Où sont les jeunes protestants ? Remarques sur le protestantisme et les doctrines politiques (juillet-août 1934)a
Y a-t-il des jeunes protestants ? Cette enquête le démontrera sans doute. Il faut avouer pourtant qu’il n’est pas très facile de repérer leurs positions, sur le plan de l’action publique. On ne connaît pas en France de parti protestant comparable aux nombreux groupements catholiques à fins politiques ou sociales1.
Si les faits sont pauvres, profitons-en pour porter un regard plus direct sur les possibilités théoriques. Qu’est-ce que la foi des protestants leur permet d’affirmer dans le domaine de César ? De la réponse à cette question dépendra notre évaluation des tentatives esquissées jusqu’ici, et peut-être l’indication de quelques possibilités pratiques fidèlement déduites de la doctrine.
I. Ce que la foi nous dit de faire
En dépit de certaine polémique bourgeoise, il n’existe pas de théorie du désordre. Toute doctrine sociale, fût-elle la plus subversive, est la doctrine d’un certain ordre terrestre, d’un certain aménagement des activités, de la durée, des créations humaines. Tout ordre terrestre suppose une conception de l’homme, tel qu’il est ou tel qu’il devrait être.
Tel qu’il est : c’est la conception réactionnaire, ou statique, la politique de la contrainte armée, de l’ordre immuable, de la mesure (ou hiérarchie) sociale imposée. C’est une doctrine pessimiste, une politique de la camisole de force.
Tel qu’il devrait être : c’est la conception révolutionnaire, ou dynamique, la politique du devenir et de l’évolution fatale. C’est une doctrine optimiste, dont la mesure n’est pas dans le présent injuste, mais dans le futur libérateur. Politique millénariste.
[p. 50]À droite, on dit que l’homme est une bête, que c’est là son partage et qu’il faut s’y tenir. À gauche, on dit que si l’homme est une bête, son but est toutefois de devenir un ange.
Le christianisme intervient dans cette fausse symétrie avec une sorte d’humour transcendant, fort bien exprimé par Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »2
Qu’est l’homme ? Il ne se connaît pas. L’Évangile le révèle à lui-même, comme perdu, et par cette révélation, sauvé. Ainsi l’homme n’est humain que dans un paradoxe ; il est perdu lorsqu’il se croit sauvé, il est sauvé lorsqu’il se sait perdu. Je dis que seul ce paradoxe le fait humain : car si l’homme peut se voir perdu, c’est qu’il croit, c’est qu’il est dans la foi ; mais être dans la foi, c’est faire la volonté de Dieu, c’est agir, c’est donc attester sa dignité proprement humaine. La foi seule est un acte absolu ; le croyant seul, véritablement homme.
Dans ce paradoxe essentiel, et non ailleurs, peut se fonder une politique qui mérite le nom de chrétienne. Je la vois caractérisée par deux traits qui nous serviront de critères : d’une part, elle est seule humaine, au sens évangélique du terme ; d’autre part, elle est intenable.
Elle est seule humaine, parce que seule elle pose la question dernière du destin de l’homme, en même temps qu’elle connaît et saisit l’homme dans sa condition actuelle. Mais il faut savoir aussi qu’elle est intenable, parce que les ordres de la foi sont toujours imprévisibles, instantanés, et qu’ils ne souffrent point d’être d’avance limités par un système, par un programme, par des solutions toutes faites.
Voici le malentendu qui s’institue partout entre la politique et notre foi : la politique s’occupe des moyens, et néglige bientôt les fins, ou prend les moyens pour des fins ; la foi ne veut connaître que les fins, et en vient à dévaloriser les moyens. Ou encore : pour le politique pur, il s’agit toujours d’un ordre établi ou d’un ordre à établir. Pour le croyant, il ne s’agit, d’abord, que d’un ordre reçu.
Mais dès que l’ordre est véritablement reçu, et accepté, il s’agit de l’exécuter. L’ordre reçu par le chrétien est dans l’instant, hic et nunc ; l’ordre imposé par une politique est dans l’histoire, dans la durée. Mais il faut que l’ordre reçu s’insère aussitôt dans l’histoire ; et le problème des moyens, s’il doit rester subordonné à l’origine et à la fin, en est cependant inséparable.
[p. 51]Il est donc non seulement possible, mais nécessaire, que le chrétien prenne position en présence des partis politiques. S’il rejette les partis pris, c’est qu’il doit sans cesse, à nouveau, prendre parti.
Comme le réactionnaire, il veut connaître l’homme tel qu’il est — seulement il le connaît mieux. Comme le marxiste, il sait que sa doctrine n’a pas à expliquer le monde, mais à le transformer — seulement, il sait que cette transformation s’appelle le Royaume de Dieu, non le royaume de l’homme moyen.
Contre le réactionnaire, il affirme que l’ordre établi ne saurait être en aucun cas définitif ni suffisant. Contre le marxiste, il affirme que l’évolution nécessaire n’entraîne pas une amélioration du genre humain, ne conduit pas mécaniquement au paradis terrestre. Aux uns et aux autres, il reproche de déshumaniser l’homme, par ignorance de sa nature véritable.
Certes, nous sommes dans l’histoire, mais non pas comme la subissant. Nous sommes au monde comme n’étant pas du monde ; dans le péché, mais comme ayant reçu la promesse d’être sauvés de son empire. L’action politique nous est nécessaire, comme manger, travailler et penser, mais jamais un système politique ni aucune synthèse humaine n’aura de droit sur nous en tant que personnes, en tant que vocations. Surtout, jamais un succès politique ne pourra, pour nous, se confondre avec un progrès de salut. Principe d’une politique du pessimisme actif.
Une phrase de Kierkegaard résume, à mon sens, le fondement et la seule direction possible de toute politique chrétienne : « L’homme seul (devant Dieu) est au-dessus de la collectivité. » Cela ne signifie pas que le croyant doive s’isoler de la communauté, mais bien que la communauté doit toujours être subordonnée à cette fin la plus haute de l’homme qu’est sa foi, — sa situation personnelle devant Dieu. Non seulement le chrétien pourra et devra collaborer avec tous les « mouvements » politiques qui revendiquent les droits supérieurs de la personne par rapport à l’ensemble ; mais encore il pourra et devra affirmer que la seule communauté réelle et humainement bienfaisante est celle qui se fonde dans ce rapport originel de l’homme à Dieu, d’où découle la relation réelle et humainement bienfaisante que l’Évangile appelle l’amour du prochain.
Ni ange, ni bête, ni droite ni gauche. Pessimisme quant aux fins terrestres, mais impliquant l’activité de l’homme considérée comme un service nécessaire — voilà peut-être définie l’attitude chrétienne en politique : une révolution sans illusions.
II. Qu’avons-nous fait ?
Le lecteur voudra bien considérer que ce qu’on vient de lui dire n’est pas original, et bien moins encore matière d’enquête. (On n’enquête pas sur la doctrine chrétienne.) Mais la disposition de ces évidences va peut-être nous permettre de situer quelques-unes des attitudes les plus tranchées, et par là les plus instructives, qui se soient manifestées jusqu’ici dans la jeunesse protestante.
À droite, je distingue deux tendances : celle de l’Association Sully, qui groupe les protestants monarchistes, et celle qui se manifeste dans le bulletin de La Cause, nettement nationaliste. L’Association Sully a publié pas mal de tracts et de brochures, dont la diffusion, je crois, est restée assez limitée. Cette tentative désespérée n’est pas sans noblesse. Et l’on ne saurait trop louer l’insistance avec laquelle certaines déclarations de l’AS condamnent le nationalisme mystique qui, par malheur, caractérise les efforts de La Cause. L’Association Sully est beaucoup plus éloignée de l’Action française que La Cause ne l’est de L’Écho de Paris. Du point de vue de notre foi, il me semble d’ailleurs qu’une position monarchiste peut être justifiée plus facilement — ne fût-ce que par l’exemple des actuelles monarchies protestantes — que la position nationaliste. Il y a dans le nationalisme moderne une véritable idolâtrie. La passion intolérante que manifestent ses adeptes, le caractère « sacré » que revêt à leurs yeux l’idée de patrie préalablement confondue avec celle de l’État, en témoignent avec évidence. Mais, d’autre part, le « politique d’abord » de Maurras, l’insistance mise sur la forme de l’État, paraissent bien inactuels en regard des problèmes économiques qui nous pressent. Un chrétien a-t-il le droit de rêver ?
Que faire alors, dans l’état de choses qui s’offre à nous ? De l’action « sociale » ? C’est dans ce sens que concluent les Compagnons, groupe fondé par la Fédération des étudiants chrétiens, sur le modèle des Équipes sociales de Robert Garric. Créer des contacts vivants avec les milieux ouvriers athées, par le moyen de cercles d’études ou d’« amicales » de travail, c’est une activité dont, à coup sûr, le bienfait ne sera jamais perdu, pour ceux d’abord qui en prennent l’initiative. Mais ici je poserais une question inverse de celle que je posais à l’Association Sully. Peut-on « se borner au pratique » ? Et toute activité auprès des ouvriers ne pose-t-elle pas des problèmes de doctrine économique et sociale qu’on ne saurait esquiver sans manquer à son tour de réalisme ?
La plupart des tentatives sociales ou politiques que je vois s’esquisser parmi nous me paraissent pécher par une vision insuffisante de l’ensemble concret des données [p. 53] actuelles. C’est un péril proprement protestant. La doctrine calviniste de la vocation ou des charismes nous y expose davantage que les catholiques, toujours soutenus et encadrés par les directives papales, et plus conscients que nous ne sommes souvent des implications générales d’une attitude particulière.
C’est évidemment à propos de l’attitude des objecteurs de conscience qu’il y a lieu de souligner le plus fortement ce danger. Je n’ai pas, ici, à juger l’objection de conscience. Je me bornerai à deux remarques seulement. Dans la mesure où l’objection est l’expression d’une vocation particulière, elle tend à échapper à la politique et sort du domaine de cette enquête. Dans la mesure où elle devient l’expression d’un mouvement, le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’elle est dangereusement insuffisante : elle impliquerait, en effet, logiquement, bien d’autres objections au régime établi. Je m’empresse d’ajouter que les objecteurs chrétiens se sont gardés jusqu’ici de toute espèce de propagande, et ne tombent nullement sous le coup de la grave critique d’incohérence et de sectarisme qu’il faudrait sans cela leur adresser.
L’attitude des objecteurs porte à son acuité extrême le paradoxe défini dans ma première partie. Elle ne saurait être mise en symétrie avec aucune des autres attitudes que j’ai indiquées. Elle comporte un risque, un engagement concret, un acte de foi, qui transcendent le plan de toute doctrine sociale. Mais il fallait en parler ici : elle marque le pôle du refus, dans notre « politique du pessimisme actif ».
Je voudrais décrire maintenant une attitude constructive à laquelle je me suis rallié pour ma part.
III. Qu’allons-nous faire ?
Ni ange ni bête, ni droite ni gauche. Pessimisme actif. Révolution sans illusions. Droits supérieurs de la personne. Telles sont quelques-unes des formules que je proposais tout à l’heure pour définir l’attitude chrétienne devant les exigences de César. Elles sont en singulière consonance avec les principes directeurs de deux mouvements de jeunesse : Esprit et l’Ordre nouveau.
L’originalité de ces deux équipes tient d’abord dans leur refus absolu de poser les questions par rapport à une droite et à une gauche également condamnées. Par ce seul refus, elles opèrent déjà ce que le vocabulaire de l’Ordre nouveau nomme un « changement de plan », — c’est-à-dire un acte révolutionnaire. Elles se dressent ainsi contre le préjugé le plus nocif de la mentalité politique française. C’est un [p. 54] volume entier qu’il faudrait consacrer à la critique des méfaits de ce préjugé, si profondément enraciné dans le sentiment du Français moyen, si stérile, si stérilisant, si peu réaliste, si vainement irritant, et qui fausse dès l’origine toute discussion honnête sur les réformes nécessaires. Les doctrines économiques et sociales développées par Esprit et surtout par l’Ordre nouveau auraient conquis déjà d’innombrables adhésions, si seulement elles s’étaient données pour des doctrines de droite, ou de gauche.
Mais c’est précisément ce genre d’adhésion sentimentale que les deux groupes refusent avec rigueur. D’où les malentendus, parfois bien réjouissants, qu’ils ont provoqués de tous côtés. « Petits penseurs qui travaillent pour le fascisme », s’écrient les communistes à propos de l’Ordre nouveau, cependant que la Critica fascista, organe central du fascisme italien, déclare à propos du même groupe : « Nous préférons encore les marxistes ! » Esprit, de même, se voit qualifié de fasciste par les gauches, et de bolchévique par les droites. Preuve qu’il y a dans ces deux groupes de jeunes quelque chose de vraiment nouveau, quelque chose d’irréductible aux vieilles distinctions familières, concrétisées par la seule disposition des députés dans les travées du palais Bourbon.
Le Cahier de revendications que je publiais en 1932 à la Nouvelle Revue française, manifesta pour la première fois l’existence de cette « troisième force », non marxiste et anticapitaliste, qui depuis lors s’est précisée et développée. Les deux groupes de tête de cette révolution que je considère comme étant la seule réelle et vraiment novatrice, sont Esprit et l’Ordre nouveau.
Cherchons à voir d’abord ce qui les unit en principe :
1. Quelques refus massifs, refus du capitalisme créateur d’injustice sociale, de guerres, de chômage, d’immoralité publique et d’un mercantilisme général qui se manifeste jusque dans le domaine de la pensée ; refus du nationalisme mystique, considéré comme une captation, au profit de l’État et de la finance, du sentiment patriotique originel ; refus de la culture bourgeoise et de la distinction commode qu’elle suppose et implique entre la pensée et l’action.
2. Quelques affirmations doctrinales : affirmation des droits de la personne humaine, toujours supérieurs à ceux de l’État, qui doit normalement leur être subordonné ; affirmation de la primauté nécessaire du spirituel (qu’ils définissent d’ailleurs assez diversement) ; affirmation de la nécessité de reprendre à la base l’ensemble de l’organisation économique, et de ne pas se contenter de réformes partielles ; affirmation enfin d’un nouvel esprit communautaire, fondé non pas sur une mystique de race, de classe ou [p. 55] de parti, mais sur un sens concret des responsabilités personnelles.
Ces refus et ces affirmations définissent l’attitude spirituelle des jeunes groupes. Ils indiquent assez la nouveauté de leur point de départ. Alors que les partis aux prises dans la presse évitent avec ensemble de poser les questions fondamentales, et se cantonnent dans des luttes périmées et des polémiques malhonnêtes, Esprit et l’Ordre nouveau affirment la nécessité de s’attaquer au problème de l’homme même dans la civilisation mécanique. Ainsi pour être moins bruyant et moins démagogique, le combat qu’ils mènent est beaucoup plus radical au sens étymologique du terme : c’est aux racines du mal qu’ils s’attaquent. D’où leur force d’entraînement lente et profonde, dont les effets se manifesteront de plus en plus visiblement à mesure que le développement de la crise confirmera leurs prévisions.
Mais il ne suffit pas qu’un point de départ soit juste. Il faut encore partir, — sinon le point de départ se transforme en un simple point de vue, pour le plaisir stérile des clercs bourgeois. C’est ici la question de la tactique qui se pose, en même temps que celle des institutions à construire. Et c’est ici que nos deux groupes divergent.
Qu’est-ce que l’Ordre nouveau ? Un comité d’écrivains et de techniciens. Autour de lui prolifèrent des cellules3, autant de germes semés dans la diversité des régions et des métiers : germes de corporations destinées à faire éclater, par leur développement normal, les cadres de l’ordre ancien. Une doctrine rigoureuse, qui s’exprime directement dans une tactique souple, dont la mise en œuvre institue dès maintenant l’ordre nouveau. Le groupe compte éviter, de la sorte autant que possible, l’écueil des révolutions russe et allemande, la fameuse « période de transition » nécessairement dictatoriale et étatiste, dont l’équipement actuel de la France doit permettre l’économie.
Le travail critique de l’Ordre nouveau, tel qu’on peut le suivre dans la revue qui paraît sous ce titre depuis le mois de mai 1933, est essentiellement orienté vers la création. C’est en vain que l’on chercherait dans ces minces cahiers les pittoresques invectives ou les abyssales logomachies dialectiques qui font le charme des revues communistes. Rien dans ces textes pour flatter les littérateurs. Rien non plus pour flatter la jeunesse, mais la jeunesse qu’ils ont atteinte n’est pas celle qui voulait être flattée. Et ce n’est pas l’exaspération du ton qui mesure l’efficacité d’une prise [p. 56] de conscience révolutionnaire. Lieu commun pour cette génération : la violence véritable est celle des constructeurs.
Le premier manifeste publié par l’Ordre nouveau, il y a deux ans, comportait trois revendications capitales : personnalisme, communisme antiproductiviste, régionalisme, traduisant cette formule de base : Spirituel d’abord, Économique ensuite, Politique à leur service.
Il est facile d’indiquer rapidement le principe de cohésion de ces trois ordres. Dans l’ordre philosophique, l’Ordre nouveau suspend toutes ses définitions à l’acte constituant la personne (l’individu engagé dans un conflit concret). Sur cette notion d’acte pris comme point de départ4 se fondent ses analyses du pouvoir et des valeurs, et sa critique du travail. Cette critique se développe en une doctrine économique, dont on trouvera la première synthèse dans l’ouvrage important d’Aron et Dandieu : la Révolution nécessaire. Sa revendication essentielle est l’abolition de la condition prolétarienne par le moyen du service civil de travail5. L’analyse du pouvoir aboutit d’autre part à une conception de l’organisation politique radicalement antiétatiste, fédéraliste, ou mieux communaliste.
L’assimilation de la personne à un acte6, tel est donc le fait spirituel, le fait humain par excellence auquel l’Ordre nouveau rattache d’une façon immédiate toutes ses institutions. Telle est la « primauté du spirituel » qu’il ne cesse d’invoquer au risque, il faut le dire, de créer provisoirement, dans certains cerveaux, les plus graves malentendus. On a cru, ou feint de croire, qu’il ne s’agissait là que d’un « spiritualisme ». De même, on a trop souvent confondu, et jusque chez les communistes, matérialisme et matérialisme dialectique.
L’influence des idées « ordre nouveau » est beaucoup plus considérable qu’on le croirait à lire la presse politicienne. Plusieurs des mots d’ordre que la jeunesse française fait [p. 57] siens depuis un an ont été lancés par l’ON qui a eu l’adresse de ne pas en faire une sorte de propriété privée. Parmi eux, je citerai le « ni droite ni gauche » repris depuis peu par les ligues d’anciens combattants (dont l’action sera peut-être décisive l’année prochaine) ; l’idée de la « mission personnaliste de la France », que les centristes et les droites opposent à la mystique des masses russe ou allemande ; enfin l’idée du service civil de travail, qui pourrait bien devenir le cheval de bataille des mouvements de gauche.
« Primauté du spirituel », nous retrouvons cette affirmation dans la revue Esprit. S’agit-il là, encore, du spirituel comme acte ? Certes, Emmanuel Mounier, directeur de la revue, définissait dès son premier numéro une conception spiritualiste qui n’a rien de commun avec cela qu’ont voulu voir en elle les critiques de droite et de gauche, victimes de la confusion que j’ai dite. « Ce ne sont pas ceux qui disent Esprit ! Esprit !… » Mais tandis que l’Ordre nouveau évite l’emploi fort équivoque du mot Esprit, pour y substituer l’adjectif « spirituel » qualifiant l’acte personnel — et cette nuance est capitale —, il est incontestable que l’« esprit » d’Esprit est d’inspiration spécifiquement chrétienne. La revue a d’ailleurs franchement pris position dans un numéro spécial intitulé : Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi. Esprit n’en reste pas moins le lieu de rencontre d’une centaine de jeunes écrivains « de toutes croyances et de toutes incroyances », comme disait Péguy, le lieu d’une enquête permanente et approfondie sur la condition humaine telle que la déterminent le capitalisme et l’esprit bourgeois, — le lieu enfin d’un ambitieux effort de reconstruction culturelle. Il faut citer ici les numéros volumineux consacrés à la question du Travail, ou à l’Argent misère du pauvre, misère du riche. Un tel titre n’évoque-t-il pas un souvenir fameux ? Cette revue jouera-t-elle un rôle comparable à celui des Cahiers de la quinzaine ? Elle a su se garder assez bien de la démagogie, des à peu près journalistiques, des attaques personnelles qui assurent d’ordinaire aux publications dites révolutionnaires un succès de lecture, aux dépens de toute adhésion durable. Des obscurités, des lourdeurs, un péguysme parfois complaisant, — on voudrait faire l’éloge de ces gaucheries, songeant aux habiletés stériles, idiotes, de la critique bien pensante.
Si je me suis un peu étendu sur les principes spirituels qui animent l’activité d’Esprit et de L’Ordre nouveau, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont appelés à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie politique et intellectuelle de la France et, par là même, à influencer toutes nos tentatives de rénovation. Je crois bien n’être pas sorti du cadre [p. 58] précis de cette enquête en marquant la coïncidence de ces principes et des doctrines que nous pouvons déduire de la Réforme.
Esprit est en majeure partie d’inspiration catholique, je veux dire que ses collaborateurs sont pour la plupart catholiques7. L’Ordre nouveau se défend d’aborder aucune question confessionnelle. Il n’en reste pas moins que le fondement spirituel commun à ces deux groupes se confond presque intégralement avec celui qu’un chrétien protestant peut assigner à son action publique. Je ne me dissimule pas certaines incompatibilités. Plusieurs textes parus dans Esprit trahissent la nostalgie d’un ordre établi par l’Église, dont nous savons tous les dangers pour l’Église même. Plusieurs textes de L’Ordre nouveau manifestent un certain nietzschéisme, une certaine foi en l’acte seulement humain, qui figure, pour un chrétien, l’illusion dernière de l’orgueil. Mais ces obstacles, ces divergences, le protestant les retrouverait aggravés et compliqués de bien pires erreurs dans n’importe quel parti, aussi bien à gauche qu’à droite8. Avec cette différence qu’au sein de partis si nombreux, sa voix n’aurait aucun effet…
Dans la perspective que nous considérons ici, la logique des faits me paraît simple : les jeunes protestants n’ont pas à fonder un parti. Leur foi n’est pas de celles que l’on met en systèmes. Le fût-elle, leur très petit nombre les empêcherait d’imposer ce parti à l’ensemble de la nation. Le temps n’est pas aux rêves, et ce n’est pas l’affirmation d’une position politique qui permettra de « faire la France protestante ». Je croirais davantage à la vertu d’une théologie fidèle à la Réforme. Mais, justement, cette théologie nous ordonne d’agir, et de nous engager. N’attendons pas que d’autres aient édifié des systèmes irréprochables et parfaitement conformes à nos désirs. Examinons, choisissons les doctrines qui offusquent le moins nos convictions. J’en ai désigné deux. Je sais par expérience qu’on peut travailler dans les groupes de jeunes gens qui les défendent, et qu’on le peut sans renoncer à rien de cette vérité qui jugera toujours tous les systèmes. Travaillons avec ceux que nous pouvons aider.