Quelques œuvres et une biographie de Kierkegaard (26 mai 1934)a
On rêverait, parfois, d’un protocole d’introduction des grands génies de l’étranger dans la culture de ce pays. La présentation d’un esprit de l’envergure de Kierkegaard eut légitimé, à elle seule, la création de cet Office et ses soins les plus diligents. Que d’impairs n’a-t-on pas commis à l’endroit de ce revenant du xixe siècle, depuis quelques années qu’on nous parle de lui dans les revues philosophiques et littéraires ! Probablement, il s’en fût amusé : tout ce qui touchait à l’opinion publique était pour lui bien proche de la mystification. Il eut peut-être ri de se voir présenté tantôt comme anarchiste et pourfendeur de prêtres, tantôt comme réactionnaire de stricte observance, dogmatique ; ici comme individualiste forcené, là comme ancêtre du « fascisme français » ! (au camarade Nizan l’honneur de la trouvaille.) Mais il eût certainement protesté contre une erreur qui ne relève pas de l’interprétation partisane, mais d’un simple défaut d’information, et qui consiste à faire de lui une espèce de psychologue nihiliste, un esthète retors et tourmenté, l’ancêtre du gidisme et de l’« inquiétude » littéraire. Kierkegaard, avant tout, est un chrétien ; un chrétien peu rassurant, certes, et d’une trempe exceptionnelle ; mais non pas un inquiet au sens moderne, et le contraire d’un esthète. Comme Nietzsche, avec lequel il a pas mal de traits communs, Kierkegaard nous laisse un ouvrage d’autocritique1 où il dégage le sens général de son œuvre. On peut y lire ceci, en matière d’introduction : « Je suis et j’ai toujours été un auteur religieux ; toute ma carrière littéraire se rapporte au christianisme, et en particulier à ce problème : comment peut-on devenir chrétien ? » Car, enfin, l’on ne naît pas chrétien.
Des quelques œuvres traduites jusqu’ici, un peu au hasard, il faut l’avouer, le Traité du désespoir2 est de beaucoup la plus centrale, la plus révélatrice, mais aussi la plus propre à créer du malentendu. Le titre même, que lui a donné le traducteur, prête à certaines confusions : l’œuvre, en danois, s’appelle La Maladie mortelle, et cette maladie, c’est le péché. L’impitoyable maîtrise que Kierkegaard apporte dans l’analyse psychologique du désespoir, considéré comme une maladie universelle ne doit pas nous tromper sur le dessein du livre. Nul romantisme dans cette analyse, aucune exaltation de nos démons obscurs. Au fond du désespoir, et quelles que soient les formes qu’il revête, du spleen banal jusqu’au péché contre l’esprit, jusqu’au refus d’être sauvé, il y a toujours une révolte de l’homme contre sa condition telle que Dieu l’a voulue, une négation du paradoxe de l’Amour. L’universalité du désespoir, qui est la thèse maîtresse de cette œuvre, conduirait l’homme au nihilisme absolu : mais ce péril est tout imaginaire. Car seule la connaissance du salut promis par le Christ peut nous amener à l’aveu de la réalité de notre condition. Ainsi, le chrétien, seul, connaît toute la misère de l’homme : elle lui est révélée par l’Évangile qui sauve.
La lecture du Traité n’est pas des plus aisées. Les termes hégéliens qui abondent dans les premiers chapitres donnent à cette partie du livre une apparence abstraite qui contraste singulièrement avec le réalisme brutal du sujet. Que le lecteur, pourtant, ne se laisse point arrêter par des définitions dont la substance, tôt après, se révèle admirablement concrète. Le génie familier et ironique de Kierkegaard a créé dans cette œuvre une abondance d’illustrations inoubliables. Par ailleurs, cette descente aux enfers de notre âme fait songer à Dostoïevski.
Dans La Répétition3, on trouvera confondus le poète, le philosophe, l’ironiste et le théologien. Kierkegaard nous montre un homme aux prises avec un problème sentimental douloureux, et qui cherche à le résoudre, d’abord par le plaisir, dans ses formes supérieures, puis par la sagesse morale courante. L’un et l’autre le conduisent à des impasses tragiques ; mais voici que Dieu intervient, avec la réponse terrible faite à Job. Et ce sont alors d’étranges et magnifiques lettres sur la détresse humaine devant Dieu, que le héros adresse à « son muet confident », l’auteur. Peut-être avons-nous ici les pages les plus éloquentes et les plus irréfutables d’un penseur qui sut devancer tous les problèmes de notre siècle. Le ton s’y élève à la hauteur de l’invective prophétique :
Plains-toi, l’Éternel ne craint rien, il peut bien se défendre ; mais comment le pourrait-il quand personne n’ose se plaindre comme il sied à un homme ? Parle, élève la voix, parle fort, Dieu peut bien parler plus fort, lui qui dispose du tonnerre. Mais le tonnerre est une réponse, une explication certaine, digne de foi, de première source, une réponse de Dieu, qui, même si elle foudroie, est plus magnifique que les commérages et les potins sur la justice de la Providence inventés par la sagesse humaine et colportés par de vieilles bavardes et des eunuques !
Nous voici plus près de Shakespeare que du piétisme sentimental et de l’unctio spiritualis des dévots… Mais plus près de Luther, aussi.
Je me borne à citer In vino veritas4. Non point que cet ouvrage ne mérite d’être lu par tous les amateurs de grand lyrisme intellectuel (le style admirable de ces pages a été rendu aussi bien qu’il était possible par le traducteur). Mais il ne s’agit là que du premier volet d’un triptyque dont il nous faut attendre les deux autres parties pour saisir la pleine signification.
On trouvera, d’ailleurs, une analyse détaillée des Stades sur le chemin de la vie, dont In Vino Veritas constitue l’introduction, dans l’étude biographique et critique de Carl Koch5, qui vient combler la plus grave lacune de la littérature kierkegaardienne en France. On ne saurait trop insister sur l’utilité de ce livre. Il rendra vaines, désormais, les introductions que les différents traducteurs nous ont prodiguées jusqu’ici avec autant de science que de conscience, mais qui se répétaient fastidieusement. Surtout, il situera, définitivement je l’espère, la perspective dans laquelle il faut considérer l’ensemble des écrits de Kierkegaard, et qui est celle du Point de vue explicatif.
Le livre de Carl Koch est la démonstration de l’emprise que peut exercer Kierkegaard sur un chrétien sincère, peu suspect de complaisance pour les subtilités du « Séducteur », et qui n’a pas la tête philosophique. Cette monographie est à la fois la plus objective et la plus sympathique qu’un « honnête homme » peut espérer. Du mélange d’humour et d’angoisse insondable qui nous bouleverse à la lecture des Stades, on trouvera ici l’exposé judicieux, parfois même bonhomique : ce n’est pas le moindre piquant du livre. Fallait-il souhaiter à Kierkegaard une introduction plus systématique ? Je ne le pense pas. Kierkegaard est un événement. Voici un homme qui vient nous dire, en toute simplicité, qu’il a vu l’événement, et qu’il en est encore tout remué. On le croira sans peine : il n’a pas l’air d’avoir pu inventer ce qu’il raconte. Cela donne envie d’aller voir. Or, je tiens qu’il n’y a rien de plus urgent pour nous que d’aller voir ce qui se passe dans l’œuvre du danois prophétique, ressuscité par l’angoisse moderne. Koch n’a pas simplifié ce qui n’est pas simple chez Kierkegaard. Mais il a su le décrire clairement et fidèlement, sans pédantisme et sans littérature. Tant de biographes brillent aux dépens de leur modèle ! Modeste et sûr, celui-ci nous aidera.