Journal n°139

Entre engagement et neutralité, la marge est étroite pour les enseignants

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Rentrée des classes. École Place du Grand-Saconnex. Août 2016. Photo: S. Dinolfi/Keystone

Cet automne, l’école de Vallorbe édictait des consignes sur les tenues vestimentaires de ses élèves, visant davantage les filles que les garçons. En 2010, un enseignant était licencié sans préavis à Stalden, en Haut-Valais, après avoir refusé de raccrocher un crucifix dans sa salle de classe. Largement médiatisées, ces deux affaires montrent à quel point certains sujets restent sensibles dans le cadre de l’école. Dans ce contexte, les enseignants et enseignantes peinent à emprunter le chemin étroit entre neutralité et prescription pour transmettre des valeurs à leurs élèves.

Le 3 novembre dernier, une journée d’études était organisée autour de ces questions par l’Édhice, l’équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Intitulée «Valeurs et droits fondamentaux à l’école, un chemin étroit entre engagement et neutralité», elle visait à interroger dans quelle mesure il est souhaitable, et s’il est possible, de transmettre des valeurs aux élèves. En effet, bien qu’il fasse l’objet de prescriptions officielles, l’enseignement des valeurs au sein de l’école est empreint de problématiques particulières, qui occupent un terrain d’importance dans les travaux de recherche menés en sciences de l’éducation.

Les enseignants sont soumis à des injonctions paradoxales

«Les enseignants sont soumis à des injonctions paradoxales: il s’agit de transmettre des valeurs tout en tenant compte de celles des élèves, explique Jean-Charles Buttier, collaborateur scientifique à la Section des sciences de l’éducation et coorganisateur de la journée avec le professeur Charles Heimberg et Nora Köhler. Mais s’il y a un souci de préserver chez l’élève sa liberté de conscience, il ne faut pas non plus tomber dans un relativisme total, où tout se vaut.»

Faire valoir sans prescrire, tel est le moteur des travaux menés par l’Édhice. Un projet d’enseignement des droits fondamentaux par l’histoire ou l’éducation à la citoyenneté peut en effet aboutir à un résultat inverse aux objectifs poursuivis en raison de son caractère normatif. «Les sujets abordés peuvent par exemple susciter des interrogations chez l’élève par rapport à ce qui se dit dans sa famille, explique Jean-Charles Buttier. L’enfant ne doit pas être écartelé entre les différents discours. C’est en mettant en avant les valeurs qu’on peut susciter l’adhésion des élèves à un système commun. En voulant leur imposer quelque chose, on risque plutôt de provoquer leur rejet. L’idée étant ensuite de pouvoir définir un projet de société commun qui soit bien plus que le seul prétendu vivre-ensemble.»

Tout au long de la journée, divers didacticiens et didacticiennes de l’éducation à la citoyenneté se sont succédé pour présenter leurs expériences. L’impératif de neutralité a été longuement abordé. En effet, face à certaines questions sensibles, les enseignants et enseignantes sont soumis à des tensions et ne peuvent pas toujours rester neutres, au risque de perdre leur légitimité comme porteurs de valeurs.

Si la neutralité totale est impossible, la politique militante n’a pas non plus sa place à l’école

Autour de cette question, des observations sont actuellement menées par Nora Köhler, doctorante au sein de l’Édhice, dans le cadre d’un projet FNS, en confrontant les enseignants d’aujourd’hui à des extraits du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (1887). Ce manuel, élaboré lors de la mise en place de l’école républicaine, est rapidement devenu la «bible» des instituteurs en France. «Le Dictionnaire indique en particulier que les enseignants doivent être neutres religieusement afin de ne pas faire de distinctions entre les élèves, quelle que soit leur confession, explique Jean-Charles Buttier. À l’époque, on n’attendait pas des instituteurs une neutralité politique ou philosophique, alors qu’aujourd’hui, ils ne doivent afficher aucune conviction. Mais si la neutralité totale est impossible, la politique militante n’a pas non plus sa place à l’école.»

En cours d’écriture d’une thèse sur l’enseignement de l’histoire du genre, Valérie Opériol questionne, quant à elle, la neutralité de l’enseignant face au sexisme. Ses observations dans les classes et les entretiens qu’elle a menés ont montré que déconstruire les stéréotypes soulève nombre d’interrogations autour de l’engagement personnel de l’instituteur. Se poser en féministe peut en effet décrédibiliser l’enseignement. «Ce sont plutôt les prises de conscience qui sont favorisées par les instituteurs, résume Jean-Charles Buttier. Les élèves sont par exemple amenés à se rendre compte par eux-mêmes du temps qu’il a fallu pour que les femmes accèdent au droit de vote.»

Le but n’est pas de substituer des croyances à celles que les élèves ont déjà, mais de les armer pour qu’ils puissent faire preuve de discernement

Les chercheurs et les chercheuses ont également montré l’utilité d’aborder des questions sensibles à l’école pour préparer les élèves à la citoyenneté et à la prise de décision politique. «Les enseignants sont contraints de sortir de leur zone de confort, le risque est grand d’être bousculé par les réactions des élèves», constate Jean-Charles Buttier.

L’apprentissage de l’histoire apporte également sa pierre à cette construction. Jean-Charles Buttier explique: «En apprenant aux élèves à appréhender de manière critique des sources et des documents, on permet à ces futurs citoyens de se réapproprier ces raisonnements pour les utiliser dans leur vie quotidienne. À eux ensuite de se poser des questions sur des sujets qui peuvent sembler des évidences, comme celle de l’appartenance religieuse. Le but n’est pas de substituer des croyances à celles que les élèves ont déjà, mais de les armer pour qu’ils puissent faire preuve de discernement, comprendre ce qui est mis en jeu et construire une pensée rationnelle et indépendante.» —

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