Campus n°149

Le mystère des mégalithes de Sénégambie

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On connaît les rites funéraires des populations anciennes ayant vécu autour du fleuve Gambie grâce aux dizaines de milliers de mégalithes qu’elles ont érigés. Mais qu’en est-il de leur mode de vie ? Adrien Delvoye, archéologue à l’Unité d’anthropologie, compte le découvrir.

 

«La vie dans la vallée du Fleuve, la nourriture sur les côtes et la mort à l’intérieur des terres. » Cette boutade circule parmi les archéologues actifs en Sénégambie (c’est-à-dire l’aire qui recouvre les bassins des fleuves Sénégal et Gambie en Afrique de l’Ouest). Elle traduit le fait que les fouilles et les recherches menées dans cette région ont fait apparaître du fond des âges quatre vastes zones aux caractéristiques distinctes et un peu rapidement désignées comme des « provinces culturelles ». La première s’étend autour du fleuve Sénégal au nord et elle est dominée par des vestiges d’établissements humains. La deuxième suit les rives atlantiques à l’ouest et est riche en imposants amas de coquillages, autant de restes de repas accumulés depuis des siècles. Les deux dernières recouvrent le centre du pays et le bassin du fleuve Gambie au sud et sont remarquables par les dizaines de milliers de tumuli et de mégalithes qu’elles abritent et dont les fonctions funéraires sont évidentes.
« Ce cloisonnement de l’histoire des populations de la Sénégambie est cependant caricatural, s’amuse Adrien Delvoye, chercheur à l’Unité d’anthropologie (Faculté des sciences). Curieusement, ce glissement méthodologique et intellectuel, produit par un siècle de fouilles et d’analyses parfois influencées par le colonialisme, pèse toujours sur la recherche archéologique de la région. C’est ainsi que des pans entiers de l’histoire de ces populations restent totalement méconnus. »
Bien décidé à corriger cette vision simpliste et à compléter le tableau protohistorique de la Sénégambie, le jeune archéologue genevois déposera en novembre prochain un projet de financement Ambizione au Fonds national suisse pour la recherche scientifique. L’objectif consiste à mieux connaître l’habitat et le mode de vie des groupes humains qui ont vécu durant les deux derniers millénaires dans le pays des mégalithes, partagé entre le Sénégal et la Gambie, et qui ont été étudiés exclusivement à travers les vestiges funéraires destinés à honorer leurs morts. Afin d’évaluer les sites à fort potentiel archéologique, Adrien Delvoye a réalisé cet hiver une campagne de prospection d’un mois. Soutenue par le Fonds général de l’Université de Genève et la Fondation Ernst et Lucie Schmidheiny, cette expédition exploratoire lui a d’ores et déjà permis d’identifier un site de fouilles très prometteur. Récit.


Une collaboration originale

Adrien Delvoye n’est pas un nouveau venu en Sénégambie. Il s’y rend régulièrement depuis quinze ans et il a même consacré sa thèse, défendue en 2018 à l’Université de Paris I, à la production de céramique dans l’aire mégalithique de cette région. Au fil de ses séjours, il a notamment appris le wolof, une des langues principales d’Afrique de l’Ouest. Il a également fait la connaissance de deux figures incontournables de l’archéologie de la région qui ont accepté de collaborer à son projet, à savoir, le Sénégalais Matar Ndiaye, archéologue à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) de Dakar, et le Gambien Hassoum Ceesay, directeur du National Center for Arts et Cultures de Banjul.
La collaboration entre des scientifiques des deux pays est d’ailleurs une originalité du projet. « Géographiquement et historiquement, ces deux États sont on ne peut plus proches puisque la Gambie est enclavée dans le Sénégal, explique Adrien Delvoye. Mais un passé colonial distinct et cette frontière totalement artificielle dessinée au XIXe siècle ont créé des différences assez profondes. La langue officielle, par exemple, est l’anglais, d’un côté, et le français, de l’autre. Et souvent les gens ne parlent pas les deux. »
L’aire mégalithique sénégambienne se joue évidemment de ces frontières. Riche de près de 20 000 monuments funéraires répartis sur 30 000 km2 et datant du VIIIe au XVe siècle, elle représente l’une des concentrations d’architectures monumentales en pierre du continent africain les plus importantes. Elle s’est toujours trouvée en marge des grands empires qui ont dominé l’Afrique de l’Ouest à cette époque, à savoir celui du Ghana (VIIIe-XIIIe siècles) suivi de celui du Mali (XIIIe- XVe siècles). Elle faisait probablement partie de leur zone d’influence.
Mais en réalité, on ne connaît pas grand-chose de la civilisation qui a érigé ces monuments. Aucune source écrite contemporaine, qu’il s’agisse de textes arabes médiévaux, de traditions orales ou de récits des premiers voyageurs européens, ne fait mention de ces pierres dressées qui mesurent parfois plus de 2 mètres de haut pour un poids de 4 tonnes. Seuls quelques contes et mythes locaux les font remonter à une période très ancienne.
« Redécouvertes » par les archéologues de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, elles sont alors étudiées sous leur aspect funéraire sans que l’on cherche à comprendre leur place dans un contexte social et culturel plus large.


Traces des vivants

« Il existe bien des traces d’habitat et d’activité mais elles sont très discrètes, comme des épandages de céramiques par exemple, admet Adrien Delvoye. Mis à part une campagne de prospection américaine dans les années 2006-2007 qui a procédé à quelques sondages, rien n’a été entrepris dans ce domaine. Au total, quelques structures en terre ont été mises au jour mais il s’agit vraisemblablement de maisons des morts, encore une fois associées aux sites funéraires. J’aspire, quant à moi, à trouver les traces des vivants. »
Pour ce faire, Adrien Delvoye décide de prospecter en priorité dans les environs des quatre sites mégalithiques de la Sénégambie qui ont été classés à l’Unesco et qui représenteront les différents points de chute de son périple : Wanar et Siné Ngayène au Sénégal et Ker Batch et Wassu en Gambie.
Équipé d’un véhicule 4x4 loué à l’IFAN et accompagné de Chloé Martin, archéologue-topographe d’un bureau d’études archéologique privé français, de Salif Timera, étudiant sénégalais, et de Serigne Ndiaye, le chauffeur, il se lance sur – et parfois hors – des pistes pour un trajet qui totalisera près de 2000 kilomètres.
« Nous avons systématiquement procédé de la même façon, raconte Adrien Delvoye. Une fois arrivés à l’étape, nous demandions à pouvoir parler avec le chef du village afin de nous présenter et d’expliquer notre démarche. C’est une étape indispensable. Cette politesse élémentaire nous a assuré d’un soutien précieux à la fois pour obtenir des informations sur l’histoire locale ou la présence de vestiges anciens et pour des choses plus basiques comme l’hébergement. Mis à part une fois où nous avons pu profiter d’un logement attenant au musée d’un des sites, nous avons toujours dormi chez l’habitant. »
Dans chaque village, l’archéologue engage également une cuisinière qui prépare à manger à la petite équipe, contre rémunération.

Les champs de Wanar

Munis d’un ordre de mission de l’Université de Genève et d’un permis de recherche, Adrien Delvoye et ses compagnons commencent le travail d’exploration à proprement parler à Wanar, dont l’archéologue connaît bien les villageois pour s’y être déjà rendu un grand nombre de fois. La démarche consiste à quadriller, à quatre, les champs qui s’étendent autour du site archéologique proprement dit et à relever chaque objet visible en surface présentant un intérêt.
Tout est archivé en temps réel grâce au téléphone portable (lui aussi est tout-terrain et muni d’une batterie très performante). À l’aide d’un logiciel spécialement conçu pour ce genre de tâche, l’archéologue peut immédiatement entrer les coordonnées GPS de la trouvaille (en général une céramique, des pierres taillées ou des scories de fer), étiqueter le point puis ajouter une description et une photo. Le tout est ensuite représenté sur une carte satellite préalablement téléchargée. Seuls quelques éléments représentatifs sont échantillonnés. Ils seront inventoriés, décrits, pesés et documentés par des dessins et photographies à des fins de comparaison. L’essentiel du mobilier est cependant laissé sur place.
« Nous avons trouvé beaucoup de pièces trahissant une activité domestique et non funéraire, notamment dans les zones d’érosion comme les bordures de piste, souligne-t-il. Il se trouve que cette région est soumise depuis au moins un siècle à une culture intensive d’arachides qui a probablement érodé les vestiges de surface, aidée en cela par le ruissellement. »
Dans un deuxième temps, les archéologues ont exploré un bras du fleuve Gambie, situé à proximité du village de Wanar. Ils y ont découvert de nombreux indices d’habitation sur une rive tandis que l’autre était dominée par des traces de métallurgie, comme des scories. « C’est assez logique, souligne Adrien Delvoye. La métallurgie est une industrie polluante et elle est généralement pratiquée en marge des habitations. Il est d’ailleurs marquant de voir que le mobilier associé aux habitats anciens de Wanar coïncide avec la tradition orale faisant remonter la fondation du village autour de l’an 1000. »
La même stratégie est adoptée sur les autres sites, d’abord les champs, puis un bras du fleuve s’il y en a un. Les archéologues sont également attentifs à d’autres signes, comme une concentration anormale de baobabs, qui témoigne de manière assez fiable de la présence d’un ancien village, ou d’un relief suspect qui pourrait être les restes érodés de l’effondrement d’une bâtisse en terre.
Tout le monde participe à l’effort, même le chauffeur. En effet, Serigne Ndiaye ne joue pas seulement le rôle de transporteur et d’intermédiaire auprès des villageois, ce qui est de plus en plus important à mesure que l’équipe se dirige vers l’est et que la langue wolof cède la place au malinké, voire au peul, qui n’ont rien en commun. Mais, en plus, à force de guider des missions botaniques, zoologiques ou encore archéologiques, il a développé une certaine expertise en matière de prospection scientifique et alimente souvent les discussions.
Le voyage se déroule sans anicroche, si l’on excepte la rencontre avec un hippopotame aperçu de loin sur le fleuve et des feux de brousse parfois trop rapprochés mais qui sont souvent vite maîtrisés. En pleine saison sèche et par plus de 40° à l’ombre, la moindre étincelle ne pardonne pas.


À l’ombre des baobabs

Près de Ker Batch, il y a un endroit qu’Adrien Delvoye tient particulièrement à visiter. Il s’agit d’un site en bordure du fleuve Gambie près du village de Sanguleh. Le chercheur a identifié le point sur une carte du XVIIIe siècle où il est désigné comme le port de Nianimaru, portant le même nom qu’un village situé plus à l’intérieur des terres. Le vieux plan compte plusieurs exemples de ce genre d’association entre une localité dans les terres et un port le long du fleuve. Peut-être s’agit-il, en l’occurrence, d’un ancien établissement indigène doublé d’une présence européenne qui mériterait d’être fouillé.
Bonne pioche. En arrivant, les archéologues remarquent immédiatement une concentration élevée de baobabs et des reliefs suspects. Ils trouvent des restes de mobilier domestique à profusion. En explorant les environs, ils découvrent également deux monuments mégalithiques non répertoriés. Plus loin dans les terres, ils tombent sur une véritable nécropole de huit monuments, dont certaines pierres taillées font plus de 2 mètres de haut. Plus loin encore, deux importantes forêts de baobabs semblent indiquer la présence d’autres villages anciens.
Une discussion avec le chef du village de Sanguleh leur apprend par ailleurs que, selon la tradition orale, des Anglais se seraient établis à cet endroit au bord du fleuve dans le temps de la colonisation et que les habitants indigènes ont alors préféré déménager vers l’intérieur des terres pour y fonder un nouveau hameau.
« Nous avons donc, au même endroit, un potentiel fantastique qui colle parfaitement avec mon projet archéologique, s’enthousiasme Adrien Delvoye. Des fouilles pourraient permettre d’établir un lien à travers les siècles entre un établissement indigène et l’arrivée des premiers Européens dans la région, éventuellement des Portugais d’abord, puis des Anglais. Ces derniers ont peut-être construit à cet emplacement une de ces maisons de commerce intermédiaire comme il y en avait beaucoup sur les côtes d’Afrique, parfois pour la traite des esclaves, qui s’est par la suite écroulée. Par ailleurs, la présence proche d’anciens villages et d’une nécropole permettrait, pour la première fois, de faire le lien entre les dimensions domestique et funéraire des anciens habitants de la Sénégambie. »

Anton Vos