La puissance et les choix (mai 1977)a b
L’ensemble des conflits qui couvent ou se déclarent en cette fin du xxe siècle me paraissent se ramener, symboliquement mais concrètement aussi, à l’opposition entre deux formes d’énergie, la nucléaire et la solaire. Car l’une comme l’autre de ces deux solutions implique et détermine de proche en proche des systèmes de causes et d’effets en interdépendance inéluctable, et qui tendent à composer deux modèles de société théoriquement antinomiques et de moins en moins compatibles dans les faits. Le temps est venu de choisir entre les deux, en connaissance de cause, bien sûr, mais plus encore et même d’abord en connaissance des fins humaines auxquelles chaque modèle nous conduit.
Deux volontés, deux forces, deux passions se manifestent dès les origines dans l’histoire de l’humanité, et s’opposent ou parfois se composent en chacun de nous : la Puissance et la Liberté. La puissance sur autrui et la liberté personnelle : la puissance collective de la tribu, du clan, de la cité, du Roi, puis de l’État moderne. Et la liberté des citoyens, des groupes, des communes, des régions, qui entendent tout simplement et autant qu’ils le peuvent, rester maîtres de leur propre destin.
Or, parmi ceux qui optent pour la Puissance d’abord ou finalement, une minorité très restreinte est motivée par la volonté de puissance exercée sur autrui, ce sont les chefs ; mais la plupart cèdent tout simplement au besoin de Sécurité, c’est-à-dire, pratiquement, d’abandon de tous leurs droits à l’État, au chef ou au Parti qui s’en est emparé.
Quant à ceux qui optent pour la Liberté, ils pensent y être conduits par quelque individualisme égoïste, ou par le goût de l’aventure, mais la plupart sont au contraire motivés par un besoin de responsabilité assumée dans la communauté.
Comment se sentir libre si l’on n’est responsable de rien ? Et comment serait-on responsable si l’on n’est pas libre de ses actes ?
N’allons pas croire pourtant qu’entre le besoin de puissance à tout prix et le besoin de liberté à tous risques, l’humanité se divise en deux camps bien tranchés : c’est en chacun de nous que le conflit se poursuit. Les deux pulsions contraires coexistent en nous, personne n’est jamais ni tout l’un ni tout l’autre. Et il n’existe pas non plus de liberté réelle sans nulle puissance, ni de puissance qui ait quelque saveur sans au moins l’illusion qu’on l’exerce « librement ».
Mais le choix proprement politique au sens le plus large du mot, est le choix d’une finalité. Il désigne d’une part l’aménagement des relations humaines dans la communauté (polis, donne politique, civitas donne civisme), d’autre part l’art de piloter, c’est-à-dire de « gouverner » au sens étymologique une communauté — locale, régionale, nationale — vers des fins choisies par un chef, un Parti, ou au contraire par l’ensemble des citoyens après une libre discussion. Le choix proprement politique n’exclut pas telle partie du réel, mais déclare une priorité, une fin à laquelle les moyens ont pour devoir de concourir.
Ce qu’il faut voir, et qui est peut-être décisif, c’est que le parallélisme inversé entre les deux choix n’est pas exact. Le choix de la liberté ménage plus de possibles. Si en effet vous choisissez les moyens de la puissance, vous n’avez plus de liberté. Mais si vous choisissez les moyens de la liberté, vous n’aurez peut-être plus besoin de la puissance.
Choisir les centrales nucléaires — quelle que soit leur définition, eau légère ou surgénérateurs — implique, entraîne et détermine des constructions énormes par leurs dimensions physiques, incroyablement chères, et si dangereuses que nos pays, tout en jurant qu’elles sont inoffensives, ne les bâtissent qu’aussi loin que possible de leur capitale.
Les adversaires des centrales qui les dénoncent comme gigantesques, trop chères et trop dangereuses, ignorent qu’ils dénoncent là les raisons mêmes qui font que nos États les adoptent. Car « très grand » suppose, qu’on le veuille ou non : très centralisé. « Très cher » implique l’intervention de l’État dans les investissements majeurs, et un bond en avant du PNB, mesure des dépenses nationales. Enfin « très dangereux » exige à la fois un contrôle policier pour le moins décuplé, et la suprématie d’un personnel spécialisé jusqu’à l’infaillibilité (indémontrable !) et ceci pendant les cent-mille ans, au minimum, requis par la surveillance quotidienne des déchets de nos centrales nucléaires accumulés pendant le petit quart de siècle qui nous sépare de l’an 2000.
À l’inverse absolu, le choix de l’énergie solaire implique, entraîne et favorise, qu’on le veuille ou non, des groupuscules, des communes, des régions à la fois autonomes par volonté civique et incapables par leurs dimensions de déclencher et d’entretenir une guerre.
Il est clair comme le jour que le choix des centrales nucléaires et des usines de retraitement du métal infernal qui permet de faire des bombes, augmente chaque jour les chances de la guerre atomique, c’est-à-dire de la fin de l’histoire humaine. Il est non moins clair que personne n’a jamais osé dire, ni même laissé entendre, que le choix solaire est la condition même de la paix : car ce choix signifie du même coup la fin de nos États-nations, liés au plutonium le bien nommé, produit du monde souterrain, et l’avènement des régions autonomes, grâce à l’appui du Ciel et de ses longs regards sur notre terre.
Choisir les unités locales, voire familiales, d’énergie solaire, c’est restaurer la possibilité, pour des centaines de milliers de foyers dans chacun de nos pays européens, de se rendre indépendants, de se faire « Suisses », de recréer des cadres de participation civique.
L’autonomie énergétique d’un foyer, c’est la définition de l’autonomie civique. « Small is beautiful », disait E. M. Schumacher, parce que small permet seul, et très vite, pour des questions de dimension, l’autonomie, l’autosuffisance au besoin, la confiance dans le prochain.
Notre problème n’est pas des moyens et des fins, car les fins seules dicteront leurs moyens. Ce qu’il faut voir, c’est que le but de la société n’est pas du tout d’assurer à quelques-uns [p. 2] la rentabilité de leur entreprise, mais de permettre à beaucoup la réalisation de leur vocation. De leur personne.
Le problème des centrales nucléaires n’est pas technologique, même pas économique, et il est encore moins financier : car à ces trois niveaux, la cause est entendue, elle est perdue.
Quand les centrales nucléaires ne présenteraient aucun danger, quand elles s’avéreraient rentables, quand il serait réellement « impératif » que la consommation d’énergie double tous les dix ans, je serais contre, parce qu’elles sont les pièces principales d’un système qui conduit à renforcer l’emprise universelle des États-nations, c’est-à-dire les risques de guerre.
Pluton est maître des Enfers, il est aveugle comme les taupes. Mais le Soleil vient du ciel, vient de Zeus, c’est-à-dire de « celui qui voit très loin ».