Campus n°140

Evie Vergauwe ou la mémoire vive

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Professeure à 37 ans, la chercheuse dirige son propre laboratoire au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.
Elle y conduit des travaux prometteurs sur la mémoire de travail et les processus cognitifs tant chez l’adulte que chez l’enfant

«J’ai grandi avec l’idée que, dans la vie, il faut se tenir tranquille, éviter de se faire trop remarquer et, surtout, bien travailler. Mon grand-père, en particulier, qui n’avait pas pu faire d’études à cause de la guerre, tenait à ce que ma sœur et moi ne rations pas notre chance. » Evie Vergauwe s’est employée à ne pas le décevoir. Avec un succès certain. Professeure à 37 ans, elle pilote son propre laboratoire au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation où elle mène des recherches prometteuses sur l’évolution de la mémoire de travail et les processus cognitifs tant chez l’adulte que chez l’enfant. Désignée en 2015 comme « étoile montante » (rising star) de la discipline par l’Association for Psychological science en 2015 qui relevait l’aspect novateur de travaux qui « ont déjà fait progresser le domaine et qui laissent entrevoir un grand potentiel dans le futur », elle fait également partie des 100 femmes faisant l’objet d’un portrait dans le cadre de la campagne éponyme lancée le 8 novembre dernier par le Service de l’égalité de l’UNIGE en coopération avec de nombreux partenaires cantonaux, nationaux et de France voisine (100 femmes.ch/). Une proposition qu’elle a acceptée sans hésiter parce que, comme elle le répète souvent à ses filles, « la seule chose qu’une femme ne peut pas faire, c’est faire pipi debout ».

Tuer l’ennui

Née à Ostende, perle balnéaire bordant les rivages de la mer du Nord, Evie Vergauwe n’est pas de celles qui font l’école buissonnière pour construire des châteaux de sable ou flirter à l’abri des dunes. Excellente élève, elle figure invariablement dans le peloton de tête de sa classe, se forçant parfois à écrire de la main gauche pour tuer l’ennui qui la rattrape plus souvent qu’à son tour.
« Je n’avais pas d’idées précises pour la suite, confie-t-elle aujourd’hui. Je me sentais capable de faire beaucoup de choses différentes, sauf peut-être des travaux manuels parce que, là, j’étais vraiment nulle. Le genre d’élève que tout le monde doit aider à la fin de l’année parce qu’elle est la seule à ne pas avoir fini de broder son lion sur son coussin.  »
Qu’à cela ne tienne, ses parents, tenant à ce qu’elle suive une voie lui offrant de larges possibilités d’orientation, souhaitaient de toute façon que leur aînée se dirige vers les mathématiques. Pas de chance, la filière ne fait pas vraiment rêver la principale intéressée.
« J’ai même essayé de tricher à un test d’orientation en formulant mes réponses de telle sorte que l’on pense que je n’aime pas cette matière, confesse Evie Vergauwe. Le conseiller a conclu que même si j’avais certaines capacités je n’étais sans doute pas faite pour cette voie. Au final, j’ai pourtant quand même opté pour un cursus scientifique au niveau du secondaire. À l’époque, je me voyais en effet bien devenir biologiste, parce que tout ce qui touchait au cerveau et au traitement des signaux me passionnait. »

Le goût de la découverte

Poussée par le désir de venir en aide aux enfants souffrant de troubles du comportement, c’est toutefois la psychologie qui retient son choix au moment de s’inscrire à l’université.
Dès sa deuxième année de cours, à Gand, Evie Vergauwe sent qu’elle a visé juste. « On a eu un cours sur la cognition et les processus cérébraux, atteste la chercheuse. C’est un domaine que je ne connaissais pas du tout et que j’ai trouvé génial : il y avait plein de questions auxquelles personne ne pouvait fournir de réponse, donc beaucoup de choses à découvrir. Gand est une des rares universités où les étudiants ont l’opportunité de faire très tôt de la recherche, de développer leurs propres questionnements et j’ai réalisé que c’était exactement ce que je voulais faire. Jusque-là, je trouvais souvent que les choses avançaient trop lentement mais dès que j’ai commencé à faire de la recherche, le temps s’est mis à passer très vite. Aujourd’hui encore, je dois parfois me freiner pour ne pas continuer une fois que je suis rentrée à la maison. »
La sélection est cependant sévère : sur près de 400 étudiants inscrits, seuls une vingtaine seront retenus au final. Evie Vergauwe met les bouchées doubles et passe l’épaule sans coup férir, ce qui lui permet de se lancer dans un master en psychologie théorique et expérimentale.
Le cursus comprenant un stage à l’étranger, elle jette son dévolu sur le laboratoire de Pierre Barrouillet à Dijon. Spécialiste internationalement reconnu du raisonnement déductif, de la construction du nombre et du fonctionnement de la mémoire de travail chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte, ce dernier détecte rapidement le potentiel de sa nouvelle recrue.
« Elle avait été très bien formée et connaissait déjà bien la psychologie expérimentale, explique le professeur. Au sein de mon équipe, elle s’est montrée extrêmement réactive et efficace. Il n’y avait aucun doute sur le fait qu’elle ferait une excellente chercheuse. »
Bien décidé à ne pas laisser filer un tel talent, Pierre Barrouillet suggère à sa jeune protégée d’enchaîner sur une thèse et, pour ce faire, de le rejoindre à Genève où l’attend un poste de professeur ordinaire au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.
« Quand j’ai annoncé la nouvelle à celui qui allait devenir mon mari, il m’a fortement encouragée à accepter, se souvient Evie Vergauwe. On s’est dépêchée de terminer nos masters respectifs, on a fait en sorte qu’au moins un de nous deux obtienne son permis de conduire, on s’est mariés, on a fait nos valises et on est partis. »


Ruée dans les brancards

Dans la ville de Piaget, la nouvelle arrivante s’attelle à un sujet qui fait alors débat dans le monde de la psychologie : la nature des ressources mobilisées par la mémoire de travail. Sollicitée pour retenir un numéro de téléphone, un itinéraire ou une liste de courses, mais également impliquée dans le raisonnement et la résolution de problèmes, elle tient un rôle central dans la pensée humaine en général et le développement cognitif de l’enfant en particulier.
« La théorie dominante à l’époque consistait à dire que nous utilisons des zones spécifiques du cerveau pour effectuer des tâches particulières comme le fait de parler ou de se situer dans l’espace, complète la chercheuse. Or, en montrant que la performance se détériore lorsqu’un individu effectue deux tâches qui demandent de l’attention de façon simultanée, ma thèse dit exactement le contraire. C’est un résultat qui est bien sûr intéressant mais qui augmente aussi le risque de se faire attaquer par ses pairs. »
Evie Vergauwe en fait l’expérience dès la première présentation publique de ses résultats. À 25 ans à peine, devant un auditoire essentiellement masculin, elle subit un flot de questions et de critiques pas toujours formulées sur le
ton le plus amène.
« À un moment, quelqu’un s’est levé dans l’assistance et il s’est mis à lister, en élevant la voix, les points qui lui posaient problème, se remémore la psychologue. J’avais visiblement touché une corde sensible et, pendant quelques instants, je me suis vraiment demandé comment je devais réagir. Très vite, cependant, je me suis mise à répondre à ses remarques, sans hostilité mais avec une certaine fermeté. Des années plus tard, en rassemblant des lettres de recommandation, j’ai découvert que plusieurs de mes jeunes collègues présents dans la salle lors de cet épisode avaient été impressionnés par ma réaction. »
Après cette victoire de prestige sur ses contradicteurs, Evie Vergauwe boucle une nouvelle fois ses valises, cette fois en direction des États-Unis et du laboratoire dirigé par Nelson Cowan à l’Université du Missouri. Pas question cependant pour la jeune femme d’arriver sur place les mains vides : « J’étais enceinte de mon deuxième enfant au moment où j’ai reçu son accord et je tenais à accoucher avant de partir, précise-t-elle. Je souhaitais aussi disposer de mes propres fonds (en l’occurrence un subside Mobility du FNS), parce que c’est un plus en termes de crédibilité et que cela permet d’avoir davantage d’indépendance. »
Country et barbecues Six mois après la naissance du bébé, la famille – qui compte aujourd’hui trois enfants – s’envole donc pour Columbia. Elle y restera trois ans. Le temps de se familiariser avec une autre façon de travailler, caractérisée notamment par un style plus direct et une plus grande ouverture à la critique, tout en goûtant aux plaisirs de la culture locale : barbecues, danse country, fêtes d’Halloween ou encore séances de tir au pistolet. « Comme on ne voulait rien manquer, résume la trentenaire, on a sauté sur toutes les opportunités qui se présentaient à nous. »
Moyennement en phase avec le modèle éducatif en vigueur dans l’État du Missouri – journées « pyjama » passées devant l’écran à la crèche et burritos au menu de la cantine –, les Vergauwe décident de programmer leur retour sur le Vieux Continent.
Parce qu’il est exclu de faire apprendre une quatrième langue aux enfants (qui parlent déjà le néerlandais, l’anglais et le français), parce que la qualité de vie y est excellente et que son université compte parmi les 100 meilleures du monde, Genève emporte à nouveau la mise.
De retour à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, cette fois au bénéfice d’une bourse Ambizione du FNS, Evie Vergauwe a désormais les moyens de monter une petite équipe pour poursuivre ses recherches. Portant toujours sur la mémoire de travail, celles-ci se concentrent dans un premier temps sur l’adulte avant de glisser vers l’enfant.
« On sait qu’un adulte peut retenir quatre éléments d’information à court terme et que chez l’enfant c’est deux fois moins, justifie la chercheuse. Ce qui m’intéresse, c’est, d’une part, d’identifier les mécanismes qui sont à l’origine de cet écart et, d’autre part, de déterminer dans quelle mesure les limites de la capacité de la mémoire de travail contraignent la pensée. »
Dans cette optique, le laboratoire Mémoire de travail, Cognition et Développement, dont la pérennité est désormais assurée pour cinq ans grâce à un subside Eccellenza décroché fin 2018, multiplie les initiatives. Au travers de tâches ludiques, présentées sous forme de jeux – et souvent testées au préalable sur les propres enfants d’Evie Vergauwe – plusieurs travaux ont ainsi été conduits sur la répétition subvocale, procédé qui consiste à se remémorer intérieurement les informations à retenir, ou sur le rafraîchissement attentionnel, soit le fait de focaliser son attention sur l’information à retenir pour rafraîchir ou réactiver la trace de cette information dans la mémoire. De nombreux troubles du comportement, dont les fameux TDAH (troubles de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité), étant liés à une très faible performance de la mémoire de travail, le sujet a également été mis à l’agenda du groupe.

Le droit d’être inefficace Soucieuse de rester en lien avec la pratique, Evie Vergauwe cherche par ailleurs à examiner les implications possibles de ses découvertes sur l’enseignement dans le cadre d’un projet mené conjointement avec des collègues des sciences de l’éducation. Elle intervient également de manière régulière auprès des éducateurs et éducatrices de la petite enfance au travers de modules de formation visant à donner quelques repères théoriques de base sur le développement cognitif.
Autant dire qu’Evie Vergauwe, installée à Saint-Cergue avec sa famille, n’a guère le loisir de goûter aux plaisirs offerts par les cimes du Jura. « Notre emploi du temps est minuté, confirme la psychologue. Le menu est prévu assez tôt pour l’ensemble de la semaine et lorsque nous faisons des courses mon mari et moi, chacun prend la moitié de la liste pour aller plus vite. Pour nous, les vacances, c’est rester à la maison et se donner le droit de ne pas être efficaces pendant quelques jours, de ne pas savoir ce que l’on va faire ni ce que l’on va manger. »

Vincent Monnet