Journal n°139

Ces nations en quête d’une nouvelle légitimité

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 Étonnant spectacle sur la scène européenne: un gouvernement élu démocratiquement destitué avec son président, lui-même exilé en Belgique, des ministres et un vice-président placés en détention provisoire pour avoir «encouragé un mouvement d’insurrection active», qui jusqu’à présent n’a donné lieu qu’à des manifestations pacifiques.

Tandis que l’opinion publique internationale suit l’affaire catalane dans une relative indifférence, les représentants de l’Union européenne (UE) se murent dans une position de soutien au gouvernement espagnol et de respect de l’État de droit, qui cache mal un sentiment d’embarras et de légitime inquiétude. En déclarant son indépendance, le 27 octobre dernier, la Catalogne a en effet posé frontalement à l’Europe la question d’une nouvelle forme d’adhésion à l’UE, par une entité qui ne correspond pas aux critères d’un État au sens classique, tels que prévu dans les traités. «Il faut oser penser de manière radicalement différente et c’est ce qui fait peur», observe Nicolas Levrat, professeur à la Faculté de droit et ancien directeur du Global Studies Institute de l’UNIGE. «L’UE serait cependant bien avisée de réfléchir à un statut pour ces territoires, surtout dans un contexte où la crainte du déclassement et le besoin de se retrouver autour de projets fédérateurs et identitaires sont très forts auprès d’une grande partie des populations en Occident.»

Le cas de figure pourrait en effet se présenter à nouveau demain à propos de l’Écosse ou du statut de l’Irlande du Nord post-Brexit. Et le phénomène n’est pas circonscrit à l’Europe.  Demain, ce pourrait être au tour de la Californie de proclamer son indépendance.

Le droit à l’autodétermination est un droit fondamental

Qu’en est-il de la légitimité de cette floraison d’indépendantismes en regard du droit européen? Jusqu’ici, la question de savoir si le droit à l’autodétermination pouvait s’appliquer à un peuple sans État à l’intérieur de l’UE a été ignorée par le droit européen, si ce n’est pour ce qui concerne les anciennes colonies. À la demande du gouvernement catalan, Nicolas Levrat a examiné cette question sous l’angle des droits fondamentaux des citoyens européens et il a récemment coordonné la rédaction d’un rapport à ce sujet: Catalonia’s Legitimate Right to Decide - Paths to Self-Determination.

«Le président catalan, Carles Puigdemont, ne choisit pas par hasard la date du 4 juillet pour annoncer la tenue du référendum d’autodétermination», relève Nicolas Levrat. «Il fait explicitement référence à 1776 et à la déclaration d’indépendance des États-Unis comme modèle d’émancipation d’un nouvel État souverain. Le droit à l’autodétermination est un droit fondamental inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, reconnu par les deux pactes des Nations unies de 1966 et par le droit international général, comme l’a d’ailleurs relevé en 2016 la Cour de justice de l’UE.»

Un paradoxe prévaut toutefois sur cette question ultrasensible aux oreilles des États-nations. Le Traité sur l’Union européenne vise en effet l’accomplissement d’une «Union sans cesse plus étroite des peuples de l’Europe». Toutefois, seul est autorité à adhérer à cette union un peuple constitué en État souverain. Dans le cas des Catalans, ceux-ci devraient donc préalablement créer un État et s’attribuer des prérogatives de souveraineté, pour devoir y renoncer aussitôt après leur adhésion. La logique d’une telle démarche apparaît pour le moins difficile à saisir.

Actuellement en panne de projets, l’UE ne tient-elle pas là une occasion unique d’inventer de nouvelles formes d’association entre des États-nations, mais aussi entre des régions et, pourquoi pas, entre des villes, à même de susciter l’adhésion des populations?

Sur des problématiques comme l’environnement ou la sécurité, des entités infra-étatiques pourraient très bien se regrouper et agir plus efficacement que les États

Chercheur au Global Studies Institute, Frédéric Esposito estime qu’il y a effectivement matière à repenser les relations entre l’Union, les États et les régions selon un mode à plusieurs échelles: «Sur des problématiques comme l’environnement ou la sécurité, des entités infra-étatiques pourraient très bien se regrouper et agir plus efficacement que les États eux-mêmes. C’est l’une des conséquences de la globalisation que de promouvoir la prise de décision au niveau local sur les grands enjeux mondiaux. C’est d’ailleurs pour cette raison que la COP21 avait imposé, non sans mal, des représentants de villes aux côtés des chefs d’État.»

L’Europe aurait également tout à gagner à inclure des entités qui ont toujours été favorables à la construction européenne, perçue comme une ombrelle. Les Catalans sont les premiers partisans d’une armée européenne. Ils n’envisagent pas de se doter de leur propre armée et de leur propre monnaie pour créer un nouvel État-nation. Même si elle accédait à une forme d’indépendance, l’Écosse pourrait vouloir rester sous la couronne britannique. Les Lombards et les Vénètes ont, quant à eux, déclaré qu’ils n’avaient nullement l’intention de quitter l’Italie. L’exercice du droit à l’autodétermination ne conduit donc pas nécessairement à une volonté de séparation. «Ce sont avant tout des actes de légitimation du pouvoir», estime Nicolas Levrat. 

Les États-nations sont aujourd’hui une source de blocage

La poussée indépendantiste traduirait-elle par conséquent une volonté de redistribuer la légitimité démocratique des pouvoirs? Le projet européen est à l’origine un projet supranational et les États membres ont de fait accepté des limitations de leurs prérogatives. Mais cette ambition a reculé au fil du temps. «Les États-nations sont aujourd’hui une source de blocage, installés dans un perpétuel rapport de force, le plus souvent inéquitable», estime Nicolas Levrat.

Des pistes existent pourtant qui permettraient à l’UE de trouver des formes juridiques répondant à la demande des régions autonomistes. Les Allemands ont ainsi modifié leur loi fondamentale en 1993, afin d’associer les Länder aux processus décisionnels européens dans les domaines qui les concernent. L’Espagne pourrait s’essayer sur cette voie. —