Campus n°115

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Tête chercheuse | CHARLES-HENRI RAPIN

Charles-Henri Rapin, guérillero du grand âge

pionnier de la gériatrie genevoise, Ce fils de meunier a déployé une énergie considérable pour améliorer la qualité de vie des personnes âgées avant de s’éteindre à 61 ANS. portrait

Tout gamin, en bon scout, il arpentait les rues de Carouge les bras chargés de provisions destinées aux vieux du quartier qui ne pouvaient plus se déplacer pour faire leurs courses. A ses heures perdues, il lui arrivait également de leur faire un peu de lecture ou de retaper leur maison. Qu’elles soient réelles ou qu’elles participent à la construction d’une légende personnelle, ces anecdotes témoignent d’une attention aux autres et d’une forme de philanthropie militante qui ont accompagné le professeur Charles-Henri Rapin (1947-2008) tout au long de sa carrière.

Patron du Centre de soins continus, de la Policlinique de gériatrie, puis du Centre interfacultaire de gérontologie (CIG) entre les années 1980 et 2000, ce fils de meunier a été le premier médecin gériatre en soins palliatifs de Genève et l’auteur du premier travail académique reconnu en Europe continentale dans cette discipline. Au-delà des titres, Charles-Henri Rapin a surtout lutté avec passion pour améliorer concrètement les conditions de vie des personnes âgées et pour briser un certain nombre de tabous entourant le grand âge. Portrait à l’occasion d’une double actualité : l’inauguration d’un centre de documentation portant son nom à l’Hôpital de Bellevue et la sortie de la biographie très sensible que Martine Ruchat, qui est aussi professeure associée à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, consacre à ce personnage qui laissait rarement indifférent.

S’il n’était pas devenu médecin, Charles-Henri Rapin aurait certainement fait son chemin dans la politique. Fils de socialiste, c’est à gauche que penchent naturellement ses idéaux. Maoïste dans les années 1960, puis membre du Parti communiste marxiste-léniniste, il proteste contre la guerre au Vietnam, la dictature portugaise et l’armée en attendant le Grand Soir. Durant cette décennie de quasi-clandestinité, il noue également des liens privilégiés avec la Palestine et en particulier avec Faty Arafat, lui aussi médecin, et son frère Yasser.

Pour Charles-Henri Rapin, l’heure des choix sonne au début des années 1980. Deux voies s’ouvrent alors au jeune médecin fraîchement diplômé : s’installer au Liban pour assister le peuple palestinien dans son combat ou accepter le poste que lui propose à Genève son maître de thèse, le professeur Jean-Pierre Junod. Sa femme étant enceinte, Charles-Henri Rapin opte finalement pour la seconde solution.

Au sein de l’Hôpital de gériatrie de Genève, qui est la première structure du genre à voir le jour sur le continent européen, Jean-Pierre Junod fait œuvre de pionnier en imposant une vision humaniste des soins aux personnes âgées très originale pour l’époque et qui va fortement influencer son jeune disciple.

« Au moment où Charles-Henri Rapin rejoint l’Hôpital de gériatrie, l’âge est peu pris en compte, notamment dans la nature du traitement, précise le professeur Michel Oris, codirecteur du Pôle de recherche national LIVES et directeur du Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités de l’UNIGE. Or, cette conception change avec des hommes comme Jean-Pierre Junod, qui mettent en évidence l’existence de problématiques spécifiquement liées au vieillissement. Cette évolution ne va cependant pas sans provoquer certaines résistances, d’une part, dans le milieu hospitalier, où la gériatrie constitue un enjeu considérable et, d’autre part, dans l’opinion publique au sein de laquelle, comme le faisait remarquer l’historien français Philippe Ariès, ce n’est désormais plus le sexe qui est tabou, mais la vieillesse et la mort.»

En blouse de médecin ou devant les caméras de télévision, Charles-Henri Rapin s’engagera donc avec la même combativité sur ces deux fronts. Sur le plan scientifique, son activité débouche sur la rédaction de plus de 200 articles scientifiques (dont 69 ont été cités plus de 1000 fois selon Google Scholar). Il y est notamment question de soins communautaires, de facteurs prédisposant à une fracture du col du fémur, d’indicateurs de mortalité (tels que les taux de vitamine B12 et d’albumine dans le sang), d’exclusion, de maltraitance. On y parle aussi de frigos vides, comme dans cet article publié par The Lancet le 12 août 2000 avant d’être traduit dans une dizaine de langues et qui montre que la moitié des personnes âgées sont sous-alimentées.

A cet inventaire incomplet, on peut ajouter une boisson isotonique destinée aux aînés inventée après la canicule de 2003 (le Gérostar) ou encore la réhabilitation du lait de poule, une préparation traditionnelle élaborée selon une recette héritée de sa grand-mère, et destinée à apporter aux convalescents et aux personnes sous-alimentées un apport en protéines tout en stimulant l’hormone de croissance. Sans oublier la lutte contre la douleur qui fait pour lui figure de priorité, quitte à devoir injecter de la morphine aux patients toutes les quatre heures.

Tout cela est cependant loin de faire l’unanimité auprès de ses pairs. Critiqué par certains pour le manque de rigueur scientifique de ses travaux, il se met à dos de nombreux spécialistes (notamment parmi les nutritionnistes) par ses méthodes qui bousculent les habitudes. Ce qui n’est pas forcément pour lui déplaire : « Lorsque je pense que j’ai une bonne idée et que l’on me dit non, alors je suis sûr que c’est une bonne idée. Et je ne la lâche plus », confesse-t-il ainsi dans la biographie que lui consacre Martine Ruchat.

Si son image de baroudeur et de franc-tireur irrite au sein de l’Hôpital autant qu’à l’Université, il en va tout autrement dans les rapports que Charles-Henri Rapin cultive avec la cité au sens large. Invité aux quatre coins de la planète pour des conférences ou des programmes de formation, il est également très apprécié des médias qui se délectent des slogans percutants qu’il distille pratiquement sur commande. Enfin, et peut-être surtout, Charles-Henri Rapin est un médecin qui a toujours su maintenir une grande proximité avec ses patients : « Cela peut paraître un peu saugrenu aujourd’hui, mais il était adepte de la “bisouthérapie”, rappelle Michel Oris. A l’époque, le CIG se trouvait dans des immeubles comprenant des appartements pour personnes âgées. Chaque fois qu’il en croisait une, Charles-Henri lui faisait la bise. C’était assez comique à regarder, mais cela partait surtout d’un très bon sentiment, puisque c’était une manière de montrer que, contrairement à ce que beaucoup de gens semblent penser, une vieille personne ne sent pas mauvais, qu’elle n’est ni sale ni repoussante et qu’elle mérite aussi un peu d’affection.»

Atypique jusqu’à son dernier souffle, Charles-Henri Rapin n’est pas mort du cancer qui le poursuivait depuis l’an 2000, mais d’une crise cardiaque qui l’a emporté un soir de l’été 2008, à l’issue d’une semaine de formation donnée dans le cadre du Master francophone européen en soins palliatifs, thanatologie et éthique qu’il avait créé dix-huit ans plus tôt à l’Institut Kurt Bösch de Sion. Il avait 61 ans.

Vincent Monnet