Campus n°131

En Namibie, dans les cendres de l’explosion cambrienne

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Une couche de cendres volcaniques vieille de plus de 500 millions d’années et découverte en Namibie a permis de dater avec une précision inédite la transition entre les ères géologiques du Précambrien et du Cambrien, marquée par un foisonnement exceptionnel des formes de vie : l’explosion cambrienne.

La décision de partir dans le désert de Namibie a été prise en cinq minutes. Maria Ovtcharova, chercheuse au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences), n’a pas vraiment hésité lorsque l’occasion s’est présentée d’aller récolter des échantillons sur un des rares sites à la surface de la planète où l’on trouve des archives géologiques remontant à l’« explosion cambrienne ». Survenue il y a plus d’un demi-milliard d’années, celle-ci marque la limite entre une vie représentée par des organismes mous et simples et l’apparition soudaine d’une multitude impressionnante de nouvelles espèces animales. Le voyage de Maria Ovtcharova en Afrique australe n’a duré que trois jours et ne s’est pas exactement déroulé comme prévu, mais il s’est terminé sur un succès puisque l’analyse des échantillons récoltés a permis de corriger la date de l’événement qui marque la transition entre l’ère du Précambrien et celle du Cambrien et ce, dans le sens d’un rajeunissement, ce qui pourrait avoir d’importantes répercussions pour toute la recherche qui se focalise sur cette période clé.
« L’histoire de la vie sur Terre passe par un certain nombre d’événements dramatiques qui sont plus ou moins bien connus, explique Maria Ovtcharova. L’explosion cambrienne, qui a eu lieu il y a 540 millions d’années, fait partie de ceux que l’on aimerait mieux comprendre. Avant cette limite, on ne trouve dans les couches géologiques quasiment que des traces fossiles laissées par des organismes mous. Après, c’est un foisonnement spectaculaire de formes de vie. On assiste en particulier à une diversification très rapide des organismes multicellulaires et, entre autres, à l’apparition des ancêtres des 11 embranchements du règne animal qui existent encore aujourd’hui (sans compter tous ceux qui ont disparu). C’est également l’époque du développement des premières coquilles. En d’autres termes, notre existence actuelle doit beaucoup à ce qui s’est déroulé dans ce lointain passé. »
Une des explications possibles à l’explosion cambrienne se trouve dans l’hypothèse, encore débattue, de la « Terre boule de neige ». Selon cette dernière, la planète bleue – ou blanche en l’occurrence – aurait connu une phase dans son histoire (entre 750 et 580 millions d’années avant notre ère) au cours de laquelle elle se serait refroidie à plusieurs reprises d’une manière extrême au point d’être intégralement recouverte de glace, des pôles à l’équateur. Au cours de ces épisodes de glaciation globale, qui auraient parfois duré plusieurs millions d’années, la vie aurait subi autant de coups d’arrêt brutaux et n’aurait probablement subsisté qu’au fond des océans, près des sources hydrothermales.

Emballement brusque

La recolonisation des terres a sans doute démarré dès la fin du dernier épisode « boule de neige », il y a 580 millions d’années, au cours de la seconde moitié de l’Édiacarien, une période qui marque la fin du Précambrien. Ce processus passe quasiment inaperçu dans les archives géologiques (à quelques exceptions près) durant 40 millions d’années environ, une période peut-être entrecoupées d’autres glaciations importantes mais encore peu documentées. Puis, il y a 540 millions d’années, les choses s’emballent brusquement. Pour les géologues désireux d’en savoir plus, la priorité consiste à retracer la chronologie des événements avec le maximum de précision possible. Une tâche taillée sur mesure pour le Laboratoire de géochimie des isotopes, de géochronologie et de thermochronologie de l’UNIGE dirigé par le professeur Urs Schaltegger et dont Maria Ovtcharova fait partie.
« La spécialité de notre laboratoire est en effet la datation de couches géologiques à l’aide de petits cristaux de zircon, explique Maria Ovtcharova. Ces derniers sont produits dans les chambres magmatiques des volcans avant d’être expulsés lors des éruptions. Les cristaux de zircon ont l’avantage d’être robustes, c’est-à-dire de traverser le temps sans problème, et de piéger au cours de leur croissance des isotopes tels que ceux d’uranium et de thorium. En collaboration avec d’autres équipes dans le monde, notre laboratoire a mis au point une méthode de mesure de la désintégration de ces atomes qui nous permet, depuis une dizaine d’années, de dater avec une très grande précision des couches géologiques très anciennes. À condition, bien sûr, de disposer de dépôts de cendres placés juste avant et juste après les strates qui nous intéressent afin d’établir une fourchette chronologique. »
En ce qui concerne l’explosion cambrienne, il existe des affleurements datant de cette époque au Canada (en Terre-Neuve-et-Labrador), en Afrique (Namibie), en Amérique du Sud, autour de la mer Baltique et en Australie.
Le problème, c’est que ces sites ne sont presque jamais complets. Certains présentent des séquences sédimentaires continues, d’autres contiennent d’excellents enregistrements fossiles, d’autres encore de nombreuses couches de cendres volcaniques, mais rarement les trois à la fois.
« Il y a 2 ans, des collègues ont prélevé des échantillons sur une montagne située dans le désert du Namib, le Swartpunt, qui semblait avoir toutes les qualités requises, explique Maria Ovtcharova. Ils contiennent cinq couches de cendres situées dans le Précambrien et une dans le Cambrien. Le problème, c’est qu’on a constaté, après analyse, que cette dernière est en réalité formée de matériel volcanique qui a été remanié et qui n’a pas forcément de lien avec la couche sédimentaire qui le contient. On ne peut donc malheureusement rien en faire. »

Le déclic

Après un moment de déception, le déclic est venu l’été dernier avec un coup de fil d’un collègue, Ulf Linnemann, professeur au Musée de minéralogie et de géologie de Dresden en Allemagne. Il raconte alors à Maria Ovtcharova qu’une équipe américaine, partie en Namibie il y a plusieurs années, lui a confié avoir découvert, sur une autre montagne appelée Nomtsas, une couche de cendres appartenant au Cambrien et située très près de la transition avec Précambrien.
« Les Américains lui ont expliqué approximativement où se trouvait ce dépôt volcanique et Ulf Linnemann m’a alors déclaré être assez fou pour vouloir se rendre immédiatement sur place pour en avoir le cœur net, se souvient Maria Ovtcharova. Je lui ai répondu que j’étais assez folle pour venir avec lui. Résultat, à peine quelques jours plus tard, nous atterrissons à Windhoek, la capitale de la Namibie et prenons directement la route en direction du sud. Après sept heures de voyage, nous arrivons à Aus, une localité à la limite du désert du Namib et proche de notre objectif. »
Ulf Linnemann dispose des autorisations de prospecter sur les endroits qu’il a choisis. Une précaution utile étant donné que, dans cette région, toutes les terres sont des propriétés privées, y compris celles sur lesquelles se trouvent le Swartpunt et le Nomtsas. Dès le lendemain, les géologues se mettent au travail. D’abord sur le Swartpunt, pour récolter davantage de matériel géologique. Puis, le deuxième jour, plus au sud, sur le Nomtsas,
le véritable objectif du voyage.
La limite entre le Précambrien et le Cambrien est rapidement identifiée mais, après huit heures de recherche, toujours aucune trace de cendres.
« Nous étions pourtant cinq à passer cette montagne au peigne fin, se désole Maria Ovtcharova. Nous avons découvert des petits fragments mais pas de véritable couche de cendres. Notre expédition menaçait de tourner au fiasco lorsque, à la toute fin de la journée, nous identifions enfin un dépôt de moins de 5 centimètres d’épaisseur, qui ne correspondait pas du tout à la description que l’on nous avait faite. Quoi qu’il en soit, notre voyage, qui a pris fin le jour d’après, a été un succès. »
En combinant les données récoltées sur les deux montagnes (les couches de cendres du Précambrien provenant du Swartpunt et celle du Cambrien du Nomtsas), les chercheurs sont désormais à même de mesurer une date assez précise du passage entre les deux ères géologiques. Selon les premiers résultats, qui doivent encore être publiés, il semblerait que cette limite soit plus jeune que prévu d’environ 2 millions d’années (l’incertitude sur la mesure se monte à moins de 150 000 ans, soit dix fois mieux qu’il y a 10 ans seulement).
« Le fait de disposer d’une date aussi précise permet de mieux mesurer le temps qui sépare le dernier épisode de Terre « boule de neige » et l’explosion cambrienne, analyse Maria Ovtcharova. Du coup, on peut mieux circonscrire la période dans laquelle il faut chercher les signes de changements climatiques, de modifications dans les substrats carbonatés, dans les écosystèmes marins, brefs de tous les paramètres nécessaires à expliquer l’explosion cambrienne. »

Totalement remplacée

Cela dit, le terme d’explosion est peut-être pertinent selon les échelles géologiques, mais dans la réalité, les événements se sont probablement déroulés de manière plus graduelle. Les archives géologiques montrent certes que la faune de l’Édiacarien a disparu et a été totalement remplacée par la faune du Cambrien, radicalement différente. Mais les dernières publications sur le sujet indiquent qu’en réalité, il existait déjà des organismes complexes durant l’Édiacarien. Par conséquent, de plus en plus de chercheurs estiment qu’il n’y a pas eu d’extinction de masse, comme on le pensait, mais plutôt une transition évolutive, par étapes, qui a mené le monde à un point où des organismes multicellulaires complexes ont finalement pu foisonner de manière exponentielle.
Selon ce scénario, les épisodes « boule de neige » ont préparé le terrain à l’explosion cambrienne. La fin du dernier de ces coups de froid massifs est en effet suivie d’un énorme bouleversement environnemental. La brusque fonte des glaces fait monter le niveau des mers et entraîne une importante érosion des masses continentales. Des cours d’eau gonflés de sédiments auraient alors charrié d’énormes masses de nutriments carbonatés vers les océans, favorisant l’essor de nouvelles formes de vie multicellulaire. Celles-ci, après avoir connu une période prolongée d’isolement génétique et de pression sélective, se seraient diversifiées et auraient recolonisé une planète vierge.

 Anton Vos