La personne comme fondement des valeurs européennes (19 septembre 1974)a
La première table ronde, tenue à Rome, s’était demandé : d’où vient l’Europe, et sur quelles bases d’unité culturelle édifier son union politique ? La deuxième table ronde, que nous inaugurons, se demande plutôt : où va l’Europe ? et plus exactement : où voulons-nous qu’elle aille ? Car il s’agit dorénavant moins de prévoir les événements que d’orienter les volontés.
Si les deux tables rondes diffèrent visiblement, c’est moins encore par le sujet — héritage dans un cas, promesse dans l’autre — que par le climat qui les baigne. La première souhaitait approfondir en réflexion morale et culturelle les efforts pour l’union que nos gouvernements se disposaient à faire porter principalement sur une construction économique, dont on croyait qu’elle devait entraîner nécessairement des effets politiques (mais c’est l’inverse qui s’est produit). Celle d’aujourd’hui veut affronter les premières manifestations d’une crise mondiale que tous les augures nous annoncent, et voici le paradoxe de notre situation : si nous refusons de les croire, donc d’agir à l’encontre des destins qu’ils ont calculés, alors le pire deviendra sûr. Ils nous supplient de les faire mentir, mais il nous faut d’abord les croire… (Situation moins nouvelle dans l’histoire qu’on ne le pense : c’est celle du peuple juif devant ses grands prophètes !)
Pour tout dire d’un mot : entre la première table ronde et celle d’aujourd’hui, expliquant tout ce qui les rend différentes, il y a eu le rapport du club de Rome.
Mais ceci dit pour désigner par un symbole la nature des changements survenus dans notre approche du phénomène européen, reconnaissons qu’il y a eu, aussi, la carence totale de réalisations de notre union politique. Or, la cause de cette carence est en interaction précise avec les causes de la crise mondiale, dont le rapport du club de Rome [p. 58] décrivait les symptômes matériels et le syndrome fondamental : celui de la croissance illimitée. La crise mondiale, et la carence politique des Européens s’originent l’une et l’autre dans nos attitudes devant la nature et l’État, dans l’échelle des valeurs, réglant nos choix concrets, dans les finalités dont ces valeurs sont en définitive les moyens.
De la première table ronde sont nés, nous dit un document récent émanant du Conseil de l’Europe, « la Convention de coopération culturelle et le programme du Conseil en matière d’éducation et de culture ». Je crois qu’il serait juste d’ajouter à ces dispositions techniques la diffusion discrète, mais efficace en profondeur, de quelques « lieux communs » européens qui ont sans doute orienté l’action d’hommes politiques tels que De Gasperi, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, pour ne citer que les plus évidents et ceux que j’ai le mieux connus. Ce n’est pas rien, mais il faut bien admettre que cela n’a pas suffi pour « faire l’Europe ».
De cette deuxième rencontre, que devons-nous attendre ? Face à la crise mondiale née de nos œuvres, à nous Européens inventeurs des machines, du DDT et de la bombe atomique, nous avons à trouver comment réorienter toute l’aventure occidentale de l’homme, afin d’éviter les désastres écologiques, civiques et génétiques auxquels conduit nécessairement une société de Production massive, de Publicité manipulatrice, de Pouvoir militaire et de Profit monétaire, un cinquième P, le Plutonium mortel des centrales à fission, venant fermer avec une logique infernale (le nom l’indique et ce n’est pas un hasard) ce « Pentagone de la Puissance » ou mieux : de l’obsession de Puissance, comme l’a décrit Lewis Mumford et comme je n’ai cessé de le dénoncer depuis que je m’occupe de l’Europe.
Nous voici, nous les douze invités à la table — et vous tous qui entrerez, je l’espère, dans le débat — aux prises avec une question simple tout au moins dans son énoncé : quelle société rénovée voulons-nous, nous autres « bons Européens » — comme disait Nietzsche — au nom de quelles valeurs, et en vue de quelles finalités ?
En nous posant cette énorme question, en nous demandant d’y réfléchir en quelque sorte publiquement, et puis de déposer nos conclusions sur son bureau, le Conseil de l’Europe a fait un acte qui mérite d’être qualifié de politique, au sens du terme le plus éminent, le plus large et aussi le plus précis puisqu’il désigne comme au temps d’Aristote la gestion des rapports humains dans la cité. Que le Conseil en soit remercié par les Douze, en tant qu’invités, et qu’il en soit félicité par nous tous, en tant que citoyens. Car le Conseil ne tente rien de moins, dans cette affaire, que de fonder la politique européenne, et de la fonder, comme il se doit, beaucoup moins sur les expériences du passé, toujours ambiguës, comme on le sait, que sur une espérance active, sur cette « substance des choses espérées » que la foi seule, par instants, peut saisir et peut seule activer dans notre histoire.
Où irons-nous ? Au nom de quoi ? Et en vue de quelles fins faut-il créer l’union des gens de l’Europe, tels qu’ils sont, ou tels qu’ils peuvent devenir, dans une société rénovée ? Selon quelle hiérarchie de valeurs ? Gagée sur quoi ? Valeurs évaluées elles-mêmes par rapport à quelles références, et à quel absolu réellement respecté et généralement obéi par la communauté dans laquelle nous sommes nés ?
Devant ces problèmes de destin, notre approche ne sera pas théorique. Nous ne partons pas à la recherche de définitions satisfaisantes ou simplement provocantes. Nous sommes confrontés à une crise, à des scandales, que tous ressentent, à des désastres calculables. Nous pensons à partir de là. Et l’on ne peut pas faire autrement. Car la pensée, en général, n’est peut-être que le feed-back d’une surprise ou d’une blessure, d’une agression subie ou d’un défi. « On pense comme on se heurte », disait Paul Valéry. C’est le scandale, le choc, qui déclenche les circuits. Adam ne pensait pas avant la Chute.
[p. 59] Tous ici, nous pensons à partir de la Crise, c’est-à-dire à partir de ce qui nous apparaît menaçant pour nos libertés, pour notre économie, pour la nature, et finalement pour la survie de l’espèce humaine. Qu’il s’agisse de la pollution résultant de la production industrielle au service du Profit privé et du prestige national, qu’il s’agisse de l’épuisement des ressources terrestres non renouvelables, ou de la surpopulation du tiers-monde, ou de la pénurie d’énergie, de tous côtés se multiplient ces grands points d’exclamation qui, dans la signalisation routière, annoncent un passage dangereux, quand ce ne sont pas déjà les disques rouge et blanc de la voie barrée, de l’impasse. Je n’en dirai pas plus sur ce chapitre : tout le monde a lu Forrester ou Meadows. Mais ils sont loin d’avoir épuisé le pire de notre crise : l’équivalent moral, social et politique du célèbre Rapport sur Les Limites à la croissance (matérielle) reste à écrire. Je l’intitulerais pour ma part Rapport sur la dégradation des relations humaines et la dissolution des liens communautaires. On y décrirait le désert surpeuplé de nos villes hantées par l’immense foule des solitaires ; l’alignement des esprits, des jugements, des curiosités mêmes par l’école, la presse et la radio alignées, aliénés, uniformisés : cela conduit tout droit à la guerre de 1914. On décrirait l’abaissement du niveau intellectuel des masses et de la qualité artisanale — la jeunesse qui ne lit plus que des onomatopées en bulles ; la manipulation des désirs, des besoins et des fantasmes par la Publicité et la Télévision ; les ravages de la division du travail qui est en réalité une division de l’homme, comme l’avait annoncé Kropotkine ; la montée universelle de la délinquance, la démocratisation du terrorisme, des prises d’otages, du chantage à la bombe, naguère privilèges des seuls États ; la montée parallèle d’une sorte d’anorexie civique, d’un fatalisme qui devrait inquiéter bien plus encore que les prévisions du club de Rome, car c’est lui qui les rendra vraies, quand elles n’étaient que monitoires et n’ambitionnaient rien que d’être démenties ! Oui, je sens parmi nous quelque chose qui me paraît beaucoup plus inquiétant que les vues apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là déjà, bel et bien là, et qui est la Question du siècle, une question pure, béante, qui se posait du temps de ma jeunesse à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans les universités de tout l’Occident et dans les rues de nos capitales au mois de mai 1968 : Que faisons-nous là ? Quel est le sens de ma vie dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? Que vaut son fameux niveau de vie ? Vers quoi nous conduit-elle ? Elle ne le sait pas elle-même. Cette question, et surtout qu’elle demeure sans réponse, voilà qui devrait nous effrayer vraiment, parce que cela nous laisse béants sur le néant, laisse des millions de jeunes — et d’autres ! — dans l’angoisse et l’irresponsabilité forcée, livrés au vertige des idéologies sans points d’appui, dans le sentiment que la cité, démesurée, l’énorme État-nation centralisé où ils se voient perdus, n’est plus leur affaire, ne peut que les brimer, et les oblige à s’évader dans la drogue, dans la révolution verbale des minorités vociférantes, ou dans l’imbécillité civique des majorités silencieuses.
Il est normal que le jeune Européen d’aujourd’hui se demande à quoi tout cela rime, et descende le crier dans la rue : il serait anormal qu’on ne lui réponde que par des coups de matraque. Il est normal qu’il juge très sévèrement la société matérialiste et qu’il dénonce son anarchie profonde, mais il est anormal qu’il se voie pour autant traité de « fauteur de désordre ». Car le plus profond des désordres, c’est celui qui est au cœur d’une société dont le seul principe absolu est le profit, calculé en monnaie. Beaucoup de jeunes gens rêvent de la renverser, cette société, et ils se trompent d’une manière pathétique, parce qu’on peut renverser des voitures dans la rue, un dictateur dans son palais, mais on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout, ce qui n’a pas de principe de cohésion interne, — ou plutôt ce qui n’en a pas d’autre que l’obsession de la Puissance, vrai moteur de la société industrielle, vraie cause de toutes nos crises et du système [p. 60] qu’elles constituent. Tenter de s’y opposer par la violence serait bien pire que vain car ce serait faire son jeu.
Cette crise morale affecte l’Occident tout entier, et par lui tous les peuples de la terre qui copient notre civilisation industrielle, scientifico-technique, quantitative. Elle est née de l’Europe, de ses valeurs et de leurs conflits ; et des guerres aussi, dans lesquelles nous avons entraîné toute la planète. Or à leur tour, ces guerres sont nées de nos nationalismes.
Et voici qu’apparaît clairement le sujet de notre table ronde : pour sortir de la Crise mondiale, de ses contradictions et de ses impasses, il faut des choix. Il faut savoir ce que l’on est prêt à sacrifier et quelles sont les priorités. Veut-on d’abord et à tout prix la Puissance, ou la Liberté ? Tout changera selon la réponse. Et avec cela entrent en jeu, dans le concret, les valeurs, dont une mode de naguère avait tenté de décréter l’inexistence.
Qu’est-ce qu’une valeur, dans le contexte de notre Crise ? Ce n’est pas une entité philosophique. C’est ce qui nous permet de choisir, ordonne nos choix, et définit leur sens.
Face à la Crise mondiale, nous avons l’impression que quelque chose a été faussé dans l’échelle des priorités, que la justice, la santé, la liberté, la qualité de la vie, l’utilité sociale, se voient sacrifiées sans merci sur l’autel du Profit, de la Rentabilité, du Prestige ou de l’indépendance nationale.
Mais s’il y a conflit de valeurs, c’est qu’il y a donc des valeurs ! Et qui décident ou plutôt nous permettent de décider. Nous ne prenons conscience des valeurs que lésées. Mais alors, nous n’en doutons plus.
Voulons-nous vraiment consommer deux fois plus d’électricité tous les sept ans, comme nous le répètent les producteurs (ce qui suppose une production multipliée par 16 384 en un peu moins d’un siècle, utopie pure) et cela grâce aux 24 000 centrales nucléaires nécessaires à la fin du siècle, et produisant assez de plutonium pour nous tuer tous plusieurs millions de fois ? Ou bien préférons-nous la survie de l’espèce ? Voulons-nous en priorité le Profit ou l’équilibre moral ? Le progrès matériel, quantitatif, détruisant forêts et collines, ou cette sensation de bonheur animique et physiologique, que rien ne mesure, et qui vaut plus que tout ? Bien sûr, les choix sont rarement aussi simples. Mais ils se ramènent dans l’ensemble à un dilemme fondamental entre l’impératif catégorique, qui est moral, et les impératifs technocratiques, qui sont des questions de gros sous, quand ce n’est pas de puissance militaire.
Or, ces choix de finalités, et les sacrifices qu’ils commandent, sur quel absolu les régler ? Et comment évaluer les valeurs qui les guident ?
Ici se pose la question décisive du référentiel, c’est-à-dire de ce qui gage les valeurs, de l’évaluant fondamental.
Il n’est pas toujours bien conscient, même chez celui dont il gouverne le jugement et la conduite. Ainsi chez Marx : on a relevé que cet auteur semble bannir de son vocabulaire le terme de justice, décidé qu’il est à ne décrire que des enchaînements nécessaires et qui échappent à toute considération morale. Cependant, la passion qui anime Le Capital est celle de la justice, ou je n’y ai rien compris. C’est la justice, non la nécessité, qui est le vrai référentiel de l’œuvre.
Pour l’homme d’Europe, qu’il le sache ou non, le référentiel absolu, c’est la personne.
[p. 61] Or la personne a une histoire, comme bien d’autres structures que l’on croirait intemporelles et universelles, mais qui ont leur date et leurs coordonnées spatiales. Notre notion de la personne s’est constituée au cours des grands conciles œcuméniques de Nicée en 325, à Chalcédoine en 451, époque où l’Église s’installe dans les cadres de l’Empire romain et tente de formuler à l’aide des catégories de la pensée grecque une révélation venue de la Judée. Le problème majeur des conciles est celui de la Trinité : comment définir et distinguer en un seul Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, c’est-à-dire les trois relations de la paternité, de la filialité et de la procession, sans sacrifier ni l’unité divine ni la diversité des fonctions ? Les Grecs avaient constitué la notion d’identité individuelle qu’ils exprimaient par le terme de face, ou de visage, mais cela ne rendait pas compte de l’idée de relation et de rôle distinctif, qu’évoquait en revanche le mot latin de persona, terme juridique définissant l’homme par son rôle dans la cité, après avoir désigné le masque porté par un acteur et caractérisant son rôle dans l’action.
Pour définir les trois fonctions ou relations divines, c’est-à-dire pour exprimer à la fois l’Un et le Divers, ou l’unité dans la diversité, les Pères adoptèrent donc le terme de personne. Mais c’est surtout la définition de la Deuxième Personne de la Trinité, celle du Fils, qui allait fonder la conception chrétienne de l’homme. En déclarant qu’ils confessaient Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, les Pères du concile de Chalcédoine ont posé le premier modèle permettant de penser ensemble des réalités antinomiques, qui s’excluent en logique mais coexistent en fait, ou comme diront les scolastiques, qui sont « distinguées par la raison mais unies par la réalité ». En formulant la thèse centrale de l’orthodoxie chrétienne, c’est-à-dire la coexistence en une Personne de deux natures antinomiques, sans confusion, sans séparation, sans réduction de l’un des termes ni subordination de l’un à l’autre, le dogme de l’incarnation n’a pas seulement fondé l’anthropologie chrétienne, mais il a posé le modèle de la pensée spécifiquement européenne, la grande idée de l’antagonisme créateur, déjà conçue par Héraclite, de la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues, qui anime les œuvres de Goethe, de William Blake, des philosophes du romantisme allemand, de Kierkegaard ou de Proudhon, et les dialectiques d’aujourd’hui, qu’elles soient marxistes, existentialistes ou physico-mathématiques. Et c’est aussi, au plan de la théorie politique, le modèle du fédéralisme, c’est-à-dire de la coexistence en perpétuelle interaction de l’union et des petites communautés, de l’unité globale et des autonomies locales — cette pensée en tension qui est vraiment l’idée formatrice de l’Europe parce qu’elle engendre l’homme européen, à partir de l’extraordinaire création qu’a été le concept de personne, cette notion théomorphe de l’homme et anthropomorphe de Dieu.
Voilà pour l’origine, « technique » en quelque sorte, de la notion, qui ne tarda pas à être transposée du plan théologique à celui de l’humain, par Augustin d’abord, lequel estime que l’homme, étant fait à l’image de Dieu, est lui aussi une personne ; puis par Boèce, philosophe non chrétien, qui traduit en termes laïques les définitions conciliaires, et sera commenté par tout le Moyen Âge. Homologue du « vrai Dieu et vrai homme », de la Deuxième Personne divine, la personne humaine est devenue la coexistence en tension de l’individu naturel et de ce qui dans l’homme « passe infiniment l’homme » comme dit Pascal : le transcendant. Une nature investie par une vocation, une notion de l’homme qui implique la transcendance de l’homme par rapport à lui-même.
Certes, les siècles ont ajouté à cette formule. Elle est devenue autre chose qu’un modèle, qu’une structure. Aux notions grecques d’individu, d’autonomie, et d’homme mesure de toutes choses, aux notions romaines d’organisation et d’institutions stables (ou État), aux notions évangéliques et judaïques, d’amour actif, de liberté, de justice et de vocation, sont venues s’ajouter les valeurs germaniques de fidélité, de communauté, de [p. 62] biens communs, les valeurs celtes d’aventure initiatique courue par le chevalier errant et de Quête spirituelle. Mais aujourd’hui, qu’est-ce donc que la personne ? Il semble qu’à une telle question je ne pourrais répondre que pour moi, et pourtant j’oserai dire que la personne c’est l’œuvre essentielle de chacun, qui consiste à trouver sa voie et à courir son aventure sans précédent.
Car chacun naît de quelque chose qui n’a jamais été auparavant, qui n’est exactement pareil à rien, croisement de chromosomes eux-mêmes sans précédent, de sorte que la chance est quasi nulle qu’il naisse jamais deux individus pareils. Chacun de nous est donc le point de départ d’un chemin particulier vers le But qui l’appelle, qu’il le nomme Dieu, ou l’Absolu, la Vérité ou le Bonheur. Le But suprême est le même pour tous mais chacun pour le joindre doit créer sa propre voie, et frayer son propre sentier. Partant de moi, individu sans précédent historique ni physiologique, pour rejoindre les fins dernières qui m’appellent, je ne puis pas aller par la route nationale : elle conduirait au mieux à quelque capitale, non à moi-même.
Mais la question lancinante se pose, et se repose à tout instant, à savoir si je découvre mon chemin tel qu’il était prévu pour moi depuis toujours, ou si je l’invente en osant y avancer sans l’avoir vu. Ce que je sais, c’est qu’il n’existera qu’autant que j’aurai le courage d’y marcher dans la nuit. Voilà qui implique la foi, cette forme de confiance dont Saint-Paul dit qu’elle est « ferme assurance des choses qu’on ne voit pas ». Le chemin qui se crée sous les pas qui le foulent, conduit au But qui se révèle lorsqu’on marche vers lui, pas autrement. Il s’agit d’une activité jamais achevée et qui sans fin cherche sa fin, et qui la reconnaît lorsqu’elle éprouve un sentiment de convenance entre ses démarches et cette fin.
Je conçois que l’on puisse n’y pas croire. Que l’on puisse nier l’existence de ce que j’appelle la personne, la traiter de fantôme métaphysique, d’illusion verbale, de concept superflu. Mais j’observe que ceux qui la nient ont commencé par répéter, après Nietzsche, que Dieu est mort, et que cela signifiait la « mort de l’homme », et donc de toute identité, de toute personne. Or, ce n’est là qu’une métaphore. Ce qui peut provoquer la mort de l’homme, c’est la mort d’une nature tuée par l’homme, et qui nécessairement entraînerait dans sa perte l’espèce humaine. Car l’homme ne peut rien contre Dieu, tout contre l’homme.
Quand on nie Dieu, comme la plupart des écoles de pensée modernes, existentialistes, freudo-marxistes, ou structuralistes ; quand on répète que la mort de l’homme s’ensuit « logiquement » ; quand on nie le sujet, et qu’on répond comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme personne, je n’y suis pas », c’est qu’on prépare un mauvais coup, ou qu’on tente d’échapper à certaines responsabilités en se dissimulant derrière de prétendues « fatalités », de prétendus « impératifs », — comme Adam court se cacher dans les buissons quand Dieu l’interpelle en Eden.
On peut très bien ne pas croire à la personne. Et je ne cherche pas, ici, à vous convaincre qu’elle existe, mais simplement à vous faire voir qu’en fait, et pratiquement, vous y croyez, tous tant que vous êtes.
Car si vous protestez, comme vous le faites tous, chaque jour, contre les formes les plus diaboliquement variées de l’aliénation, j’ose vous demander ce qui, selon vous, est aliéné ? Si ce n’est pas la personne, alors quoi ? Quelle abstraction politicienne ? Ceux qui prétendent que l’homme n’est qu’une illusion, que le sujet n’existe pas, même dans le discours, que le langage ne fait qu’utiliser notre gosier, notre langue et nos lèvres et que « ça » parle à travers nous, — comment peuvent-ils signer des manifestes contre l’aliénation… de quoi ? Contre l’exploitation de l’homme par l’homme, disent-ils. Mais ce [p. 63] serait l’exploitation d’une illusion par une inexistence, à les en croire ? Comment peuvent-ils signer, tout simplement ? Dieu est mort, nous disent-ils, l’homme est mort, il n’y a plus de sujet, il n’y a plus rien. Il ne reste rien que leurs livres, et leur nom sur ces livres — mais pourquoi ? Marx, en revanche, dénonçant en termes hégéliens l’aliénation des travailleurs, témoignait en faveur de la personne, et en son nom.
L’aliénation de l’homme ne saurait désigner que ce qui compromet sa possibilité de se mouvoir, librement, à la fois selon le naturel et selon le divin qui est en lui. L’aliéner, c’est le mécaniser — au sens argotique qu’a pris le mot — c’est-à-dire le manipuler, lui imposer un comportement qui même très bénéfique, très bien payé, ne lui serait pas propre, ne pourrait que l’altérer, le détourner de sa vocation — et c’est cela que j’appelle le péché.
Le problème de l’aliénation, essentiellement lié à celui de la personne, me paraît se ramener au problème du pouvoir : pouvoir sur soi ou pouvoir sur autrui ?
J’ai fait allusion tout à l’heure au dilemme Puissance ou Liberté. Or, ces deux termes désignent deux formes de pouvoir, qu’il m’importe de préciser.
Le pouvoir sur autrui, c’est la Puissance, et le pouvoir sur soi-même, la Liberté.
Le pouvoir sur autrui, il est fatal que l’État s’en empare un jour ou l’autre. Car l’État réclame en effet la totalité des allégeances, et ne peut tolérer que des pouvoirs collectifs soient détenus par des particuliers : qu’on se rappelle la lutte des rois contre les féodaux, des États modernes contre les pouvoirs locaux, et de l’école primaire contre toute forme d’originalité chez les élèves. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui, non sur soi (comme celui que procure la richesse), relève du domaine réservé ou revendiqué par l’État, et sera tôt ou tard monopolisé par l’État. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui conduit donc à l’État totalitaire, dans le système actuel de l’État-nation centralisé, déstructuré ; donc à la perte de nos libertés.
En revanche, le pouvoir sur soi-même, la maîtrise de soi, au sens complet du terme, c’est-à-dire non seulement de ses émotions ou de ses mouvements d’humeur, de colère ou de peur, mais de ses pensées, de ses désirs, de sa vision, comme de la connaissance spirituelle, c’est cela la Liberté, condition générale de l’accueil et de l’exercice de toute vocation personnelle.
Mais cette vocation personnelle, je le répète, nous est le plus souvent inconnue. La découvrir comme si on l’inventait est la tâche singulière de chacune de nos vies. La tyrannie se définit alors par rapport à la seule personne, comme le type même de l’aliénation : c’est la dictée de mon aventure individuelle par l’autre, l’étranger, l’alien comme dit l’anglais, par l’État, par la mode ou la publicité, par un laboratoire manipulant les gènes et capable de provoquer des changements de personnalité « à la demande », c’est-à-dire selon les normes du pouvoir régnant. Aliénation majeure, non pas seulement de l’ouvrier d’usine, dont les conditions de vie, de dignité, de santé et de loisirs sont à peu près les mêmes à l’Est dit socialiste et à l’Ouest capitaliste, mais de nous tous, habitants d’une cité en ruines morales, même « rénovées plastique »b.
La richesse, à ce banc d’essai, se révèle une fausse valeur : elle procure le pouvoir sur autrui, non sur soi-même (bien au contraire), le pouvoir qui aliène, non celui qui libère. Au surplus, elle crée tant de liens avec ce qui n’est pas ma vocation, que toutes les religions de la terre l’ont condamnée : « Heureux les pauvres », disent nos Béatitudes, et les sermons le répètent tous les dimanches aux banquiers qui vont à l’église…
[p. 64] Le prestige national se révèle fausse valeur, évalué à ce test de la personne. Une petite phrase de Simone Weil, géniale dans sa simplicité, dit là-dessus tout l’essentiel : « L’orgueil national est loin de la vie quotidienne. »
Les notions d’impératif technique et d’impératif de l’économie se révèlent à leur tour valeurs fausses et même d’un ridicule moliéresque. Elles ne sont, trop évidemment, que les alibis, soit de la volonté de puissance des États et de leurs grandes agences techniques, soit du profit privé des sociétés, soit encore, en dernière analyse, de notre propre choix matérialiste. Lequel trahit peut-être, en fin de compte, un désir inavoué, tout inconscient, de substituer dans le cadre de notre vie le minéral, pratiquement immortel (métal, verre, plastique et béton) au végétal et à l’animal dont la loi de développement inclut la mort. Ainsi, par peur de mourir, choisissons-nous l’inertie minérale contre la vie, toujours mortelle.
Le Progrès vénéré par le xixe siècle et réputé irrésistible, est le type même de l’antivaleur, s’il n’est que l’accroissement des pouvoirs matériels, qui conduisent à la guerre, aux crises économiques, au gaspillage des ressources terrestres ; s’il n’est pas un progrès spirituel, une aventure de la liberté, un accroissement du pouvoir sur soi-même, mais seulement la croissance illimitée de besoins et de produits matériels, croissance dont on a remarqué que le rythme est celui des cellules cancéreuses.
En revanche, l’amour est une valeur fondamentale, qui ne saurait être niée ou contestée que par des infirmes de l’âme ou des débiles du spirituel, tous gens de pouvoir faible ou nul sur soi-même ; ceux qui ne s’aiment pas eux-mêmes et qui par suite ne valent rien pour aimer leur prochain. Car toute la tradition hébraïque et chrétienne qui a formé vingt siècles d’Europe nous dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, et cela fonde la communauté ! Non sur un sentiment, mais sur un acte ! Sur l’amour qui agit, l’amour qui aide, et non pas sur cette chose qui se lamente 12 heures par jour à la radio. Car aimer son prochain comme soi-même est un commandement de la Bible. Puisque les sentiments ne se commandent pas, aimer le prochain comme soi-même, dès lors que cela nous est commandé, ne saurait donc être qu’un acte : le prochain est celui que je puis aider en fait.
Mais la notion même de prochain suppose quelque proximité géographique. Si le principe de toute communauté est de nature spirituelle et touche l’élément transcendant dans la personne, si bien qu’il peut relier des hommes de toute la terre, la vie communautaire concrète est proximiste, c’est-à-dire communale, locale et régionale. L’universel et le local ne sont pas en contradiction — pas plus que l’Église et la paroisse — puisqu’ils expriment la dialectique constitutive de la personne entre le transcendant et l’incarné, entre ce qui libère, dégage, universalise d’une part, et ce qui lie, engage, enracine d’autre part.
J’ai dit que la liberté de la personne implique sa responsabilité, et que la réciproque n’est pas moins vraie. La vocation dont l’appel me libère, c’est elle aussi qui me relie à mes prochains dans la cité, parce que c’est parmi eux, avec eux et pour eux, autant que pour moi, qu’elle va peut-être se réaliser. Pas de liberté réelle pour un irresponsable : or il faut bien reconnaître que la cité moderne tend à faire de nous tous des irresponsables, et que les dimensions mêmes de nos États-nations et de nos villes les font échapper à nos prises, et rendent vaine notre idée de participation à leur gestion, donc de civisme.
Participation et civisme ne reprendront un sens concret que dans les petites unités, municipales et régionales, qu’il s’agit désormais de recréer si l’on veut que la personne s’épanouisse : j’y vois la tâche principale de la génération qui monte. J’y vois [p. 65] aussi la condition de toute union possible de l’Europe. J’ai dit souvent mon scepticisme à l’égard de l’Europe des États, que j’ai nommée une « amicale des misanthropes » — quelque chose qu’on peut dire mais non pas faire. L’Europe que tout appelle ne pourra s’édifier que sur ce qui déborde, non seulement par en haut mais par en bas, le cadre inadapté de l’État-nation imposé par Napoléon : par en bas, ce sont les régions, par en haut, la fédération continentale. Et nous venons de voir que ces deux pôles de la société à construire correspondent aux exigences constitutives de la personne.
Les hommes ne sauraient être unis par l’imposition uniforme d’un même corpus de lois et de règlements de police, mais au contraire, c’est dans la liberté de chaque personne que vient s’enraciner la solidarité du genre humain.
Ainsi de la notion de personne considérée comme le référentiel de nos valeurs, comme ce qui nous permet de les éprouver et au besoin de les transvaluer, nous avons vu se dégager une morale de la vocation, et nous voyons maintenant se constituer les éléments d’une politique communautaire. Morale et politique, soulignons-le, qui se déduisent immédiatement de la structure bipolaire de la personne et de ses exigences antinomiques, mais en réalité inséparables, de liberté et de responsabilité.
Or, il se trouve que toute vraie politique de la personne appelle la création de petites communautés qui, pour défendre leur autonomie, seront amenées à se fédérer et donc à pratiquer la seule méthode capable, selon moi, d’unir nos peuples et de sauver nos libertés.
C’est à cause de cela, finalement, que je suis venu une fois de plus, ici, parler de l’Europe, de son union, et de la création des régions qui rendra seule possible cette union.
Tout le problème politique, social, culturel, économique, écologique de l’Europe — et de l’Occident tout entier — se ramène en dernière analyse à cela : comment l’homme, aliéné par la société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourra-t-il demain redevenir responsable, s’accepter soi-même, communiquer avec autrui, accéder enfin au pouvoir non sur autrui, mais sur soi-même, c’est-à-dire à la vraie liberté ?
En termes philosophiques et moraux, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie, avec les disciplines sociales uniformes et dépersonnalisantes que cela signifie ? Ou voulons-nous accéder à notre mode de vie propre, avec ses exigences exaltantes, celles de construire jour après jour notre personne comme une œuvre d’art ?
En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et les fédérer, avec tout ce que cela implique d’autogestion à tous les degrés, de responsabilité à tous les étages, d’aventure personnelle à courir dans une communauté retrouvée.
Voilà le but. L’atteindrons-nous ?
J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde — ni vous ni moi — pour essayer de deviner l’avenir. C’est à le faire que nous sommes appelés.