Selma Lagerlöf, conteur de légende (3 juillet 1937)a
L’art de conter pour le plaisir se perd. Et peut-être, avec lui, l’art tout court. Dans la littérature du xxe siècle, il n’y a plus de grands mythes, il y a des analyses. On part de « faits d’observation » et l’on essaie d’en tirer de la vie. Mais ne serait-ce pas que l’on ne sait plus créer de la vie ? On s’efforce de la décrire, ou pis encore, de l’expliquer… Le romancier moderne apparaît étrangement dépourvu de ce pouvoir « fabulateur » qu’il était censé détenir. (Déjà M. Weidlé, dans ses Abeilles d’Aristée, constate le « crépuscule des mondes imaginaires ».) On n’aime plus inventer, mais on veut découvrir, à la manière de l’homme de science. Et tout l’effort de l’écrivain se porte alors sur l’analyse des motifs secrets d’une action. La méthode consistant trop souvent, il faut le dire, à tenir pour vrai ce que l’on juge le plus bas. Ainsi l’on en vient peu à peu, par désir de se montrer original, à tenir pour acquis que les « vertus » sont de ces illusions qui ne résistent pas à l’analyse, et qu’un auteur sincère se doit de démasquer. Tout se ramènerait à la physiologie, ou à l’argent.
Il ne fallait pas moins que le génie plein de malices d’une Lagerlöf pour renverser d’un coup cette apparente fatalité. Kipling meurt, et l’on dit : c’était le dernier conteur. La même année paraît le grand triptyque des Löwensköld1. Et, grâce à lui, nous pourrons rire de nouveau de cette « défense d’inventer » qui terrorise les romanciers du xxe siècle.
Selma Lagerlöf sait encore que l’origine de tout l’art du récit, c’est la légende. Une atmosphère d’enfance retrouvée — qu’on lise les souvenirs qui composent Morbacka2 — voilà le milieu-mère de l’imagination. C’est une légende, Gösta Berling, qui inaugure l’œuvre entière de l’auteurb. C’est une légende encore qui donne le départ à ce roman des Löwensköld, et porte sur lui de grandes ombres. Il y puise sa vie secrète, il en reçoit des dimensions nouvelles : mystère, fatalité, présence d’une tradition. À vrai dire, on ne croit guère à ce pouvoir mortel d’un anneau dérobé dans une tombe (L’Anneau des Löwensköld). L’auteur lui-même sourit entre les lignes. (Mais, seule, la naïveté moderne se figure qu’une légende doit être crue, comme on croit les journaux, par exemple, et s’en indigne, et refuse de marcher !) Le vrai « miracle », ici, c’est le parti romanesque que Selma Lagerlöf a su tirer du mythe. Et c’est aussi la profusion géniale des inventions concrètes — une à chaque page, au moins — qui peu à peu illustrent la psychologie la plus secrète des héros. L’on prie de croire, d’ailleurs, que ces héros sont bien assez complexes pour notre goût moderne ! Et que l’« analyse des motifs » est ici d’une fort malicieuse lucidité. Mais elle s’opère par le seul jeu des faits, jamais en marge de l’action, sous forme de méditation ou d’analyse. Toutes les ressources du conte populaire et de l’imagerie sentimentale et romanesque, qu’on croyait épuisées depuis les Victoriens, retrouvent ici leur grâce et leur prestige. Une ironie sereine, à peine amère, les décape de toute niaiserie, et déjoue toutes les conventions. Surtout, un rythme merveilleux de souplesse, d’imprévu et d’aisance, entretient tout au long de la lecture une euphorie de l’imagination dont nous pensions que le secret s’était perdu avec l’enfance. Comme on sent que l’auteur s’amuse de sa maîtrise : Lagerlöf, ou la gloire de conter !
Plusieurs douzaines de personnages, des familles et des isolés, des monstres, des bourgeois, des paysans, une belle jeune fille de la noblesse, une bohémienne, un jeune pasteur fanatique, une dévote écœurante et perverse, — cela suffirait pour animer un roman romantique de la grande tradition. Mais tout ce pittoresque humain revêt un drame spirituel, le drame de l’absolu chrétien qui détruit tout dès qu’il agit sans charité (thème fréquent dans la littérature nordique). C’est à l’avant-dernière page seulement que le sens profond de l’œuvre entière est formulé : « Celui qui veut être un disciple du Christ sans avoir l’amour des hommes est condamné à aller à sa perte et à y conduire les autres ». À ce moment aussi, l’on s’aperçoit que la fatalité de la légende a bel et bien dominé tous ces êtres, malgré leur scepticisme ou leurs bravades, dans la mesure où les religions obscures dominent ceux qui n’ont pas la foi. Seule une prière désespérée, de pur amour, rompt le charme forgé par le péché. Au symbole de l’anneau volé, maintenant privé de son pouvoir maléfique, répond le symbole d’un engagement humain librement consenti devant Dieu ; un anneau nuptial retrouvé.
Le premier tome — L’Anneau des Löwensköld — contient le récit de la légende. Les deux tomes suivants — Charlotte Löwensköld et Anna Svärd — forment un seul roman, aux péripéties magistralement variées et fuguées. À défaut de tout résumé imaginable, j’aimerais citer ici une seule de ces « situations » que Lagerlöf noue et dénoue dans chaque chapitre avec une prodigalité vraiment géniale.
Le jeune pasteur Karl-Artur Eckenstedt vient de se brouiller avec sa belle fiancée, Charlotte Löwensköld. En la quittant, il lui a crié qu’il n’épouserait qu’une femme que Dieu lui aurait désignée. La première qu’il croisera en allant au village, si elle n’est pas mariée, deviendra sa compagne. Il sort. Il s’en faut de peu qu’il ne rencontre dès les premiers pas une vieille mendiante sourde. Une voiture le dépasse, conduite par une riche jeune fille des environs, mais cela ne compte pas, car il est entendu que la femme désignée par Dieu doit venir à sa rencontre. Un peu plus loin, il entend chanter : c’est la fille de l’aubergiste, qui a fort mauvaise réputation. Mais elle ne s’engage pas sur la route, elle s’arrête dans un pré voisin. Karl-Artur doute, tremble, et marche toujours. Voici venir, à sa rencontre cette fois-ci, la plus pauvre orpheline du village ; elle est défigurée par une énorme tache de vin. Faudra-t-il accepter ce martyre ? Déjà, le jeune homme s’y résigne… À quelques pas de lui, elle tourne à droite. Il poursuit son chemin dans une exaltation croissante, priant et reprenant courage. Soudain une femme sort du jardin juste en face de lui ; une jeune Dalécarlienne, dans son costume de marchande ambulante. « Elle brillait comme une rose sauvage. » Il s’arrête. « Tu me regardes comme si j’étais une bête curieuse, dit-elle. On croirait que tu as rencontré un ours ! » C’est Anna Svärd, la femme que Dieu lui envoie, qu’il épousera envers et contre tous. Elle ne sait ni lire ni écrire.
On peut surprendre, dans cette scène étonnante, l’un des secrets de l’art de Selma Lagerlöf. L’invention romanesque n’est ici que la « mise en pratique » d’une attitude spirituelle extrême. La phrase de Karl-Artur lâchée, il suffit de la prendre au mot : elle commande tout naturellement une suite d’incidents pittoresques ou dramatiques, à quoi l’auteur ne se prive pas d’ajouter quelques traces d’humour, comme pour purifier l’émotion. Mais pour qu’une telle phrase soit dite, il faut des âmes fortement tendues. Et pour que cette même phrase soit aussitôt mise en pratique par le héros, sans nulle invraisemblance, il faut que ce héros soit un croyant d’une certaine trempe. Derrière Karl-Artur, en effet, il y a la tradition des puritains, mais aussi tout l’absolutisme religieux du Brand d’Ibsen, de Kierkegaard, de Luther. Et à côté du fanatique, voici Charlotte, avec sa piété sobre et son bon sens impérieux, voici Théa, la sectaire doucereuse, et Anna Svärd, « distinguée entre toutes » par le miracle, et qui l’accepte avec humilité. Et cinquante autres personnages, des foules aux foires, la vie commune du bourg et des paroisses. C’est vraiment toute l’humanité suscitée et instruite par la Réforme, c’est un pays entier sous la lumière de la Parole, qui trouve ici son expression. Tout respire largement, tout vit et se transforme, non pas seulement selon les lois des passions, des cœurs et des corps, mais aussi selon la liberté, souvent plus folle encore, des âmes. Plénitude de la poésie ! Et le spectacle le plus émouvant que nous donne cette œuvre admirable, c’est celui du travail de la foi dans la réalité totale d’un peuple, qu’elle trouble, assemble, juge et sauve.
Rien de plus passionnant, pour qui vient de lire les Löwensköld, que de retrouver dans les souvenirs publiés sous le titre de Morbacka les origines biographiques, les sources vives de ce jaillissement d’inventions. Morbacka, c’est comme une anthologie de scènes mineures des grands romans de Lagerlöf. On y admire, appliquées au réel, toutes les vertus subtiles, tout le « métier » de l’écrivain : cette façon de ne pas insister, de laisser le lecteur seul avec l’émotion, cette malice cordiale, cette variété et, à la fois, cette économie de moyens.
On y retrouve aussi, décrits l’un après l’autre, tous les éléments historiques, décors, personnages et coutumes, que les romans mettront en œuvre : il n’y manque rien que le rythme, c’est-à-dire la part libre du génie, de l’imagination fabulatrice. Et c’est là que je vois le très grand intérêt de ces souvenirs — dont le charme, d’ailleurs, suffirait bien à nous retenir : ils nous permettent de mesurer d’un seul coup d’œil l’apport proprement artistique, la création, le don au double sens du mot, de l’auteur du triptyque des Löwensköld.
Il faut avouer que le milieu où Selma Lagerlöf a grandi paraît favoriser plus qu’aucun autre le déploiement des pouvoirs de la fable. Ces presbytères campagnards — que de pasteurs dans la famille des romanciers du Nord ! — environnés de paysages de rêve, de superstitions folles, de folles vertus, de coutumes doucement tyranniques, tout cela semble disposé pour que se nouent les drames complexes dont s’est nourri depuis cent ans le grand roman occidental : vies intérieures profondes, structure sociale stable et puissante, décor naturel envoûtant, intimement mêlé aux sentiments des personnages. Considérez ces trois facteurs dans le roman de la grande époque (xixe siècle) et voyez si leur décadence ne suffit pas à expliquer la crise actuelle du genre dans notre société.