Campus n°138

Le financier à la main verte

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À l’heure des grèves pour le climat, de plus en plus d’investisseurs s’efforcent d’adhérer aux principes de la finance durable. Figurant parmi les premiers chercheurs à s’intéresser à ce domaine, le professeur Philipp Krüger cherche à évaluer les effets réels de ces placements « verts ».

Dans les médias, il apparaît volontiers en costume sombre, chaussures vernies et cravate impeccablement nouée. C’est son côté finance. Dans son bureau d’Uni Pignon, Philipp Krüger reçoit en chemise de lin bleu azur, short assorti et baskets. C’est, pourrait-on dire, son côté durable. Professeur associé à la Faculté d’économie et de management depuis 2017, le jeune chercheur (il est encore trentenaire) est en effet un des tout premiers scientifiques à s’être spécialisé dans l’investissement vert. Auteur de plusieurs articles marquants sur le sujet, il fait aujourd’hui figure de référence internationale dans cette discipline encore en pleine émergence. Au point que le journal Le Temps a décidé de l’intégrer cette année au cercle très fermé des « 100 personnalités qui font la Suisse romande ».
Maximiser les profits tout en préservant la planète est un défi qui, aux yeux de beaucoup, pourrait sembler aussi incongru que de marier une carpe à un lapin. Philipp Krüger a pourtant pensé avant beaucoup de monde que la chose était possible.
Peut-être parce qu’il a goûté très tôt aux vertus du mélange. Né à Cologne d’un père allemand spécialiste en neurologie ainsi qu’en radiologie et d’une mère sud-africaine exerçant le métier d’orfèvre, le jeune homme a ensuite étudié au Canada, en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, avant d’achever sa formation en France, à Toulouse.
Peut-être aussi parce que son intérêt pour l’économie et les sciences politiques se double depuis toujours d’un sens de l’altruisme qui semble tout sauf feint. Ce goût des autres se développe d’abord auprès d’une sœur cadette qui vient au monde avec un handicap mental et dont l’arrivée bouscule de fond en comble les habitudes de la famille Krüger. Il se confirme durant le service civil qu’il effectue en lieu et place de ses obligations militaires. « Je m’occupais d’un adolescent tétraplégique, commente-t-il. Pendant dix mois, je l’ai aidé à prendre des notes en cours, à faire ses devoirs ou à prendre ses repas. C’est une expérience qui m’a beaucoup apporté.»
C’est au tout début des années 2000 que Philipp Krüger se découvre un intérêt croissant pour le monde de la finance. Lorsque le futur chercheur débarque en Argentine pour un bref séjour, le pays est en pleine crise économique. Soucieux de mieux comprendre ce qui se passe, il dévore les ouvrages de Joseph Stiglitz (Prix Nobel d’économie 2001) avant de s’inscrire à son retour en Allemagne dans un cursus de gestion des affaires à l’Université de Mannheim. « À l’époque, j’étais également très attiré par les nouvelles technologies, confesse-t-il. Avec un camarade de lycée, nous avions même monté une petite entreprise qui développait des logiciels, notamment à destination des banques. Je me suis finalement décidé à changer de voie après un séjour de trois mois à San Diego dans le cadre d’une école d’été.»
Séduit par le modèle d’enseignement américain, Philipp Krüger postule pour y retourner dans le cadre d’un programme d’échange. Mais les places sont rares et la concurrence très relevée. L’Université de Toulouse, en revanche, est prête à lui ouvrir ses portes. « Le programme des cours proposait notamment un master en « marché et intermédiaires financiers » qui me tentait beaucoup, rembobine le chercheur. Dans les quelques mois que j’avais à disposition, je me suis donc arrangé pour suivre l’ensemble des cours menant à ce diplôme. Sur les conseils de mon directeur de mémoire, à qui mon travail final avait beaucoup plu, je me suis ensuite lancé dans la rédaction d’une thèse.»
L’idée qui taraude alors Philipp Krüger est de déterminer si les entreprises qui sont bien classées dans les index mesurant des critères sociaux ou environnementaux génèrent des rendements plus élevés que celles qui ne le sont pas. « L’opinion dominante, qui était soutenue par des fondements théoriques très solides, consistait à dire que la durabilité, en restreignant les choix d’investissements, conduisait fatalement à des performances moindres, explique-t-il. En utilisant des données inédites, je suis parvenu à montrer que cette conception était erronée et que le marché réagissait positivement lorsqu’une firme ayant la réputation d’être peu performante prenait des mesures destinées à améliorer son fonctionnement sur le plan social ou à limiter son impact sur l’environnement.»
Sans pouvoir établir un lien de cause à effet, ce travail extrêmement novateur pour l’époque met également en évidence une forte corrélation entre la présence de femmes au sein des conseils d’administration et la prise en compte de considérations sociales ou environnementales.
Philipp Krüger doute cependant de ses capacités. Entouré par des chercheurs qu’il juge bien plus brillants que lui, miné par le syndrome de l’imposteur, il laisse ses travaux personnels de côté pour collaborer avec deux collègues plus expérimentés. L’épisode lui permet à la fois de se diversifier, la finance durable restant encore un pari risqué, et d’acquérir un précieux savoir-faire en matière de travail collaboratif.
Après deux ans de répit, il se résout à se replonger dans ses anciens dossiers en vue de publier ses résultats. Soumis à l’une des plus prestigieuses revues du domaine (le Journal of Financial Economics), l’article qui en découle est finalement accepté en 2015 et reste à ce jour le plus cité de Philipp Krüger.
Dans l’intervalle, le jeune chercheur a fait ses valises pour Genève, où il arrive dans les mois qui suivent sa soutenance de thèse pour occuper un poste de collaborateur scientifique au sein du Geneva Finance Research Institute. « Je ne connaissais pas du tout la ville, mais c’est un endroit qui m’attirait, entre autres à cause de la présence de toutes ces organisations internationales, commente Philipp Krüger. L’esprit entrepreneurial et l’atmosphère qui régnait au sein de ce tout jeune institut me plaisaient par ailleurs beaucoup.»
Portée par cet environnement fécond, la nouvelle recrue décide bientôt de s’investir, en marge de ses travaux scientifiques, dans l’organisation du Geneva Summit on Sustainable Finance dont la première édition se tient en mars 2013. L’événement, qui est un succès immédiat, lui permet de prendre un peu de recul par rapport à la recherche et de comprendre que publier n’est pas une question de vie ou de mort. « Je me suis dit que si ma carrière scientifique ne décollait pas, je pourrais appliquer mes compétences à autre chose, confie-­t-il aujourd’hui. Et à partir de ce jour-là, les choses sont devenues beaucoup plus faciles pour moi parce que la pression était soudainement moins forte.»
Les choses s’enchaînent dès lors très vite. En 2015, Philipp Krüger obtient une chaire « junior » de la part du Swiss Finance Institute. Deux ans plus tard, il est nommé professeur associé avant de décrocher un nouveau soutien du Swiss Finance Institute au début de cette année, cette fois sous la forme d’une chaire « senior ».
Presque étonné par la rapidité avec laquelle il a gravi les principaux échelons de la hiérarchie académique, Philipp Krüger n’entend pas se reposer sur ses lauriers. « Il y a aujourd’hui beaucoup de chercheurs, dont certains très renommés, qui tentent de s’installer dans le domaine de la finance durable sans forcément accorder une grande attention à ce qui a été fait jusqu’ici, précise-t-il. C’est positif, parce que cela va contribuer à augmenter le niveau de la recherche tant en quantité qu’en qualité. Mais cela veut aussi dire que la concurrence est de plus en plus rude.»
Pour y faire face, Philipp Krüger ne manque pas de projets. L’un d’entre eux, mené avec Rajna Gibson Brandon, également professeure à la GSEM, et un confrère basé aux États-Unis, porte sur le comportement des grands acteurs institutionnels états-uniens tels que les gestionnaires de fonds, les assurances ou les caisses de pension en matière d’investissements durables. L’idée est de faire la différence entre ce qui relève du « green washing » et les mesures qui ont effectivement un impact positif mesurable sur la planète. « Lorsqu’on prend en compte le volume global des actions émises par l’ensemble des entreprises cotées en bourse, on constate que le taux détenu par des investisseurs qui se sont engagés publiquement à investir de manière durable dépasse désormais les 50% alors qu’il était négligeable en 2006, lorsque j’ai commencé à travailler dans ce domaine, développe Philipp Krüger. À l’heure des grèves étudiantes pour le climat inspirées par la Suédoise Greta Thunberg, plus personne ne veut être le grand méchant qui détruit la planète. Le problème, c’est que nous manquons encore d’outils pour analyser avec précision le contenu réel de ces investissements prétendument durables et la manière dont ils sont implémentés.»
Une autre étude en cours porte sur les agences de notation qui évaluent l’engagement social et environnemental des entreprises. De plus en plus nombreuses, celles-ci fournissent en effet des mesures qui sont loin d’être homogènes, voire parfois contradictoires, en particulier pour ce qui a trait à la gouvernance.
« La conception de la durabilité varie grandement selon les régions et les cultures, argumente le chercheur. Dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, par exemple, le rôle de l’employé est limité. C’est l’actionnaire qui décide. En France, en Suisse ou en Allemagne, la gouvernance est plus ouverte, ce qui explique que chez le géant américain Bloomberg, la conception d’une entreprise durable n’est pas la même que dans une entreprise de notation suisse ou norvégienne.»
La voie choisie par les Britanniques en 2013 intéresse également au plus haut point Philipp Krüger et ses collaborateurs. En obligeant toutes les entreprises cotées à la Bourse de Londres à publier annuellement leur bilan carbone, le gouvernement a, en effet, fait coup double. D’une part, parce que les chercheurs disposent depuis de données standardisées et donc prêtes à l’analyse. D’autre part, parce que ce geste a entraîné une réduction massive des émissions de gaz à effet de serre en regard des entreprises du reste de l’Europe.
« Avec un doctorant, nous avons présenté en début d’année un article sur ce sujet devant la Commission européenne, précise Philipp Krüger. Mais cette démarche, qui pourrait pourtant avoir un impact important, n’a suscité aucun intérêt auprès des fonctionnaires de Bruxelles.»
Ce n’est peut-être qu’une question de temps. Dans le cadre d’une recherche actuellement menée en Suède, Philipp Krüger se penche en effet sur les préférences des millénials. Et les premiers résultats semblent indiquer que les membres de cette génération née entre 1980 et 1995 font des choix très différents de ceux de leurs aînés lors de leur entrée sur le marché du travail, une tendance particulièrement marquée chez les femmes. Quant à savoir si, à périmètre constant, ils sont prêts à accepter un salaire moins élevé pour travailler dans une entreprise plus durable, la question reste pour l’instant ouverte.
La volonté de bien faire suffisant rarement, Philipp Krüger cherche par ailleurs à évaluer l’efficacité des différentes méthodes qui permettent d’investir son argent de manière vertueuse. Vaut-il mieux exclure certains titres (par exemple ceux de l’industrie pétrolière ou de l’armement), privilégier les entreprises les mieux notées dans un secteur donné ou encore se limiter à des investissements thématiques dans des secteurs comme les énergies renouvelables ou la « green food » ?
« Nous n’avons pas encore de réponse définitive à cette question, concède le chercheur. Mais l’approche qui semble la plus prometteuse à l’heure actuelle est celle dite de l’« impact investing ». Elle vise à générer un rendement financier au travers de produits dont l’impact environnemental et social est à la fois positif et mesurable. C’est un domaine en plein essor, qui compte quelques acteurs importants à Genève, auquel je crois beaucoup dans la mesure où il permet de gagner de l’argent tout en faisant quelque chose de bien pour la planète.»


Vincent Monnet