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Le mouvement des groupes — Kagawa (4 août 1934)a

Le « Mouvement des Groupes », ou Mouvement d’Oxford, est un des faits spirituels qui serviront à fixer la signification de notre époque. Son influence, limitée d’abord aux pays anglo-saxons, s’étend rapidement depuis quelques mois en Allemagne, en Suisse, à Paris même. Né dans les universités, il paraît destiné à répondre d’abord aux préoccupations des intellectuels, mais il y répond de telle sorte qu’il abolit rapidement les barrières convenues entre intellectuels, hommes d’affaires, prolétaires et bourgeois. J’ai assisté cet hiver, à Paris, à l’une des rencontres du Mouvement : il y avait là une vingtaine de personnes, un pasteur, une bouchère, un banquier, une dactylo, un peintre juif — c’était dans son atelier — et une grande vedette de music-hall dont la présence discrète n’étonna personne. De quoi s’agissait-il ? Ni de théologie, ni de problèmes sociaux, ni de morale ; ni même d’évangélisation. Il s’agissait de mettre en commun des difficultés intimes, d’entrer dans le concret du christianisme. Une dizaine d’entre nous parlèrent, sans artifices ni gêne, ni excès d’aucune sorte. À plus d’une reprise, j’eus l’impression, qu’on a rarement de nos jours, d’entendre des gens dire la vérité sur eux-mêmes. Je sortis assez déçu, comme on sort en général de toutes les rencontres prévues. Ce que je savais du Mouvement m’avait fait espérer, secrètement, autre chose, peut-être des confessions sensationnelles. J’avais tort, et l’on s’en convaincra en lisant le petit livre d’Harold Begbie, Vies transformées1, qui raconte les origines du Mouvement et cherche à décrire son esprit.

Ce n’est pas le meilleur livre qu’on ait écrit sur les Groupes. Mais enfin, c’est le seul qui existe en français, et il contient un certain nombre de faits assez bouleversants pour qu’on passe sur les interprétations personnelles que nous en propose l’auteur. (Begbie est un de ces « informateurs » brillants et cordiaux, un peu trop souriants, comme on en trouve dans les pays anglo-saxons. On lui doit, entre autres, un ouvrage fameux sur l’Armée du salut.)

Le Mouvement des Groupes est né après la guerre, de l’activité purement individuelle d’un jeune pasteur américain, Frank Buchman. On a écrit de lui : « Ce qui frappe chez Buchman, c’est son incapacité proprement géniale à penser abstraitement. » Dès le début sa pensée directrice est essentiellement personnaliste. La rénovation de l’homme ne se fera jamais par le moyen de mouvements de masse, ni par des organisations, ni par des corps constitués mais par des hommes concrets, agissant dans le cercle concret de leur vie. La seule question qu’il y ait donc lieu de poser est celle-ci : comment atteindre les hommes dans le concret de leur existence ? Buchman constate la faillite lamentable de l’évangélisation standardisée à l’américaine, et de toutes les « méthodes morales », puritaines. Volontaristes, pragmatistes, optimistes, scientifiques, etc. Il voit la réalité fondamentale du christianisme primitif dans le contact d’homme à homme, dans la confession mutuelle des péchés et le « partage » (sharing) des grâces reçues, il sait qu’on ne peut être chrétien que totalement, personnellement, activement. N’allons pas croire qu’il s’agisse là d’une nouvelle forme de pragmatisme américain. Dire que la foi n’est réelle que là où elle se réalise ne signifie pas qu’il faille agir à tout prix. L’activiste moderne n’est souvent qu’un agité. Le philanthrope et le puritain rigide ne sont souvent que des acteurs. Seule la foi peut nous rendre actifs lorsqu’elle nous engage dans une relation concrète avec le prochain. Mais comment s’engager dans cette relation ? L’erreur des chrétiens, trop souvent, c’est qu’ils s’efforcent d’endoctriner ceux qu’ils rencontrent. Le « partage » préconisé par Buchman ne ressemble pas à ces tentatives de violation de domicile moral. Pour entrer en contact avec les hommes, il n’y a qu’un moyen : c’est de leur ouvrir sa maison. D’où les confessions privées ou publiques, qui sont l’un des traits marquants de l’activité des Groupes. Qu’il y ait là un danger réel d’exhibitionnisme, les membres des Groupes ne sauraient le nier. Mais qu’il y ait là aussi le moyen de faire tomber les barrières morales qui séparent nos contemporains, l’on s’en persuadera facilement en lisant les récits de Begbie.

Les disciples de Buchmann, — il refuserait cette expression — n’ont pas constitué d’organisation. Ils n’ont pas de registre des membres, ils ne nomment pas de comités, ils ne publient pas de revues, ils ne sont pas une secte ni une nouvelle Église. Ils travaillent par petites équipes. Ils voyagent beaucoup et vont où l’Esprit les appelle. Ils partent bien souvent sans autre raison que la certitude qui leur vient de pouvoir être utiles à tel endroit où Dieu leur dit d’aller. La chronique des rencontres miraculeuses qu’ils ont ainsi vécues remplirait des volumes, et nourrit leurs entretiens. À lire certains récits du meilleur livre qu’on ait fait sur le Mouvement, For Sinners only (Pour les pécheurs seulement), de J. Russell, on découvre des possibilités humaines que le conformisme et la psychologie modernes semblaient avoir abolies dans le monde. C’est l’irruption de Dostoïevski dans la bourgeoisie bien-pensante. Le pittoresque, le pathétique de l’aventure que vivent quotidiennement les membres des Groupes pourraient devenir pour eux un danger assez grave. Il y a là un risque indéniable : celui de naturaliser la foi, de s’attacher aux résultats visibles et frappants, de retomber ainsi dans la vieille croyance à la sanctification par les œuvres. Karl Barth et ses amis n’ont pas manqué de critiquer vivement certaines des suppositions théologiques qu’implique l’attitude de Buchman. Car ce n’est pas assez que de se refuser à parler de théologie sous prétexte que c’est abstrait : encore faudrait-il se garder de vivre une théologie équivoque. À quoi les membres du Mouvement des Groupes peuvent répondre que leur œuvre se développe dans une atmosphère de franchise, d’autocritique, de sobriété spirituelle qui la préserve de la plupart des excès qu’on imagine. Peut-être la plus sûre leçon des Groupes est-elle dans leur vision concrète de l’homme et de l’action de Dieu sur l’homme. Dans l’incroyable verbalisme de notre temps, dans cet embouteillage de doctrines et de programmes où nous sommes pris, le seul message utile est celui qui nous révèle une tâche proche, des hommes pour lesquels nous puissions être le prochain. Et quand ce livre n’aurait pas d’autre valeur, il a celle-là, qui compte, de nous montrer comment les hommes de ce temps peuvent devenir des hommes réels.

Il se peut que Kagawa soit l’homme le plus réel d’aujourd’hui. Je dirais qu’il est le plus grand, si la mesure de la grandeur, dans sa vision, n’était pas exclusivement dans la réalité qu’un homme incarne. Qui le connaît en France ? Claudel, quelques revues protestantes en ont parlé. C’est tout. Nos grands journaux ignorent quelques-uns des événements décisifs de l’histoire contemporaine. Kagawa est le chef du Jeune Japon, l’écrivain le plus fécond et le plus populaire de son pays, une puissance sociale et religieuse dont l’Occident ne connaît pas d’exemple. Un récit autobiographique et romancé de sa jeunesse a paru en français, il y a deux ansb. Aujourd’hui, l’un de ses collaborateurs nous donne un portrait plus complet et quelques extraits de ses œuvres2.

Fils d’un conseiller de l’empereur et d’une danseuse, Kagawa se convertit au christianisme pendant ses études et déclare renoncer à toute fortune. Sa famille le destitue de ses privilèges aristocratiques. Il embrasse la pauvreté, s’enfonce dans les slums de Kobé, décide qu’il n’aura pas d’habitation plus vaste que celle du plus pauvre habitant du quartier, et non content d’y vivre dans un dénuement absolu, ouvre sa chambre aux misérables sans-abris. Ses trois premiers hôtes sont un galeux, un alcoolique qu’il nomme la « statue de cuivre » à cause de son immobilité presque totale, et un assassin dont les nuits sont hantées par les apparitions de sa victime. Ils dorment côte à côte. D’autres viennent : il faut écarter les parois de la pièce pour permettre à chacun de se coucher. Kagawa les nourrit de son travail. Parfois, ils se révoltent contre sa bonté souriante, fracassent sa vaisselle, lui tirent dessus. Il s’échappe et revient le lendemain. Il prêche dans le quartier des prostituées, souvent lapidé. Épuisé par la tuberculose et une maladie des yeux, il arrive qu’il s’effondre pendant ses discours. Il écrit une Psychologie de la pauvreté et un roman dont le tirage atteint 250 000 exemplaires. Son œuvre s’étend dans les slums. Mais à ce moment le machinisme s’introduit au Japon, augmentant la misère avec le nombre des ouvriers. Kagawa fonde la fédération japonaise du travail et prend la tête du mouvement ouvrier. Il conduit une première grève de 30 000 dockers et rédige leur manifeste. « Les ouvriers sont des êtres humains et non pas des articles dont on trafique suivant une échelle de salaires basés sur l’état du marché. » On le met en prison. Il y écrit en treize jours un roman : L’Archer tirant contre le soleil. Accueilli à sa sortie de prison par une foule en fête, il entraîne une centaine d’enfants au bord de la mer pour célébrer la liberté. Sa ligne de bataille s’étend. Il crée l’Union des paysans. Il évangélise. Il devient le « fou du Christ ». À peine a-t-il réussi à faire reconnaître légalement le syndicalisme qu’il a créé, le voilà qui lance une campagne pour la christianisation du Japon, une autre contre la guerre de Chine. « La société contemporaine est une invalide, mentalement dégénérée, écrit-il. Les banques, l’armée, les maisons de prostitution, les cabarets, les magasins de tabac, les journaux, ne sont-ils pas autant de symptômes d’aliénation mentale ? La société de nos jours manifeste une tendance au crime. Elle est devenue folle par sa faute, Dieu seul peut la guérir. » Les marxistes n’aiment pas ce radicalisme, qui n’est pas conforme à leur doctrine. Ils l’attaquent violemment : « Enterrez-le ! Enterrez Kagawa ! », proclame le parti communiste de Kobé en 1925. Et quelques années plus tard, une ligue réactionnaire fait poser des affiches où elle reprend des termes semblables : « Brûlez-le, brûlez Kagawa ! C’est un révolutionnaire redoutable. » Ainsi criait-on contre les prophètes.

Kagawa est aussi un grand mystique, c’est-à-dire un grand poète. Le livre d’Axling nous donne d’admirables citations de ses Méditations. Si les romans de Kagawa l’ont fait comparer à Gorki, ses poèmes en prose sont d’un franciscain. Il y a en lui un amour des objets, un sens de la nature, une compréhension des symboles qui appartiennent au génie japonais tel que Claudel nous l’a décrit, mais auquel le génie chrétien ajoute une dimension humaine particulièrement émouvante.