’hommes, d’idées et d’informations.
Mais toutes ces réalisations d’ordre pratique, pour indispensables qu’elles soient, ne se feront bien que dans la mesure où elles serviront dès le départ des buts finaux jamais perdus de vue.
Le Dialogue des cultures n’est plus une utopie, et n’est plus une question de bonnes volontés ferventes, mais une réalité inévitable en cette seconde moitié du xxe siècle. Il ne dépend plus de nous qu’il n’ait pas lieu, mais seulement qu’il se passe un peu moins mal qu’à coups de reproches amers, d’insultes vaines et finalement de bombes atomiques.
Le Dialogue des cultures doit servir, soyons francs, les intérêts concrets de chacune de nos régions : il est vital avant d’être philanthropique.
Pourtant son but ultime m’apparaît moins de promouvoir l’entente mutuelle des collectivités que d’augmenter nos chances personnelles, d’élargir l’horizon de nos vies, et de nous permettre d’accéder à plus de vérité.
Il faut que chacune de nos cultures retrouve sa personnalité, c’est entendu, puisqu’il n’y a de dialogue fécond qu’entre partenaires bien distincts, sachant ce qu’ils veulent et ce qu’ils sont. Mais pas une seule de nos cultures, ainsi personnifiée, n’est une fin en soi. Une culture, c’est seulement l’ensemble des moyens offerts aux hommes qui relèvent d’elle, pour s’approcher de la Vérité.
Je crois que la Vérité est une, mais que son appropriation existentielle — seule valable en dernière analyse — compte autant de voies différentes qu’il y a de vraies personnes au monde, et de vocations personnelles.
Ce que nous pourrons trouver dans le Dialogue mondial, c’est donc, et finalement, notre personne véritable, plus de sens dans la vie de plus d’hommes et de femmes, par plus de possibilités offertes à chacun. C’est [p. 174] le risque et la chance d’un progrès ambigu mais désormais irréversible.
Nous ne serons jamais sauvés en masse, par races ou par nations, par cultures ou par groupes (quelle que soit l’excellence de leur dialogue), mais seulement un à un, chacun pour soi, comme chacun naît et meurt tout seul. Alors, c’est donc « Chacun pour soi et Dieu pour tous », penserez-vous ? Ce proverbe est l’expression cynique de l’égoïsme pour ceux qui croient qu’ils ne croient pas en Dieu. Mais on peut le comprendre autrement. « Chacun pour soi » signifie l’appropriation nécessairement personnelle du vrai ; « Dieu pour tous » est le principe originel de l’unité dernière du genre humain, dans l’infinie diversité des vocations.