Mystère de la Vision (fragments d’un Traité de la vision physionomique du monde) (mars 1935)a b
Ce que je voudrais dire ici est simple, fondamental, et comme toutes les choses simples et fondamentales, devrait être dit en une phrase, ou développé pendant toute une vie. Aussi bien n’ai-je pas l’intention de l’expliquer, moins encore de le démontrer. Mais seulement, peut-être, d’indiquer à l’imagination de mon lecteur quelques-unes des perspectives qui rayonnent autour du mystère dont je voudrais maintenant m’approcher : la vision est un acte.
Vision et visage
La vision relie et sépare. Passant du sujet à l’objet, elle les unit dans le temps même qu’elle les distingue. Car si l’œil se conforme à ce qu’il voit, il sait aussi qu’il voit, et mesure la distance. Ainsi, franchissant les frontières, il les délimite à nouveau. La vision est passage et frontière, et lieu de contact des extrêmes dont on ne sait plus s’ils s’opposent ou s’ils s’appuient l’un contre l’autre. Elle [p. 43] est drame, elle est événement. Elle ne connaît rien que des formes, et ne croit rien que ce qui apparaît. « Rien n’est, dit-elle qui ne se manifeste ». C’est pourquoi dans le monde de la vision, il n’y a ni mensonge ni feintes ; rien qui se cache ou rien qui s’exagère, par où j’entends : rien de « moral » — ou d’immoral. Et l’illusion lorsqu’elle se risque à subsister dans la lumière est prise impitoyablement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour ce qu’elle paraît. N’est-ce pas ainsi que meurt une illusion ?
Or toutes ces choses et bien d’autres qu’on pourrait dire de la vision, on peut les dire du visage. La langue allemande ne connaît qu’un mot pour visage et vision : Gesicht. Quelle est donc cette parenté des apparences ? Si la vision voit le visage, et de la sorte, s’en distingue, rappelons-nous qu’elle a son siège au centre même du visage. Sans visage il n’est plus de vision. Ou l’inverse. Ainsi le je et le tu sont distincts, sans lesquels il n’est pas d’amour. Mais si leur être est justement l’amour ? Peut-on les isoler sans du même coup les séparer de leur existence même ?
La vision est un jugement (psychologie)
Entre la vieille métaphysique et la nouvelle physiologie, on se demande parfois comment le Psychologue a bien pu se tailler son domaine. La propriété, c’est le vol, disait Proudhon, au temps où paraissaient précisément les premiers psychologues ! Mais aux dépens de quoi s’installaient-ils ? Entre l’aspect spirituel et l’aspect matériel de l’homme, il existe deux traits d’union : la vue et la parole, la vision et l’entendement. La Parole est l’objet de la théologie, la vision est le monde de la physionomie1. Je crois bien que le psychologue s’est introduit dans la vision, s’est installé à la place du drame, avec l’étrange prétention d’arbitrer le conflit vital, de séparer les deux antagonistes : de leur permettre, pensait-il, de « s’expliquer », mais comme on fait devant un tribunal, — et ce n’était pas leur coutume… L’aventure est assez curieuse. Métaphysiciens et savants ont toléré quelque temps cet intrus, cédant à un trouble penchant pour une paix qui n’était rien que leur faiblesse. Mais aujourd’hui qu’ils relèvent la tête, le psychologue se voit en [p. 44] mauvaise posture : car les uns le méprisent, et les autres — le mangent. Il sera donc mangé, et le drame pourra se poursuivre2.
Ceci soit dit pour situer certains résultats provisoires acquis par cette éphémère « science ». L’un, entre autres, qui peut nous apporter ici un argument : un psychologue moderne3 nous a démontré que la vision n’est pas une sensation, mais un décret de l’intellect. Il n’y a pas de sensations, il n’y a pas d’images, il n’y a pas d’associations mentales : il n’y a que des jugements.
Toute pensée est « judicatoire », et tout, en l’homme dépend de la pensée. Voir, c’est porter un jugement distinctif. Mais, alors, deux questions se posent : d’où vient l’œil ? À quoi tend le jugement ? Et voilà notre psychologue obligé de chercher ses lumières chez les physiologistes ou chez les métaphysiciens. En vérité, la curieuse aventure, que cette espèce d’autosuppression ! Une fois rendus à qui de droit les honneurs qu’il avait empruntés, le psychologue se voit restitué dans son rôle de simple observateur. Étant donnée sa position essentiellement intermédiaire, l’on conçoit que ce n’est que justice.
Que nous apprend l’observation lorsqu’elle se porte sur l’acte même de la vision ?
Selon que l’homme qui regarde participe au spectacle, ou non, son regard saisira des aspects différents. Supposons qu’il contemple un paysage. S’il est un grand poète, il y verra des mythes, et s’il est un littérateur de l’espèce par exemple d’Amiel, il n’y verra qu’un état d’âme ; s’il est un général, il ne verra qu’un champ de manœuvres ; s’il est un ingénieur, un territoire à exploiter ; s’il fuit la société de ses semblables, il verra des retraites solitaires, et s’il la cherche, un désert qu’il faut fuir. Ainsi, selon que l’homme doit y entrer ou qu’il le quitte, ou qu’il le voit par la portière de son wagon, le paysage n’est pas le même ; car le regard est jugement4.
La vision est métamorphose (métaphysique)
Voir, c’est juger en même temps que former : — c’est transformer. Dis-moi ce que tu vois, je te dirai qui tu deviens. Car celui qui regarde se transforme.
On a beaucoup écrit sur la fameuse opposition de la contemplation et de l’action. Une notion claire de ce qu’est la vision eût peut-être évité bien des malentendus illustres. L’action est un moment de la contemplation essentiellement active et transformatrice.
La métaphysique de l’Ancienne Alliance, étant celle de la prophétie, est dominée par l’audition de la Parole. Mais la métaphysique de la Nouvelle Alliance, qui est celle de l’Incarnation, est dominée par la vision ; il semble que tout s’y ramène à l’opposition des ténèbres et de la lumière. « Autrefois vous étiez ténèbres, et maintenant vous êtes lumière » (Éph. 5.8) ou encore : « Nous qui sommes du jour… » (I Thess. 5.8)
Rien ne serait plus facile que de multiplier les citations de passages de saint Paul ou de saint Jean, pour la plupart bien connus, qui ont fixé le vocabulaire métaphysique et poétique de tout le Moyen Âge, d’une partie de la Renaissance, et même du rationalisme solennel ou vulgaire. (Aufklärung, philosophie des Lumières, claire logique, obscurantisme, etc.). Pour illustrer quelques-unes des relations que je viens de désigner, il n’est pas superflu de recourir à ces « origines » sacrées, comme à une sorte d’étymologie de l’imagination moderne.
Sur la vision qui est jugement et action : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle. » (Matt. 5. 28)
Sur la vision qui est transformation : « Nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. » (I. Jean 3.2) « L’homme nouveau se renouvelle dans la connaissance, selon l’image de celui qui l’a créé. » (Col. 3.10)
Sur la vision et le visage : « Nous tous, qui, le visage découvert contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de clarté en clarté, comme par l’Esprit. » (II Cor. 3.18) — « Aujourd’hui nous voyons comme dans un miroir et d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. » (I Cor. 13.12)
[p. 46]À la question de notre psychologue — sinon celle qu’il se pose, du moins celle qu’il se trouve nous poser — sur le sens dernier du jugement, toute la métaphysique chrétienne, et après elle toute philosophie qui postule la transcendance de l’éternel, répondent : celui qui voit Dieu, meurt. Car à la suprême vision correspond la suprême transformation.
Reste l’autre question, celle de l’origine de la vision. Celle peut-être à laquelle répond l’apôtre lorsqu’il écrit : « Je connaîtrai comme j’ai été connu ».
Au commencement est la lumière (physique)
On ne voit que ce qui est vu. Mais peut-être faut-il aller plus loin : on ne voit rien que ce qui voit.
Car seule est visible la forme, et la forme naît du mouvement. On ne peut voir ainsi que les choses qui se meuvent, ou qui sont mues, — en un mot : ce qui change. « Car les choses visibles sont passagères, mais seules les invisibles sont éternelles ». (II Cor. 4.18) Or nous savons, de science et de prescience, et la révélation biblique nous le confirme, qu’à l’origine de tout mouvement des corps, il y a comme un appel de la lumière. La première parole de Dieu : « Que la lumière soit » est aussi le premier moteur de l’univers. Toute substance que la lumière vient toucher, aussitôt se meut et se forme, et de même qu’elle a été « connue » par la lumière, de même elle devient à nos yeux reconnaissable. Il n’est pas d’autre mouvement que cet élan vers la lumière — ou pour la fuir — par quoi tout se révèle et se manifeste à la vue, — ou bien dans le néant comme se perdent les astres morts.
Donc, tout ce que nous voyons a vu ; et tout, d’abord, a été vu par la lumière créatrice. « L’œil ne verrait pas le soleil s’il n’était de nature solaire », dit Goethe. Une telle parole devance notre science, qui lentement la redécouvre, depuis peu5.
[p. 47]Et c’est ainsi que la physiologie dévore tout ce que la métaphysique avait laissé du psychologue, qui devient un simple point de vue.
Ces vérités ne sont guère « explicables » au sens de l’indiscret moderne, de celui qui veut toujours pénétrer sous la forme, plutôt que de la voir, et qui se perd dans un bavardage infini, dans ce vide ou cette « profondeur » ou plus rien n’arrête la parole.
Mais les mystiques et les poètes ont, de tout temps, depuis l’Incarnation, connu ce grand mystère de la vision. C’est parfois une connaissance égarée qui traverse un délire lucide, tel ce rayon qui pénètre dans les profondeurs de la Saison en enfer de Rimbaud : « Sur les routes, par les nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : “Faiblesse ou force : te voilà, c’est la force. Tu ne sais ni où tu vas, ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre”. Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu ».6
D’autres fois, c’est la claire connaissance de la béatitude visionnaire : connaissance parfois trop « claire » au sens rationaliste de ce mot. Connaissance trop pénétrante, qui dépasse trop aisément le concret de la vision. Comment expliquer autrement que la théologie des scolastiques ait pu s’attarder à débattre des questions aussi vaines que celle qui mit aux prises, par exemple, un Thomas d’Aquin et un Scot, le premier affirmant que la béatitude réside in visione, dans la contemplation de la Face de Dieu, le second qu’elle réside in amore ? N’était-ce pas se tromper à la fois sur la nature de l’amour et sur celle de la vision ? Voir Dieu, c’est se transformer au sens le plus violent et le plus impossible d’ailleurs ; voir Dieu c’est aller à lui. Nous ne voyons que ce qui nous regarde : voir Dieu, c’est être regardé par lui. Mais alors, c’est aussi être aimé, et c’est se rendre à la transformation de la vision : c’est donc aimer. Et nulle vision ne serait « admirable » si elle n’était en même temps transformation, mouvement de l’amour. Augustin qui, plus que tout autre, a parlé de la « beauté » de Dieu, savait que vision et amour sont un seul acte et une seule réponse : « Lumière du monde, vous m’avez éclairé. Je vous ai vue, je vous ai aimée : car personne ne vous aime, s’il ne commence par vous voir, et personne ne vous voit, si ce n’est [p. 48] celui qui vous aime. Ah je vous ai trop tard aimée, beauté toujours ancienne et toujours nouvelle, je vous ai trop tard aimée… »7
L’imagination de la forme
J’ai cité des docteurs, des apôtres et des poètes, des savants et même quelques indiscrets. Je vois bien ce qu’on peut m’opposer : « Nous marchons par la foi, non par la vue », nous dit saint Paul.
La foi serait-elle donc négation de la vision ? Ou la vie éternelle, négation de l’incarnation ? Nullement, mais accomplissement, et splendeur de ce qui n’est pour nous qu’ombre et reflet, fragment et trouble. « Aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu ». Cet alors est la plénitude d’un aujourd’hui que nous ne connaissons que par ses limites et ses formes. Ainsi donc, dépasser la vision, ce ne peut être que la définir dans l’absolu, à la frontière de la mort et de la vie ; et la nier, mais au nom de la foi, c’est du même coup la connaître dans sa signification actuelle.
« Ce que nous sommes n’a pas encore été manifesté », dit Jean. Et de même, notre vocation n’est jamais totalement incarnée. Entre la forme pure de notre vocation et la forme visible de notre visage, il y a le péché, et les abîmes du temps. Dans le monde de la mesure idéale, qui est le monde païen, le monde antique, le monde des philosophes, la forme pure est celle de l’idée platonicienne. Mais dans le monde de l’incarnation — le monde chrétien —, la forme pure est la parole que chacun de nous a reçue, en son lieu, en son temps unique. Figure de notre vocation, forme informante de notre être et que voient « les yeux de la foi », il semble que notre visage n’en soit qu’une mauvaise épreuve, déjà brûlée, ici et là, ridée froissée, et rendue émouvante par toutes ces marques où se lit notre histoire…
Cependant le regard qui se risque à déchiffrer le fascinant spectacle de cette œuvre mordue par le temps et modelée par la lumière, ce n’est pas le regard troublé qui erre sur les miroirs de la ville, à la recherche d’une illusion de soi-même. Il faut une force qui le braque, une école sévère et un maître. Car celui seul qui peut le plus, peut aussi nous apprendre le moins. Où trouver cette force et ce maître, comment voir ce modèle idéal qui saurait nous rendre [p. 49] capables d’affronter la réalité — pour nous avoir révélé le salut ? Où trouver la réponse qui nous permettrait seule de poser sérieusement nos questions ?
« Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance », dit encore Paul. Cette attente persévérante, cette action d’espérance, voilà le sens qu’il faut donner à l’imagination qui crée. Si l’imagination n’est pas ce fantôme des psychologues, une simple définition dont tous les termes sont problématiques ; si elle n’est pas non plus ce rêve de l’indiscret, ou cette revanche sur le réel qu’elle figure aux yeux du romantique ; si elle est au contraire une force concrète, elle est cela : une vision d’espérance, un prolongement, une marche vers la plénitude. Deviner la forme de notre vocation, c’est aller au-delà des « apparences actuelles », mais dans les lignes de la création. L’imagination de la forme saisit d’abord la loi de formation ; et c’est alors, mais alors seulement, qu’elle peut poursuivre sans s’égarer dans la nuit. La loi de formation : le mode singulier de la personnification de la parole, la finalité de l’être vivant, qui se révèle au regard de l’amour. Qu’est-ce que l’homme de l’esprit, sinon celui qui voit l’esprit dans son action, et le prend sur le fait de la métamorphose ? Et si l’on sait que la vision est acte, on saura maintenant quel est celui qui peut aider8.
L’imagination de la forme est sympathie avec la création. Mais nous tenons ici la clef du monde de l’incarnation, le secret de l’image physionomique de l’univers. Imaginer, c’est se placer dans la perspective même de toute genèse spirituelle, dans l’axe de la personne en exercice, dans le drame de la forme, — et y participer. Nous le tenons, ce lien vivant qui unit le créant au créé, et nous sommes enfin parvenus à l’origine de l’œuvre de l’esprit, au lieu très saint de notre humanité.
Ici tout est réel, tout est action et résistance, tout est drame. Et les correspondances sont embrassées d’un seul regard. Les formes naissent, tableaux, poèmes, symphonies, danses, jardins, temples, statues, — visages ! Dans l’enfance de la lumière.
L’image physionomique de l’Univers
Quelle que soit la vénération qu’on éprouve en présence de cette forme de toutes les formes que nous offre la face de l’homme, il faut entendre qu’elle reste symbolique d’une certaine image du monde, dont elle ne saurait constituer le centre ni le fondement causal, mais au sein duquel elle demeure cependant le cas privilégié par excellence. Au cours des pages qui précèdent, je me suis attaché à définir, plutôt que les principes particuliers d’une étude physiognomonique, la vision que toute étude de cet ordre suppose et développe.
Je voudrais maintenant entraîner le lecteur dans une brève incursion à travers ces domaines que l’on pourrait nommer ceux du mystère manifeste. Et d’abord, comme au seuil d’une expédition militaire, j’indiquerai l’ordre de la marche.
Premier principe : Tout ce qui est réel est moteur, et donc informateur ou créateur de formes. Ce qui signifierait, pour un homme entièrement spirituel, que tout ce qui est réel se voit. Ce qui signifie plus modestement, pour nous tous, hommes dont le péché rend le regard trouble et menteur, qu’il nous faut attacher nos yeux non plus sur les idées en tant que telles, mais bien sur les idées en tant qu’agies, — sur les formes.
Second principe : Une forme ne peut pas être « expliquée » par le recours à ces abstractions usuelles, à ces catégories morales ou sociales que nous croyons « toutes naturelles ». Une forme peut être seulement interprétée, symboliquement et concrètement, par d’autres formes. Le principe dialectique qui sert de guide dans le monde physionomique est celui des correspondances, et non pas celui des « causes » conçues indépendamment des effets. Nous sommes ici dans un ordre dramatique9 et non conceptuel. Nous sommes ici dans l’ordre humain, dans la totalité, et non dans l’ordre scientifique, qui est celui du démontage mécanique, de l’isolation des parties.
Interpréter les formes par les formes, n’est-ce pas ouvrir les portes à une nouvelle mythologie, dans le sens d’un Schelling et déjà d’un Herder ? Certes nous sommes ici très près de l’Organismusgedanke qui est la clef de tout le romantisme allemand de [p. 51] cette grandiose conception d’un univers où tout est correspondance organique, où la réalité naît de l’union des contradictions naturelles, où l’homme est microcosme de la Création. Paracelse, Bruno, Nicolas de Cuse dominent de loin ce grand mouvement de la pensée européenne, qui connut sa splendeur féconde aux temps du romantisme et de la vie de Goethe, qui devait aboutir, en passant par Wagner, à la théorie des correspondances chez Baudelaire et chez Rimbaud, pour se perdre dans l’esthétisme décadent des symbolistes.
Je suis bien loin de croire que cette pensée ait épuisé sa vérité. Je la vois même promise à une prochaine renaissance. Mais il importe d’en marquer le danger, disons plus : le péché, qui l’a stérilisée avant qu’elle eût développé tous les effets que les acquisitions modernes nous autoriseraient plus que jamais à en attendre.
Erreur théologique à l’origine : Schelling pour appuyer son intuition concrète de la totalité du monde créé remonta, par Shaftesbury, jusqu’à Plotin et Platon, c’est-à-dire jusqu’au monde des Idées. C’était perdre de vue la réalité spécifique du monde de l’Incarnation, où la philosophie de l’organique peut trouver ses mesures humaines et sa justification spirituelle. C’était placer le critère de l’esprit dans le « sentiment religieux » et non dans l’actualité de la Parole. C’était sortir du drame, pour se perdre dans une fièvre nostalgique. Schleiermacher est l’expression géniale de cette hérésie romantique, qui ne tendait à rien de moins qu’à la glorification progressive d’une nature dont s’évanouissait la condition essentiellement dramatique. Mais je ne puis m’étendre davantage sur cet aspect du romantisme, qui le déborde singulièrement, par ailleurs. Je me bornerai donc à renvoyer à la critique décisive de la doctrine de l’analogia entis que Karl Barth poursuit à travers toute son œuvre.
Ce qui subsiste de l’Organismusgedanke, une fois cette conception débarrassée des équivoques métaphysiques, c’est un irrationalisme concret.
L’analyse de l’homme intérieur ou social, telle que l’ont inlassablement reprise tous les moralistes français, décompose l’homme en qualités, en caractères ou en types, — bref, en énoncés rationnels. Rien alors ne peut égaler la pénétration de son regard, si ce n’est son impuissance à saisir la personne dans sa totalité concrète et créatrice, — informulable. Le moraliste classique détaille admirablement les motifs, mais ce faisant, il détend les ressorts de l’imprévisible événement — tensions instituées entre des motifs tout [p. 52] contraires, dont la coïncidence définit la personne. Tensions qui d’autre part, bâtissent et soutiennent l’édifice du visage de l’homme.
Kassner remarque qu’à la lecture des grands moralistes français, de Montaigne à Pascal, à La Rochefoucauld, à Chamfort, on ne rencontre pas une phrase qui se rapporte à l’expression ou au visage.
Même La Bruyère, physionomiste par tempérament, ne voit partout que le costume, la grimace, ce qu’on nomme « l’extérieur » de l’homme, mais non pas son visage. Pour lui comme pour tous les autres (à l’exception de Pascal), l’homme est entièrement ramené à la parole, à l’anecdote. Quant à nous, il nous faut choisir : ou l’anecdote, ou le visage. L’expérience montre constamment que les hommes qui savent des anecdotes et sont toujours prêts à en raconter, ne savent pas voir les visages10.
Le moraliste voit des types, le physionomiste, des créatures. Mais nous vivons dans un monde sans mesures, sans barrières sociales, sans costumes, où les types ne sont plus des repères. Notre mesure est donc devenue personnelle, et c’est pourquoi il nous faut la chercher dans la vocation créatrice, non plus dans cette fonction sociale impersonnelle que représente la raison.
Faut-il conclure que notre esprit qu’on dit « latin » est incapable de s’assimiler les secrets d’une ontologie de la forme ? Ce serait oublier Léonard et son génie physionomiste.
Il garde cet esprit symbolique — écrit Paul Valéry dans sa fameuse Introduction à la méthode du Vinci — la plus vaste collection de formes, un trésor toujours imminent et qui grandit selon l’extension de son domaine… Il est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un sourire ; il peut le mettre sur la face d’une maison, aux plis d’un jardin…
Et encore :
Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont également possibles ; les échanges heureux entre l’analyse et les actes, singulièrement probables : pensée merveilleusement excitant.
Les quelques mots que je souligne dans le texte de Paul Valéry ne sont-ils pas l’éblouissante formule d’une image physionomique de l’univers ?
On pourrait m’objecter que le goût de la forme, apanage évident du « latin », suppose des géométries plutôt que l’imagination, et par là retombe au pouvoir de la raison et de Descartes. Mais passons de l’autre côté : chez les Allemands les moins suspects de sacrifier [p. 53] à la logique cartésienne, quels sont les plus illustres physionomistes des idées ? Goethe et Nietzsche, ces deux lointains et quelque peu méfiants admirateurs de la forme et de la clarté française. (Que de dissociations à opérer dans nos préjugés culturels !)
Il y a du démiurge chez Goethe. (Souvenons-nous de son Prométhée). Vit-on jamais pareille faculté d’incorporer les affections de l’âme ? Pas trace de « psychologie » dans cette œuvre qui cependant paraissait ne prêter à rien d’autre : Les Affinités électives. Tout y est formes, actions, symboles ; et tout est vision créatrice. Goethe est un œil. Et le chant de Lyncée sur sa tour — c’est le chant du bonheur de la vision :
Zum sehen geboren
Zum schauen bestellt…
............................
So seh ich in allen
Die ewige Zier
Und wie mirs gefallen
Gefall ich auch mir.
Ihr glücklichen Augen
Was je ihr gesehen
Es sei wie es wolle
Es war doch so schön !
« Ô mes yeux bienheureux ! » Mais les pauvres yeux douloureux de Nietzsche, non moins que ceux de Goethe, surent voir en toutes choses « le charme éternel » qui les crée. Ouvrez donc au hasard tel recueil d’aphorismes, le Gai savoir, Aurore : c’est une chasse royale pour l’amateur de correspondances et de métaphores plastiques. Ceci dans Aurore par exemple :
Si nous voulions tenter une architecture d’après le mode de notre âme (nous sommes trop lâches pour cela) : — le labyrinthe devrait être notre prototype ! La musique qui nous est propre et qui nous exprime véritablement laisse déjà deviner le labyrinthe (car en musique les hommes se laissent aller parce qu’ils se figurent qu’il n’y a personne qui soit capable de les voir, sous leur musique) (p. 198).
Ou ceci dans le Gai Savoir :
J’ai regardé durant un bon moment cette ville, ses maisons de campagne et ses jardins d’agrément et le large cercle de ses collines et de ses pentes habitées ; enfin je finis par me dire ; je vois des visages de générations passées — cette contrée est couverte par les images d’hommes intrépides et souverains… J’ai toujours devant les [p. 54] yeux le constructeur, je vois comme son regard se repose sur tout ce qui, près et loin, est construit autour de lui, et aussi sur la ville, la mer et la ligne de ta montagne, et comme sur tout cela, par son regard, il exerce sa puissance et sa conquête…
Et le Zarathoustra ! Une œuvre plus concrète a-t-elle donc vu le jour depuis les temps du Livre de Job, de ce profond traité théologique qui ne fait pas intervenir un seul concept abstrait, et qui ne connaît d’autres arguments que les parties du corps humain, les plantes, les aigles, un tesson, des ulcères, des rochers, deux effarantes descriptions du crocodile et de l’hippopotame, le monstre Léviathan, la Grande Ourse avec ses petits, — la Parole sous forme de tonnerre !