Université de Genève - Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation - Sciences de l'éducation

 

LIFE

Laboratoire de recherche

Innovation-Formation-Éducation

 

Séminaire de recherche LIFE 2002-2003

L'ORGANISATION DU TRAVAIL SCOLAIRE


Notes de synthèse du séminaire du 4 décembre 2002

 

Résistance et opacité

Notes de synthèse du séminaire du 4 décembre 2002

Alain Muller

 

Textes de référence :

Michèle Bolsterli
Une organisation du travail d'étudiants

Daniele Périsset Bagnoud
A quoi penser quand on organise une formation ? Comment est-ce que j'organise leur travail ?


Le compte-rendu assez subjectif qui suit est "agrémenté" de réflexions encore plus "personnelles" qui me sont venues dans le temps de la rédaction.

 

Figures de la résistance

La note de synthèse d'Olivier Maulini (séminaire du 4 octobre 2002) a lancé un débat autour du thème de la résistance et de son rapport à l'organisation du travail. Pour l'auteur de cette synthèse, il s'agissait surtout d'appréhender l'organisation du travail du point de vue de son efficacité : s'organiser collectivement pour résister à l'échec scolaire. Dans cette optique, l'organisation du travail est conçue comme un moyen pensé pour atteindre certaines finalités.

Mais s'il est envisageable que l'on s'organise pour résister, il est tout autant concevable que qu'organiser implique que l'on résiste : en organisant son travail, on résiste de fait aux prescriptions, aux attentes, on lutte contre des adversaires (plus ou moins réels). Ici la résistance n'est pas une "bonne figure" de l'organisation du travail, n'est pas un "bon moyen" au service de finalités, mais simplement est un des constituants de cette organisation.

Mais si organiser son travail c'est résister, résister est aussi un travail, travail qui nécessite une organisation collective, mais aussi individuelle. Ici, la résistance est au cœur de l'activité, elle ne la précède pas, elle en est à son tour un élément.

Bref, il semble que l'on puisse tourner la question du rapport entre résistance et organisation du travail dans tous les sens. Laquelle détermine ou appelle l'autre ? Laquelle contient l'autre ? Laquelle est le but, et laquelle est le moyen ?

Il vaudra mieux peut-être sortir de ce face-à-face : il s'agirait de s'organiser non pas pour résister, mais pour sortir du fatalisme, de l'impuissance, et ceci en se référant de manière permanente à des buts.

Plus concrètement arrivera-t-on à savoir qui résiste et s'il y a de "bons" et de "mauvais" résistants ? Relevons-en quelques figures !

Il y a celui qui résiste à lui-même, qui résiste à penser le bien pour les autres, qui résiste aux tentations prescriptives, prescriptions qui empêchent les élèves de devenir acteurs. Ce "bon" résistant qui se bride ainsi, refuse en quelque sorte d'organiser le travail des élèves, afin qu'ils aient leur propre espace d'organisation. En somme ce travail sur (ou contre) soi-même consiste à résister pour ne pas organiser.

Autre figure du "bon" résistant, mais plus positive cette fois-ci, celui qui résiste de façon prospective, afin d'avancer. Mais celui-ci semble bien résister à de "mauvais" résistants (des réactionnaires ?), ceux-là qui résistent à travailler ensemble.

Mais ces derniers ne seraient-ils pas plutôt "angoissés" que "mauvais" ? Ou encore sont-ils mauvais parce qu'angoissés ? Quoiqu'il en soit, ils tendent à revenir à des formes d'organisation fermées, du type "programme au centre". Plus, par peur de mal faire, parce qu'ils se sentent surmandatés, ils demandent qu'on organise leur travail. Bref, pour résister à l'angoisse (pour tenir le coup ?) on ne tente pas de s'organiser, on "attend" de l'organisation.

N'oublions pas la figure du "bon mauvais" résistant, c'est-à-dire du mauvais qui sait qu'il l'est, qui sait qu'il résiste à des pressions qui sont très souvent fantasmées, qui sait qu'il résiste à vouloir être clair avec ses motivations. Et, n'oublions pas non plus l'élève, dont on ne sait s'il est un "bon" ou un "mauvais" résistant, dans la mesure où il semble autant résister à nos "bonnes" qu'à nos "mauvaises" résistances…

Dernière figure de résistant, ni bonne ni mauvaise mais tout simplement là, la réalité qui résiste à nos (bonnes ?) intentions.

Que retenir d'une telle discussion ? En premier lieu, que l'entrée par la résistance échoue à clarifier les contours de l'objet organisation du travail.

En second lieu, la recherche de cet objet semble convoquer un ensemble de "réalités" diverses dont les liens mutuels restent assez flous : résistance, rendement, efficacité, acteurs, intentions, action, moyens, échec, valeurs etc. Autrement dit, si l'objet organisation du travail peine à se dessiner positivement, il semble se laisser deviner négativement dans son impuissance à éclairer ces diverses "réalités", leurs liens et le jugements que nous posons dessus.

Mais tentons d'aller plus loin ! Dans une note de synthèse du 24 avril 2002 Philippe Perrenoud écrivait : " LIFE a ouvertement choisi le thème de l'organisation du travail parce qu'il apparaissait un nœud stratégique dans les transformations des systèmes éducatifs et des pratiques d'enseignement-apprentissage. Avec l'hypothèse explicite que l'échec de nombre de réformes récentes s'explique par l'impasse faite sur ce problème ou par l'irréalisme des réformateurs dans ce registre." On pourrait traduire ceci en disant qu'un certain nombre de difficultés pratiques seraient causées par une absence de réflexion sur certaines dimensions de la pratique. Il s'agirait donc bien de tenter de mieux penser cet objet organisation du travail dans le but d'améliorer nos stratégies de changement.

Mais on pourrait (à titre d'exercice heuristique) essayer d'inverser le lien de causalité : notre difficulté à penser, à conceptualiser l'organisation du travail scolaire, est peut-être due en partie à l'échec des réformes, à la non-transformation des pratiques d'enseignement-apprentissage. C'est l'insuffisance des pratiques qui détermine les difficultés de conceptualisation. En disant cela, on n'aura peut-être fait que refermer la boucle théorie-pratique.

Que peut nous apporter ce renversement de causalité, à part de souligner un peu lourdement que le lien théorie-pratique est de l'ordre du processus interactif ? Peut-être un peu plus quand même !

Partons de l'hypothèse que notre difficulté conceptuelle à cerner l'objet organisation du travail scolaire, est causée par la difficulté pratique à cerner cet objet, soit par la difficulté à saisir dans la pratique ce qui relève de l'organisation du travail et ce qui relève d'autres niveaux. Cela voudrait dire tout simplement qu'une des caractéristiques actuelles de l'organisation du travail scolaire est justement de ne pas se laisser facilement identifier par les acteurs, que ceux-ci soient les organisants ou les organisés. Un certain nombre de difficultés et de blocages seraient ainsi dus au fait que personne n'arrive jamais vraiment à faire la part entre ce qui relève dans son propre travail de l'organisation de celui-ci par l'institution (ou par un autre), de sa propre organisation. En résumé une des caractéristiques fortes de l'organisation actuelle du travail scolaire serait justement d'organiser sa propre opacité… On aurait donc des difficultés à cerner l'objet, non parce qu'il est caché , non parce qu'il est trop enchevêtré à d'autres objets, mais plutôt parce qu'il est dans sa "nature" de se cacher, voire d'occulter sa propre présence…

Poussons l'exercice un peu plus loin ! Je disais plus haut que la recherche de l'objet organisation du travail semblait convoquer un ensemble de "réalités" diverses dont les liens mutuels restaient assez flous : on ne sait pas trop par exemple, ce qui relève de tel ou tel acteur dans le rendement, ce qui relève de telle ou telle intention ou de telle ou telle résistance dans l'échec scolaire, etc. On pourrait faire l'hypothèse (vaguement "paranoïaque") qu'une des fonctions de l'organisation actuelle du travail scolaire est justement de cacher, d'opacifier, les liens qu'entretiennent ces diverses "réalités".

Discussion autour des mémos

Je tenterai ici de rendre compte de quelques points soulevés lors de la discussion.

Un premier point soulevé semble être celui des divers niveaux d'organisation, et plus précisément, de ce qui relève de l'explicite et de l'implicite. Du côté de l'explicite, on aura par exemple la description du dispositif de formation : le temps dévolu à telle ou telle phase du dispositif, la place accordée aux étudiants, etc., apparaissent clairement. Par contre, tout un ensemble de décisions ou de choix restent dans l'ombre, et ceci vraisemblablement car une bonne part du travail d'organisation est inscrit dans une manière d'être, car l'organisateur semble avoir à sa disposition toute une gamme de situations interactives (et de manière de gérer ces situations) qu'il s'est construites à travers son expérience de formateur. Or, c'est peut-être bien de ces dimensions implicites dont on aurait besoin (entre autres) pour former les étudiants.

Le rapport entre objectifs poursuivis et évaluation ne semble pas toujours être clairement énoncé. L'évaluation tend à venir au premier plan, ce qui donne l'impression qu'elle se détache des objectifs. Et si l'évaluation prend une si grande importance c'est qu'elle joue un rôle central dans le contrat qui lie le formateur aux étudiants. Plus largement, la prise en compte des objectifs et des enjeux de formation n'apparaît pas toujours comme déterminant clairement l'organisation du travail.

L'obligation (pour une question de salles disponibles) dans laquelle s'est trouvée Michèle Bolsterli de placer sa CD le vendredi après-midi, apparaît comme un cas d'école remarquable renvoyant à un phénomène plus large. Dans l'organisation du travail, on tend à favoriser la stabilité du travail au détriment des besoins réels de formation, ce qui laisse peu de place à la rationalité. Cette "dérive" est peut-être encore plus marquée (du moins potentiellement) quand le pouvoir d'organisation est réparti entre gens égaux : on entre presque inévitablement dans une logique du compromis et des rapports de force. Des objectifs ne subsistent en quelque sorte que ce qui ne dérange personne. Le résultat est peut-être bien souvent pire que dans les organisations hiérarchiques. Ceci soulève des questions considérables pour tous ceux qui défendent les idées de démocratie locale, d'écoles plus autonomes. Avons-nous vraiment les moyens de contrôler les effets de ces compromis et de ces rapports de force ?

Tenter de rendre compte de la manière dont on organise le travail, fait surgir inévitablement la question du rapport entre les contraintes externes, institutionnelles, et l'espace des choix possibles. Le même questionnement peut aussi s'énoncer en termes de passage du prescriptif à l'intention personnelle.Le rapport (ou le passage) de l'un à l'autre semble se constituer autant à travers la négociation entre acteurs (Qu'est-ce que je lâche ou protège en négociant avec la hiérarchie, les collègues etc., ?) qu'à travers la négociation intra-acteur (Comment j'interprète les prescriptions, quelle est ma part de responsabilité, qu'est-ce que je lâche ou protège de mes propres intentions ?). Ceci semble renvoyer (cf. première partie) à la difficulté à identifier dans le travail d'un acteur ce qui relève de sa propre intention et ce qui se rapporte à une volonté externe.

Ce flou semble encore redoubler quand il s'agit de saisir le travail des élèves. Effectivement, considérons la "chaîne" (largement simplifiée) qui va des prescriptions organisationnelles de l'institution au travail final de l'élève : Organisation du travail enseignant par l'institution à Interprétation par l'enseignant de l'organisation de son travail prescrite par l'institution à Travail d'organisation du travail de l'élève par l'enseignant à Interprétation par l'élève de l'organisation de son travail prescrite par l'enseignant à Travail de l'élève…. A chaque passage, il y a altération des prescriptions, appropriation, réélaboration et interprétation par chaque acteur, mais aussi travail concret, pratique, négociations. Chacun des "moments" de la chaîne est ainsi un composé complexe de tous les autres, surtout si l'on pense que la chaîne "opère" aussi dans l'autre sens : rapidement dit, le travail réel de l'élève influence aussi l'organisation prescrite par l'enseignant qui influence l'organisation du travail de l'enseignant prescrite par l'institution ! ! ! (On serait tenté de parler à ce sujet d'un processus de "contre-prescription ascendante".)

Terminons par une question sur la "nature" de notre recherche. Fait-on de l'épistémologie ou de la sociologie de l'organisation du travail ? Ou encore, doit-on plutôt faire de l'épistémologie, ou de la sociologie ?

Interrogeons ce questionnement ! Il semble renvoyer en premier lieu à la question des buts poursuivies par le séminaire de recherche. Le geste sociologique consisterait à tenter de cerner l'organisation du travail telle qu'elle est. Même si l'horizon poursuivi est de trouver une "bonne" organisation du travail, ou plus prudemment d'en dégager des "meilleures" que d'autres, il s'agit de suspendre momentanément cette visée, de tenter de comprendre "ce qui est" avant de dire "ce qui devrait être". Le geste épistémologique (du moins tel qu'il semble avoir été énoncé lors de la discussion) poserait plus directement la question de la fécondité de l'organisation du travail, viserait à se prononcer sur ce qui est bien.

Le regard sociologique serait plutôt un regard d'"observateur externe" qui se focaliserait sur les jeux des acteurs, les lieux et les processus de négociation. Dans cette mesure son objet serait plus la production de l'organisation du travail, que celle-ci. A l'inverse, le regard épistémologique prendrait comme objet le contenu même de l'organisation du travail (dispositifs, objectifs poursuivis, temporalités, etc.).

Ce double regard semble renvoyer dans une certaine mesure à la "double casquette" de chercheur et de formateur portée par chaque participant au séminaire de recherche. Par là, la ligne de séparation entre regard sociologique et regard épistémologique ne serait pas si simple à tracer, car traversant chacun de nous.

Dernière remarque, dès que l'on tente de porter son regard sur le contenu de l'organisation du travail, on rencontre (comme on l'a déjà vu) inévitablement les questions des valeurs, des finalités, et des objectifs que celle-ci se fixe, qui l'animent. Par là, on peut penser qu'objectifs, valeurs, finalités font partie intégrante de l'objet organisation du travail. Mais à partir du moment ou justement, objectifs, finalités, valeurs, et représentations de celles-ci font intégralement partie de l'organisation du travail, il n'est plus possible de saisir cette dernière sans y investir nos propres valeurs, finalités et représentations. Bref, on retombe sur la bonne vieille question de la compréhension bien résumée par Habermas : " La problématique du comprendre peut […] être ramenée à cette courte phrase : comment l'objectivité du comprendre peut-elle être conciliée avec l'attitude performative de celui qui prend part à un procès d'intercompréhension ? "


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