Campus n°154

La voix de l'excellence

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Arrivée à Genève en 2013, la médecin-chercheuse s’efforce d’améliorer l’efficacité des traitements contre le très meurtrier cancer de l’ovaire. Prometteurs, ses travaux sont notamment soutenus par une prestigieuse bourse du gouvernement américain.

Le cancer de l’ovaire est une maladie rare. Il touche environ une femme sur 100, contre une femme sur huit pour le cancer du sein, mais il est bien plus meurtrier. Appelé le « tueur silencieux » en raison d’un diagnostic posé à un stade souvent métastatique, il ne laisse à ses victimes qu’une espérance de vie d’environ quatre ans. Son traitement a toutefois beaucoup progressé au cours des dernières décennies. Grâce à une meilleure prise en charge chirurgicale et au développement de traitements ciblés tels que les inhibiteurs de PARP, les chances de survie ne cessent d’augmenter. Mais le risque de récidive est important et, dans la moitié des cas, ces rechutes s’accompagnent d’une résistance aux médicaments. Retarder aussi longtemps que possible le retour de la maladie, tout en perçant les raisons qui sont à l’origine de ces résistances, c’est le défi que s’est fixé l’équipe conduite par Intidhar Labidi-Galy. Une jeune médecin-chercheuse, aujourd’hui professeure-assistante à la Faculté de médecine et médecin ajointe agrégée au Service d’oncologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), dont le parcours est placé sous le signe de l’excellence et de la persévérance. Portrait.

Intidhar Labidi-Galy voit le jour en 1979 dans une famille aisée de Tunis. Ses deux parents, qui ont grandi dans l’univers cosmopolite ayant accompagné l’indépendance du pays, sont cadres supérieurs. Issu d’une famille de paysans, son père occupe un poste à responsabilité dans une chaîne hôtelière. Sa mère, née au sein d’une famille établie dans la capitale depuis plusieurs générations, a été directrice commerciale pour une société d’équipements bureautiques avant de créer sa propre entreprise.

« L’environnement dans lequel j’ai grandi était loin du modèle patriarcal, témoigne Intidhar Labidi-Galy. Dans ma famille, les femmes sont très indépendantes. Ma grand-mère est allée à l’école et a travaillé, ce qui n’était pas courant dans la Tunisie de son époque. Et ma mère fait partie de la première génération de diplômés de l’enseignement supérieur en Tunisie. »

À la maison, les règles sont simples : les enfants (Intidhar Labidi-Galy a un frère cadet, aujourd’hui dentiste) disposent d’une grande liberté et d’une certaine autonomie du moment que leur parcours scolaire est irréprochable. Ayant montré très tôt des facilités d’apprentissage, Intidhar est scolarisée dès l’âge de quatre ans et demi. « Pour ma mère, rembobine la chercheuse, les études ont constitué un ascenseur social et elle y accordait une grande importance. »

La jeune fille a tout juste 17 ans lorsqu’elle décroche un baccalauréat en biologie avec mention. Des résultats qui lui ouvrent les portes des classes préparatoires aux grandes écoles françaises pour lesquelles elle pourrait bénéficier d’une bourse d’excellence. Mais ce qu’elle souhaite, c’est poursuivre dans la voie de la génétique. Faire son chemin dans le monde de la recherche en Tunisie n’est cependant pas chose aisée. « Mes parents qui sont des gens très pragmatiques ont été d’accord pour que je suive cette voie, précise Intidhar Labidi-Galy. Mais comme ils tenaient à ce que j’apprenne un métier, ils m’ont poussée vers la médecine. »

Au programme, cinq ans d’études à l’Université de Tunis, plus deux années supplémentaires d’internat en médecine générale avant de choisir une spécialité. À ce stade de son parcours, la médecine génétique, tournée vers le diagnostic et la prévention, lui paraît finalement moins attrayante qu’attendu. Elle se tourne alors vers l’oncologie, spécialité axée sur la thérapeutique.

Au début des années 2000, les traitements ciblés sont encore rares, tandis que ce qu’on appelle aujourd’hui la médecine de précision en est à ses balbutiements. « L’oncologie médicale se limitait pour l’essentiel à la chimiothérapie, justifie-t-elle. Autant dire que tout restait à faire et c’est précisément ce qui m’a attirée. »

En 2003, Intidhar Labidi-Galy intègre donc le service d’oncologie pédiatrique de l’Institut de cancérologie Salah-Azaiez de Tunis. Elle y passera six mois qui vont être particulièrement éprouvants sur le plan émotionnel. Elle enchaîne avec une thèse sur le cancer de la thyroïde pour laquelle elle bénéficie de l’appui d’une amie de ses parents formée à l’épidémiologie aux États-Unis. « Elle m’a appris les bases de la recherche clinique, explique la médecin-chercheuse, comme construire une base de données et analyser des statistiques. Le tout avec un niveau de rigueur très élevé, ce qui s’est avéré précieux pour la suite de ma carrière. »

Après un an et demi de formation en oncologie à Tunis, elle prend la direction de la France. D’abord Marseille, où elle atterrit à l’Institut Paoli-Calmettes. Elle y rencontre son futur mari (interne en pharmacie hospitalière) et un premier mentor en la personne de Dominique Maraninchi, qui dirige alors l’Institut avant d’être nommé à la tête de l’Institut national du cancer, puis de prendre les commandes de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Celui que ses collègues surnomment « Dieu » occupe un bureau constamment enfumé au septième étage du bâtiment, auquel la jeune Tunisienne a un accès privilégié. Forte de cet appui de poids, Intidhar Labidi-Galy fait ses premières armes dans le monde de la recherche translationnelle avec une étude sur une cohorte de patientes tunisiennes atteintes d’un cancer du sein inflammatoire, une forme rare mais très agressive de la maladie. Un travail qui sera publié dans plusieurs journaux dont le prestigieux Annals of Oncology.

La suite, ce sera Lyon où elle achève sa formation. Son classement au concours d’internat en Tunisie (14e sur 1500) lui permet d’obtenir une bourse d’excellence française. La jeune femme met alors entre parenthèses la médecine le temps de réaliser un Master en biologie. « Sans ce subside, il aurait été difficilement envisageable d’entamer une formation de médecin-chercheuse », explique-t-elle.

Elle ne montre pas d’immenses aptitudes dans le maniement de la pipette, connaît des doutes et quelques moments tendus avec sa supérieure, mais au final ses travaux sur l’immunologie des lymphomes sont publiés et le master validé.

C’est suffisant pour convaincre Isabelle Ray-Coquard, alors jeune médecin adjointe en oncologie au Centre Léon Bérard, de la recruter dans son équipe : « Ma rencontre avec Isabelle (actuelle présidente du groupe collaboratif français Gineco) et son mari, Jean-Yves Blay (actuel directeur du Centre Léon Bérard et d’Unicancer, la fédération des centres anticancéreux français) a été un tournant dans ma carrière, restitue Intidhar Labidi-Galy. Tous deux, dans leurs domaines d’expertise respectifs (Isabelle dans les cancers gynécologiques et Jean-Yves dans les sarcomes), ont été des modèles inspirants de ce que pouvait être l’excellence en oncologie. Faire partie de leur équipe impliquait de travailler beaucoup – ce qui m’allait très bien –, mais cela permettait aussi de bénéficier d’un grand soutien pour ses propres projets professionnels. »  

S’enchaînent quatre années intenses qui voient la jeune oncologue se lancer dans une deuxième thèse de doctorat, consacrée cette fois à l’immunologie, et plus précisément aux dysfonctionnements des cellules dendritiques, les « cheffes d’orchestre » du système immunitaire dans le cancer de l’ovaire. Elle décroche au passage une nouvelle bourse qui lui permet de se consacrer pleinement à la recherche. Le choix s’avère payant, puisque ses résultats seront finalement publiés dans l’excellent Cancer Research. Entre-temps, elle a également donné naissance à deux enfants.

C’est donc en famille que s’accomplit l’étape suivante : un séjour de deux ans au Dana Farber Cancer Institute à Harvard, qu’elle juge nécessaire pour disposer d’une vision large de la biologie du cancer de l’ovaire, et qu’elle parvient à financer en obtenant de prestigieux subsides, l’un de la Fondation de France, l’autre du programme américain Fulbright. L’idée est d’y effectuer un postdoc en biologie moléculaire et génomique.

Elle est en tout cas au bon endroit au bon moment. Lorsqu’elle s’installe à Boston, en 2012, l’oncologie se trouve en effet à un moment charnière de son histoire. Les premiers résultats du projet The Cancer Genome Atlas, qui vise à séquencer les 30 principaux cancers, commencent à tomber. Et la plupart sont menés par des chercheurs établis à Boston. Pour la médecin-chercheuse, c’est une véritable révélation comparable à la découverte de la pierre de Rosette pour l’étude de l’Égypte ancienne. « Ça a tout changé, confirme-t-elle. À partir de là, on a commencé à lire le code du cancer. C’est comme si, tout d’un coup, on comprenait la langue que parlait cette maladie. Sur cette base, le développement des traitements ciblés s’est accéléré . »

Dans le cadre du projet auquel Intidhar Labidi-Gal est associée, qui est mené dans le laboratoire de Ronny Drapkin, pathologue expert du développement du cancer de l’ovaire, l’équipe combine le séquençage à haut débit et un modèle mathématique inspiré de la génétique d’évolution des espèces. Ces travaux, publiés dans Nature Communications, vont permettre de démontrer que le cancer de l’ovaire naît en fait dans les trompes et que le délai moyen entre la première cellule tumorale et l’apparition clinique du cancer est d’environ sept ans. Un délai suffisamment long pour envisager à terme un dépistage précoce du « tueur silencieux ».

Une fois le postdoc achevé, reste à trouver comment faire fructifier les avancées récentes dans le domaine qui est le sien, les cancers de la femme, à son retour sur le Vieux Continent. En effet, à la révolution génomique s’ajoute la présentation en 2012 lors du Congrès américain d’oncologie des résultats extrêmement prometteurs de l’immunothérapie, momentum qui ouvre des perspectives thérapeutiques tout à fait inédites.

Pour Intidhar Labidi-Galy, la première étape consiste à trouver un poste qui lui permette de bénéficer de temps protégé pour la recherche. Son intuition est en effet que pour être en mesure d’avoir un impact significatif sur la maladie, il faut partir des questions importantes qui se posent au niveau clinique, puis s’efforcer de comprendre les mécanismes biologiques impliqués afin d’être capable de répondre à ces questions.

Or il se trouve que les HUG et la Faculté de médecine de l’UNIGE font partie des rares institutions en Europe qui offrent de tels postes. Elle rejoint donc fin 2013 le Service d’oncologie des HUG, alors dirigé par Pierre-Yves Dietrich, avec le statut de cheffe de clinique scientifique.

Au cours de ce premier mandat genevois, Intidhar Labidi-Galy se donne le temps de la réflexion à propos de sa thématique de recherche. Ce qui l’intéresse en tant qu’oncologue, c’est de poursuivre ses travaux en médecine de précision dans le domaine des cancers de la femme en essayant de combiner ses deux domaines de prédilection : la génomique et l’immunologie.

La cartographie génomique a alors permis à la communauté scientifique de comprendre que l’inactivation des gènes BRCA1 et BRCA2 n’était pas uniquement responsable de la prédisposition héréditaire au cancer du sein et de l’ovaire, mais qu’elle jouait également un rôle au niveau somatique. Au total, ces gènes sont en effet inactivés dans environ 30 % des cancers de l’ovaire et dans 15 % des cancers du sein. Fort heureusement, un traitement ciblé basé sur des petites molécules – les inhibiteurs de PARP – a rapidement été mis au point. Il permet de cibler les cellules tumorales ayant des gènes BRCA défaillants.

Afin d’explorer plus avant les pistes prometteuses dégagées par ces découvertes, Intidhar Labidi-Galy crée son propre groupe de recherche grâce à un subside Ambizione du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Elle et son équipe se lancent dès lors dans un projet visant à investiguer l’effet des hormones et du système immunitaire sur la réponse aux inhibiteurs de PARP dans les cancers du sein avec une mutation du gène BRCA1.

C’est l’occasion d’établir une collaboration étroite avec Sven Rottenberg, vétérinaire-chercheur bernois spécialiste des modèles précliniques de tumeur du sein BRCA1 muté et de la résistance aux traitements. Initiée autour du cancer du sein (plusieurs articles sur le sujet sont en cours de finalisation), la mise en commun de leurs travaux s’étend bientôt au cancer de l’ovaire.

En 2022, le duo obtient un prestigieux subside de près d’un million de francs accordé par le congrès américain. Depuis, tous deux concentrent leurs efforts sur la résistance aux inhibiteurs de PARP dans le cancer de l’ovaire – il devrait exister une petite dizaine de mécanismes différents selon la chercheuse –, avec l’objectif de mettre au point des thérapies ciblées pour chacun d’entre eux.

« C’est un travail de longue haleine, qui va probablement nous occuper au cours des dix prochaines années, conclut Intidhar Labidi-Galy. Mais cela ouvre des perspectives thérapeutiques de médecine de très haute précision. Au final, nous espérons être à même de proposer un traitement personnalisé à chaque patiente selon la cartographie génomique de sa tumeur . »

Vincent Monnet