Au-delà de la société industrielle (1975)a
I
Invité à parler devant vous de la « société post-industrielle » et de ses valeurs, mon premier mouvement a été de recul devant un sujet qui me paraissait appeler la compétence de l’économiste que je ne suis pas. Mais je dois vous faire un aveu : si j’ai finalement accepté de vous parler de la société post-industrielle, c’est que j’ai vu là une occasion inespérée d’essayer de comprendre moi-même ce que cette expression peut signifier, ou peut-être devrait signifier.
Quand on parle de société post-industrielle, que veut-on dire ? Je vois d’abord ce qui est exclu : une société dans laquelle il n’y aurait plus d’industrie, qui arrêterait les machines et cesserait toute recherche technologique, pour revenir à un stade primitif de lampes à huile ou de coutume des cavernes.
On ne veut pas dire non plus, je crois, qu’une société post-industrielle serait celle où les besoins et les désirs de la société industrielle étant satisfaits et comblés, on déciderait d’arrêter le progrès matériel pour se vouer à l’artisanat, au jardinage, à [p. 30] la contemplation ou au bouddhisme zen. Car les besoins et les désirs de la société industrielle, aussi nommée société de consommation, sont par définition insatiables et inextinguibles. Ils ne seront jamais satisfaits, puisque leur formule même est de croître sans fin.
Mais si elle ne consiste ni à fermer les usines, ni à décréter la semaine des cinq dimanches plus le week-end, la société post-industrielle ne peut signifier concrètement que ceci : un changement de cap, un changement de finalités, une nouvelle hiérarchie des valeurs, par rapport à celle qui a caractérisé la société industrielle née en Europe au xixe siècle, et qui s’est épanouie au xxe jusqu’à Los Angeles et Vladivostok, jusqu’à Tokyo même.
Une société post-industrielle sera donc une société qui adopte et promeut des valeurs tout à fait différentes de celles qu’impliquait et imposait la société précédente. Ce changement est encore très loin d’être accompli parmi nous, mais il est amorcé dans nos esprits. Il suppose en effet, avant tout, une prise de conscience non seulement du fait de la crise dont tout le monde parle, mais des causes de cette crise en nous, dans nos mentalités, nos attitudes et nos manières d’évaluer ce qui compte le plus dans la vie.
II
La société industrielle reposait sur un certain nombre de « principes », qui allaient de soi, n’étaient pas discutés ni discutables, mais que la crise actuelle nous oblige à reconsidérer : et tout d’abord le travail comme valeur fondamentale, et les disciplines de travail ou horaires, nées avec les grandes villes au premier tiers du xixe siècle ; la production quantitative, symbolisée vers le milieu du xxe siècle par le PNB ou Produit National Brut ; la création continuelle de besoins nouveaux « justifiant », si l’on peut dire, la volonté de produire toujours plus, d’où la publicité et le marketing ; la rentabilité comme indicateur universel remplaçant l’utilité ou l’agrément ; enfin le profit calculé uniquement en monnaie, [p. 31] en avoir abstrait, jamais en termes de bien-être, de mieux-être, de plus être, affectif, ou psychique, ou spirituel.
Le référentiel de ce système de valeurs était la croissance ; mais une croissance indéfinie, sans autre mesure que numérique, une croissance qui n’avait donc rien de commun, sauf le nom, avec la croissance vivante au sens authentique du terme, celle des plantes, des animaux et de l’individu humain, croissance qui, elle, comporte son programme génétique, ses propres lois d’épanouissement, de maturité, de déclin et de mort, en vue de naissances nouvelles. Le référentiel absolu de la société industrielle était donc — et demeure encore pour la majorité de nos contemporains — la croissance sans lois internes, sans principe d’autorégulation, l’accroissement indéfini de tout ce qui peut être mesuré, pesé et compté, et de cela seul.
Ce que nous pouvons nommer aujourd’hui société industrielle — parce que déjà nous concevons quelque chose, au-delà — je le définis comme l’époque où l’homme devait s’adapter à l’industrie, à la consommation, donc à la production, sans cesse accrues, et où, selon la phrase fameuse de Georges Pompidou « Paris devait s’adapter à l’automobile ».
La société post-industrielle, à mes yeux, aura pour première caractéristique d’inverser cette déclaration et de dire que, dorénavant, c’est l’automobile qui doit s’adapter à Paris — c’est-à-dire l’industrie à l’homme.
Le passage de la société industrielle à une société post-industrielle, je crois qu’on pourrait le résumer aussi par le contraste entre les attitudes de deux des plus grands patrons d’aujourd’hui.
En 1973, Henry Ford II déclarait avec une belle sobriété : « Nous sommes là pour produire des automobiles, non pas pour assurer le bonheur du genre humain. »
La semaine dernière, dans une interview sur la crise, Giovanni Agnelli a répondu : « L’important, ce sont les hommes et non les firmes. »
[p. 32] Il me semble que tout le contraste entre les deux types de sociétés est là : besoins de l’industrie ou besoins de l’homme ?
C’est sur l’opposition de ces deux conceptions que je voudrais vous présenter quelques remarques et suggestions.
III
Au travail, vertu fondamentale de l’ère industrielle, allons-nous opposer sous le nom de loisirs, la diminution du nombre des heures par jour, des jours par semaine, et des années d’activité minutées à l’usine ou au bureau ? C’est la position simpliste des syndicats : elle relève encore beaucoup trop de la mentalité industrielle, qui oppose radicalement travail et absence de travail, sans analyser ni la nature du travail, ni le contenu des loisirs. L’homme industriel en principe travaille trop, parce qu’il faut que la firme produise toujours plus. La vie humaine se voit dès lors subordonnée au rendement. Opposer à cette notion celle de loisir n’est pas encore changer de plan. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en 1765, définissait le loisir comme « le temps vuide ».
Mais le « temps vuide », comme toute espèce de vide, est pure angoisse. Il n’y aura pas de société post-industrielle tant que la seule alternative au travail sera le chômage, véritable « temps vide ». Ce que la société nouvelle doit apporter, c’est le dépassement de l’opposition de nature entre travail et loisir. C’est instaurer l’artisanat et l’art, la trouvaille poétique bricolée dans la vie quotidienne, c’est-à-dire les activités inventives et imaginatives, où tend à disparaître la distinction entre labeur et jeu, entre la peine qu’on prend et le plaisir qu’on en a, entre les contraintes de la matière et la liberté de l’esprit qui la façonne, dans le temps plein, la plénitude manifestée des facultés créatrices de chacun.
J’ajouterai que la société post-industrielle devrait aussi permettre à tout homme de ne pas consacrer une part exagérée du produit de son travail à payer ses trajets vers son travail, c’est-à-dire à dépenser pour être payé, ou à payer pour pouvoir gagner une vie qu’il n’aura même plus le temps de vivre !
IV
Le nœud du problème, le lieu de l’affrontement décisif, se situe donc dans la définition des besoins humains.
La société industrielle, quoi qu’on en dise, n’est pas née pour satisfaire des besoins réels de l’homme, mais bien pour les utiliser, et puis pour les multiplier. Elle n’a jamais cessé de fomenter, de susciter en vue de son profit des besoins neufs, artificiels, quitte à s’en prévaloir ensuite, une fois ces besoins devenus invétérés, pour invoquer les prétendus impératifs de leur croissance provoquée. Le meilleur exemple que l’on puisse donner d’un tel processus, c’est de toute évidence celui de l’automobile.
À l’automne de 1875, il y a cent ans exactement, un petit paysan de 12 ans nommé Henry Ford, croise à huit miles de Detroit ce qu’il appelle « une locomotive routière ». Il a vécu ce jour-là, dit-il, son « chemin de Damas » : « Dès l’instant où je l’aperçus, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été de construire une bonne machine routière », écrira-t-il dans son autobiographie. En 1892, il construit sa première voiture. « On la considérait plutôt comme une peste, écrit-il, à cause de son vacarme qui effrayait les chevaux. » Elle restera longtemps unique.
Certes, plusieurs inventeurs en ont fait autant avant lui, mais il n’existe encore dans le monde guère plus de voitures que d’inventeurs, et ces fantaisies pour millionnaires resteront sans lendemain, si l’on en croit les autorités de l’époque. Ainsi, le Brockhaus, dictionnaire encyclopédique allemand, écrit en 1880 : « Automobile : nom qui a quelquefois été donné à de curieux véhicules mus par un moteur à explosion… Cette invention, aujourd’hui oubliée, n’a connu qu’échecs et désapprobations des autorités scientifiques. » Deux ans plus tard, Clemenceau écrira dans son journal : « Dangereuse, puante, inconfortable, ridicule assurément, vouée à l’oubli rapide, telle est la voiture automobile que Messieurs Benz et Daimler viennent de présenter au Kaiser Guillaume. » (Il sentait juste, mais l’avenir donnera tort à son pronostic.) Le gouvernement [p. 34] anglais interdit le nouveau moyen de transport, tandis que le gouvernement français tente de l’adapter à « la science militaire ». Le jeune Ford, lui, marche à l’étoile, avec toute l’assurance que peuvent donner aux ambitions d’un petit campagnard son ignorance du reste du monde, son puritanisme naïf et le soutien de la morale utilitaire qui règne sans problème sur les États-Unis depuis l’époque de Benjamin Franklin. Sous une écorce rude, il cache une stupéfiante insensibilité. Ce qui ne l’empêche pas du tout de désirer très sincèrement faire du bien à l’humanité. C’est même là le motif principal de la discipline forcenée qu’il imposera plus tard à ses ouvriers, afin de les détourner du vice, fils des loisirs. En 1899, il fonde une première entreprise de construction d’automobiles. Et il note à ce moment-là, — et je vous prie de savourer la phrase, elle le mérite ! — « Ma résolution pouvait passer pour téméraire, car à cette époque-là, il n’y avait pas de demande pour les automobiles… et même une répugnance du public… » Phrase inouïe, constat vertigineux, aveu du siècle à son tournant !
En quelques décennies, par la publicité et par elle seule — la réclame, comme on dit alors —, Ford va changer tout cela. C’est dire qu’il va changer la nature même des besoins de l’homme occidental, et surtout la conscience que l’homme a de ses besoins, en faisant passer au premier rang le plus artificiel et le dernier venu. En 1909 il vend dix-huit-mille voitures, mais dix ans plus tard, un million. Quand il meurt en 1947, la General Motors et la Ford Company sont les deux plus grandes firmes du monde. L’industrie de l’auto domine la conjoncture et détermine l’évolution mondiale de presque toutes les autres industries. Et cette automobile, pour laquelle il n’y avait pas de demande, et même une certaine répugnance au début de ce siècle, est devenue le besoin numéro un de la plupart des Occidentaux.
Mais ce n’est pas encore le plus curieux de l’histoire. Née du rêve typiquement adolescent de partir au hasard sur les routes de campagne, l’auto voit sa fonction primitive inversée dès qu’on la multiplie par des millions. Elle mène à l’usine, au bureau, plus souvent que vers les vacances. Elle détruit les [p. 35] campagnes dont elle était censée nous restituer le charme, et provoque d’immenses destructions de champs, de forêts, de rivages inexorablement bétonnés — déjà 18 % du territoire hollandais. Ses vapeurs obscurcissent, en plein midi, le ciel de nos grandes villes. Mais voici qui est encore plus fou : elle jette l’économie de nos démocraties occidentales dans la dépendance humiliante de quelques émirs de droit divin, avec des conséquences politiques qui relèvent du carambolage non calculé et peuvent à tout instant devenir tragiques pour la survie de l’État d’Israël et pour la paix en général. Enfin, et c’est le comble, née pour la vitesse, l’automobile, dans les avenues de New York ou de Paris, permet de faire du quatre ou cinq à l’heure, qui est la vitesse d’un piéton peu pressé, et par l’embouteillage crée l’immobilité sous sa forme la plus exaspérante.
Tout cela n’empêche nullement le petit-fils d’Henry Ford de déclarer tout récemment : « Nous ne sommes plus accoutumés à aller où que ce soit autrement qu’en auto. Les trains reviennent à la mode, mais ce n’est qu’une passade. Ce pays a développé une manière de vivre particulière à cause de l’automobile, et vous ne pouvez plus changer cela en poussant un bouton. »
L’aventure de l’Auto est bouclée. Le besoin qui n’existait pas est devenu prioritaire. L’Américain moyen — et nous donc ! — est prié de s’en tenir au mode de vie instauré par l’Auto, et qui favorise les ventes.
V
Vous me pardonnerez, je l’espère, de m’être un peu étendu sur le chapitre sans doute le plus illustratif de la société industrielle. C’est parce que des valeurs nouvelles existent et agissent en nous déjà, que les valeurs « fordiennes » nous apparaissent bizarres, ou puériles, et souvent même scandaleuses. Cette réaction est, à mes yeux, l’indicateur très certain du déclin d’une certaine société, autour de nous, et de la proche émergence d’une société nouvelle, [p. 36] en nous d’abord. Et pour décrire ses caractéristiques, il nous suffira donc maintenant d’inverser la plupart des valeurs qui ont assuré le succès d’Henry Ford.
Partant de l’idée que les solutions à notre crise économique ne sont pas économiques, mais spirituelles, morales et psychologiques, je poserai au fondement de tout le respect de chaque personne humaine, là où la société industrielle respectait avant tout le profit, non moral, ni social, mais financier. Qu’on m’entende bien : je n’ai rien contre le profit en soi, que tout le monde approuve en pratique. Mais je suis contre le profit considéré comme référentiel absolu, comme « mesure de toutes choses » remplaçant l’homme, remplaçant le civisme, remplaçant l’amour du prochain, et passant avant tout cela, s’il faut choisir. Car le profit n’est pas un principe de mesure pour l’homme, ni pour la cité. Il n’est qu’un chiffre. Il ne relève pas du vivant, il n’est pas autorégulé, et par suite, ne peut être agent de régulation, comme la personne. Il est donc un principe de démesure systématique, destructeur de l’humain autant que de la nature.
Dans la nouvelle société, le progrès recherché sera vers le mieux, non vers le plus. La croissance aura pour limites les conditions de l’équilibre vivant. Elle sera désacralisée comme le profit, orientée vers la vie meilleure, vers la satisfaction réelle, non vers l’avidité de consommation intoxicante ; vers la compétition éthique plutôt que financière, ou militaire, ou nationale ; et vers le souci d’être utile plutôt que redoutable à ses voisins, qu’il s’agisse de personnes ou d’États.
La société industrielle veut augmenter sans cesse l’empire des besoins, parce que c’est le besoin qui soumet l’homme aux forces matérielles, aux « impératifs techniques », et aux « nécessités économiques », dont les clés sont détenues finalement par l’État. Sous prétexte de nous enrichir, elle nous rend donc de plus en plus nécessiteux, dépendants des besoins matériels qu’elle multiplie par la publicité. La société nouvelle, visant à satisfaire au lieu d’exciter les besoins, cherchera les moyens de les [p. 37] réduire sur le plan matériel ou physique, pour leur donner libre carrière dans les domaines moraux, culturels, spirituels, où « le ciel seul est la limite », comme disent les Américains.
Il nous faut un nouveau marketing, qui analyse les besoins réels, et non les possibilités de vendre plus. L’ancien décelait les besoins virtuels, induits par la publicité, ou déduits de courbes de consommation qu’on tentait de relever jusqu’à l’exponentiel. Le marketing a introduit de la sorte un élément de perversion des désirs : et voilà bien la pire aliénation !
Il nous faut retrouver des mesures, gagées sur l’homme, traduisant les données constitutives de la personne. Ces mesures nous interdiraient de multiplier (comme le fait la croissance industrielle) n’importe quoi par n’importe quel chiffre : car cette opération, si elle accroît le PNB, n’en a pas moins pour effet d’inverser totalement le sens de la fonction d’un phénomène. Exemples : si vous multipliez par dix les dimensions de votre escalier, les marches auront alors deux mètres de haut ; pour les gravir, il vous faudra l’aide d’une échelle, et c’est précisément ce que l’escalier avait pour seule fonction de vous éviter. Nous avons vu que la prolifération illimitée de l’automobile aboutit à l’embouteillage, soit à la vitesse zéro. De même, la prolifération exponentielle des armements paralyse en pratique les mieux armés, comme on l’a bien vu au Vietnam. Enfin, les villes : les mégalopoles du xxe siècle ne sont plus administrables, ni en fait gouvernées, comme on le voit ces jours-ci à New York ; et les hommes y sont seuls en masse : livrés au scepticisme et à la délinquance. Cette dégradation des relations humaines, née des grandes villes, devrait à mon sens faire l’objet d’un nouveau rapport dramatique au club de Rome.
Contre le gigantisme, un grand industriel anglais, E. M. Schumacher, lançait il y a deux ou trois ans, un slogan qui est en train de faire fortune : Small is beautiful. Non que la petitesse soit bonne en soi : c’est une question de proportions. Mais il est clair que nos trop grands États croient devoir se doter d’armements à leur taille. Si l’on ne peut pas [p. 38] réduire la masse critique d’une bombe H, ne faut-il pas réduire la taille de ceux qui seraient tentés de s’en servir ? Si la guerre est le pire désastre qui menace aujourd’hui le genre humain, n’est-il pas urgent et vital de substituer aux États-nations souverains des pléiades de régions ou de très petits États « incapables de faire de grandes bêtises » comme aimait à le dire Einstein, citant son ami hollandais le physicien Hendrijk Lorentz ?
J’aurais dû vous parler de la technologie douce, qui, dans la nouvelle société, doit remplacer nos techniques dures et polluantes, de même que l’énergie solaire doit remplacer les centrales nucléaires, ces idoles maléfiques d’une société de gaspillage à bout de souffle…
Mais je m’arrête, je n’en finirais plus. Je terminerai sur la question qu’on va me poser, inévitable : « Votre modèle post-industriel a-t-il des chances de se réaliser ? » J’ai coutume de répondre à cette question que nous ne sommes pas là pour prévoir ou deviner notre avenir, mais pour le faire. Et que la décadence d’une société commence quand on pose la question : « Que va-t-il arriver ? » au lieu de se demander : « Que puis-je faire ? »