Les mystiques allemands du xiiie au xixe siècle, par Jean Chuzeville (2 novembre 1935)ab
L’esprit occidental n’a jamais eu d’unité harmonieuse : il est toujours tension entre deux pôles, qui d’ailleurs se déplacent sans cesse et parfois aussi changent de nom. On est tenté de résumer toutes ces tensions en une seule et unique opposition : mysticisme et action créatrice. Cette vue des plus courantes omet pourtant le fait chrétien fondamental : la foi. La foi est acte humain d’obéissance en même temps qu’elle est don de Dieu ; elle s’oppose donc à toute mystique qui ne serait qu’une fuite hors du monde, comme à toute action en révolte contre l’ordre de la Parole. En confondant la foi et la mystique, comme le fait par malheur M. Chuzeville, on contribue à renforcer un préjugé dont le bénéfice ne saurait être pour la foi. La mystique, nous dit-il, en effet, c’est « la recherche des moyens par lesquels l’âme arrive à transgresser ses limites charnelles et temporelles ». Fort bien, répondrait un marxiste, si le christianisme est cela, nous lui laisserons ses rêveries et nous nous chargerons de l’homme « dans ses limites charnelles et temporelles ». C’est aussi ce que dit l’Évangile, où il n’est pas question de mysticisme.
Ceci marqué, qui est plus qu’une réserve, il convient de remercier M. Chuzeville de nous avoir ouvert par son anthologie tout un monde spirituel et poétique plein de dangers et de merveilles. Le choix des textes me paraît des plus heureux, la traduction ferme et coulante. La plupart des mystiques que M. Chuzeville nous révèle sont inconnus du public français, Novalis et Ruysbroeck mis à part ; et beaucoup sont de grands poètes, des philosophes terriblement concrets : Suso, Tauler, Franck et Weigel, et surtout Boehme le gnostique. Pour Paracelse, on s’étonnera sans doute de le voir figurer dans un choix de « mystiques », alors qu’il est le premier défenseur de l’expérience. Mais la beauté des textes cités fait pardonner bien volontiers cette erreur de classification. En vérité, les mystiques allemands nous apparaissent surtout intéressants dans la mesure où ils annoncent le lyrisme et la philosophie d’une des plus hautes périodes de l’esprit humain. J’entends le premier romantisme allemand, encore si mal connu chez nous. Il est grand temps que nous rendions hommage à ce ver sacrum de l’esprit germanique. Il est grand temps que nous relevions ces titres de noblesse spirituelle momentanément méprisés par leurs héritiers directs. Et cela vaudrait mieux, à coup sûr, que de rééditer des calomnies usées sur un Luther qu’on n’a jamais lu ; l’introduction de cette anthologie contient, à cet égard, de navrantes divagations ; Luther ancêtre du racisme, par exemple !