Campus n°155

Forage dans la baie de Baffin

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À bord du navire scientifique « Joïdes Resolution », Sandrine Le Houedec a participé à une mission qui est allée au-delà du 70e parallèle nord pour récolter des carottes de sédiments couvrant les 15 derniers millions d’années.

«Je ne crois pas que je revivrai un jour une telle aventure. » Sandrine Le Houedec, maître-assistante au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences), vient de réaliser le rêve qu’elle caressait depuis plus d’une décennie, celui de partir en mission à bord du navire scientifique de forage Joïdes Resolution. Ce vieux bateau océanographique, mis à l’eau en 1978, lui a fourni les premières carottes de sédiments dont elle s’est servie, il y a 15 ans, dans le cadre de sa thèse portant sur l’évolution des courants marins. Depuis, elle n’a eu de cesse d’essayer de rejoindre, ne serait-ce qu’une fois, l’équipage de cet imposant bâtiment long de 142 mètres. Unique en son genre – ou presque –, il est doté d’un derrick de 62 mètres de haut permettant de forer jusqu’à des profondeurs de 6,9 kilomètres sous la surface de l’océan. L’occasion s’est enfin présentée pour la 400e mission du bateau, un voyage de deux mois qui a eu lieu cet été dans la baie de Baffin, à l’ouest du Groenland. Il se trouve que c’est aussi une des dernières sorties en mer du navire dans le cadre de l’International Ocean Discovery Program (IODP). En effet, après plus de quarante-cinq ans de bons et loyaux services, le Joïdes Resolution mettra fin en août 2024 à ses opérations à cause du retrait annoncé du plus gros contributeur financier à ce programme de forage scientifique, à savoir la National Science Foundation des États-Unis.

C’est au milieu du mois d’août que la jeune chercheuse embarque à Reykjavik avec une cinquantaine de scientifiques et de techniciens ainsi que de 64 membres d’équipage. Quelques jours de navigation suffisent pour contourner la pointe sud du Groenland et rejoindre la zone d’intérêt, au-delà du 73e parallèle, au-delà des dernières aurores boréales, là où, à cette date, le soleil ne se couche jamais complètement. Et les journées seront longues, effectivement.

« Notre temps de travail était divisé en deux périodes de douze heures, explique Sandrine Le Houedec. Je faisais partie du groupe qui s’activait de midi à minuit. L’autre commençait à minuit et terminait à midi. Ce rythme a été conservé durant toute la mission et concernait tous les passagers. En d’autres termes, en deux mois, je n’ai croisé que la moitié d’entre eux. On aurait dit que deux mondes vivaient dans le même espace confiné sans se voir. »

Les scientifiques (tout comme le reste de l’équipage d’ailleurs) se ménagent néanmoins des séances à chaque rotation pour faire le point sur l’avancement des opérations et passer le témoin au groupe suivant. L’objectif de la « mission 400 » est la réalisation de sept forages (six seront effectivement creusés, l’un d’entre eux ayant dû être arrêté) le long d’un transect de 200 kilomètres et il faut remonter des carottes assez profondes pour couvrir les 15 derniers millions d’années d’histoire sédimentaire de la région.

Le premier forage a lieu au beau milieu de la baie de Baffin, à mi-chemin entre le Canada et le Groenland, par 1800 mètres de fond. Grâce à 12 propulseurs latéraux, en plus des hélices principales, le bateau est parfaitement stabilisé et l’immense derrick se met en action. Le système de forage passe par le moon pool, un trou aménagé au centre du pont. Il consiste notamment en des dizaines de tubes d’acier, de 28 mètres chacun, qui sont fixés les uns sur les autres depuis le fond marin jusqu’à la surface de l’eau afin de créer un passage par lequel passe la tête de forage ainsi que les carottes qui peuvent ainsi remonter à l’air libre sans encombre.

Une fois que tout est en place, la tête de forage attaque le sol et commence son travail de sape. La carotte la plus longue de la mission mesure 975 mètres. Le système la fait remonter par morceaux de 13 mètres qui sont ensuite coupés en tronçons de 1,5 mètre, eux-mêmes sciés en deux comme des sandwichs.

« Une moitié est destinée à la recherche immédiate et l’autre sera archivée pour plus tard, précise Sandrine Le Houedec. Elle servira peut-être un jour lorsque les techniques auront évolué et permettront d’effectuer des mesures aujourd’hui encore impossibles. Les échantillons que j’ai analysés pour ma thèse entre 2007 et 2011 avaient d’ailleurs été extraits dans les années 1960 et conservés depuis. À l’époque, les techniques que j’ai utilisées n’existaient pas encore. »

Le savoir-faire des techniciens du Joïdes Resolution impressionne l’océanographe. Rien qu’à la variation de la vitesse de rotation de la foreuse, ils sentent si elle passe par des roches meubles ou dures et adaptent immédiatement les différents paramètres du système. Ces compétences sont d’autant plus précieuses que cette région est caractérisée par des dépôts compliqués, composés notamment de matériels grossiers et peu cohésifs venus des glaciers du Groenland. Des mètres entiers de sable ont ainsi été perdus dans l’océan. En tout, ce sont 2299 mètres de sédiments qui ont été récupérés sur les six sites de forage. À titre de comparaison, l’unique autre fois où ce bateau scientifique a réalisé des forages dans la mer de Baffin, c’était en 1985, ils n’en avaient sorti que 797 mètres.

La qualité des carottes, d’apparence très foncée, est, elle aussi, excellente. Cependant, à première vue, les échantillons renferment relativement peu de restes de petits organismes à coquille tels que les foraminifères ou encore de dents de poissons qui sont précisément ce dont Sandrine Le Houedec a besoin pour sa recherche. Elle a cependant eu la chance d’identifier des fossiles entiers de brachiopodes (des coquillages cousins des mollusques), de gastéropodes et quelques vertèbres dont l’origine est encore mystérieuse.

« Les coquilles m’intéressent car elles renferment des éléments chimiques qui me renseignent sur les conditions environnementales de l’époque où elles ont été fabriquées,signale-t-elle. Les rapports entre les abondances des différents isotopes de l’oxygène, par exemple, m’informent sur la température moyenne, donc sur le climat. Ceux du néodyme, plus subtilement, me fournissent des indications sur les grands courants marins qui traversent les océans du globe. »

Le rapport entre deux des isotopes de cette « terre rare » varie en effet beaucoup d’un océan à l’autre, selon qu’il est entouré de roches jeunes ou anciennes. Il est relativement élevé dans les eaux du Pacifique, qui est entouré de roches jeunes formées par l’activité volcanique de la ceinture de feu. Il est nettement plus faible dans l’Atlantique, qui est bordé par des roches plus anciennes des continents américain, africain et européen. Et la valeur est intermédiaire dans l’océan Indien.

L’analyse des sédiments permet de détecter des variations dans ce rapport isotopique du néodyme à travers des millions d’années et de retracer les changements qui ont affecté les courants marins globaux. La mer de Baffin, par exemple, est alimentée principalement par l’océan Atlantique, mais elle a reçu des apports d’eau plus ou moins importants du Pacifique via l’océan Arctique selon que le détroit de Béring était ouvert ou fermé.

L’ensemble de ces données permet donc de reconstruire l’histoire compliquée et entremêlée du climat et des courants marins à travers le temps. Le fait de remonter à 15 millions d’années dans le passé permet de couvrir le miocène (allant de -23 à -5,3 millions d’années) et le pliocène (de -5,3 à -2,6 millions d’années), deux époques géologiques marquées par des augmentations notables du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère, comparables à la situation actuelle ou à venir. La concentration de CO2 était en effet de moins de 300 parties pour million (ppm) à l’ère préindustrielle. Elle dépasse aujourd’hui les 410 ppm, ce qui est comparable à la situation du pliocène. Au cours du miocène, elle a même atteint 500 ppm, ce qui pourrait correspondre à un futur relativement proche si rien n’était fait pour juguler les émissions de gaz carbonique générées par les activités humaines.

« Ces épisodes caractérisés par des taux élevés de CO2 durant le pliocène et le miocène étaient à chaque fois associés à des climats chauds, note Sandrine Le Houedec. Les étudier nous permet de nous faire une idée plus précise de ce qui peut nous attendre avec le réchauffement climatique actuel. »

En attendant, les carottes qui font surface sont stockées dans les entrailles du Joïdes Resolution et les scientifiques procèdent à des études préliminaires utiles à tout le monde (première datation des échantillons, compréhension des dépôts afin de déterminer à quel type d’environnement on a affaire, etc.). Le navire possède plusieurs laboratoires pour mener des investigations plus poussées mais ils ne sont pas assez sophistiqués pour les analyses de géochimie isotopique dont Sandrine Le Houedec a besoin. Elle devra pour cela attendre que les carottes soient envoyées à leur destination finale, à savoir un hangar renfermant une énorme chambre froide à Brême, en Allemagne, où sont stockés tous les échantillons prélevés par le navire de forage depuis quarante ans dans l’océan Atlantique. Là, en coordination avec les responsables scientifiques de la mission, elle pourra en prélever les fragments qui l’intéressent pour les étudier à Genève.

« Les rapports entre les scientifiques à bord étaient excellents, souligne Sandrine Le Houedec. Tout le monde était content de faire partie de cette mission océanographique. Il n’y avait pas de compétition ni de rapport hiérarchique entre nous. Que l’on soit professeur, étudiant ou simple chercheur, chacun avait son domaine d’expertise, du paléomagnétisme à la paléontologie en passant par la géochimie, la sédimentologie et les domaines des foraminifères, des diatomées ou encore des spores et des pollens. On pouvait obtenir de première main toutes les informations que l’on voulait sur n’importe quel aspect de notre recherche. C’est unique. »

Compte tenu de l’environnement très septentrional, les conditions de vie sont excellentes, surtout grâce au fait que la chercheuse genevoise ne souffre pas du tout du mal de mer – contrairement à certains de ses collègues. Sur le Joïdes Resolution, on mange bien (deux chefs se relayent aux fourneaux) et le bateau compte une salle de sport et une salle de cinéma pour se détendre. Sandrine Le Houedec ne manque pas une occasion pour sortir sur un des ponts accessibles aux passagers.

Le danger principal, ce sont les icebergs. Il n’est pas question de rejouer l’histoire du Titanic. Un membre – deux en fait – est préposé en permanence à la surveillance de ces gros glaçons errants. Les images satellites l’avertissent de la présence des plus gros mais il doit parfois détecter les plus petits à vue. Au moindre soupçon de la présence d’un iceberg dans les parages immédiats, c’est le branle-bas de combat. Une sorte d’énorme entonnoir est enfilé autour du tube et guidé vers le fond où il se plante solidement dans le trou de forage. Les tubes sont ensuite enlevés un par un et remis dans la cale, ce qui prend des heures. Une fois le navire libéré de son cordon ombilical, il peut prendre le large et attendre que la menace s’éloigne.

Dès que le danger est écarté, le navire revient précisément au-dessus du trou de forage grâce aux coordonnées GPS et remet en place les tubes via l’entonnoir qui permet de les guider au bon endroit.

Les tempêtes, quant à elles, ne représentent pas de risque élevé. Deux météorologues sont à l’affût du moindre grain. La mission 400 en essuie deux. Le vacarme des vagues qui s’écrasent contre la coque est assez impressionnant, le tangage s’accentue, des parties du pont sont interdites en fonction de la rudesse des conditions météorologiques. Mais c’est tout.

« On peut diviser le voyage en quatre phases, résume Sandrine Le Houedec. Le premier mois, c’est l’euphorie. Tout est neuf, l’enthousiasme est au maximum et le temps passe très vite. Les deux semaines suivantes sont critiques. On commence à bien connaître les procédures et les structures. On entre dans une routine et le temps devient un peu plus long. Le même jour semble se répéter sans fin. Les deux dernières semaines, en revanche, on commence à entrevoir la fin de la mission. Les choses se mettent en place dans la tête, le projet scientifique que nous poursuivons prend du sens. Il faut aussi rédiger des rapports avant l’arrivée. Le temps accélère de nouveau. Et puis, il y a les deux derniers jours de transit vers Reykjavik. Et là, dans notre cas, c’était assez émotionnel. »

Pour Sandrine Le Houedec et les autres scientifiques, c’est en effet une aventure exceptionnelle qui prend fin. Et pour le reste de l’équipage, avec qui elle a passé deux mois de vie, c’est le projet du Joïdes Resolution au sein de l’IODP qui se rapproche un peu plus de sa dernière mission.

Anton Vos