Campus n°144

À Lilybée, fouiller rime avec solidarité

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Depuis 2017, une dizaine de jeunes migrants participent aux fouilles menées par l’Unité d’archéologie en Sicile. Une expérience innovante qui porte ses fruits tant sur le plan de l’intégration qu’en termes scientifiques.

Pour les gastronomes, le nom de Marsala renvoie à un vin doux, généralement servi au dessert et qui entre également dans la composition du tiramisu, du sabayon ou encore de divers plats en sauce. Pour les archéologues, en revanche, il désigne la ville moderne construite sur l’emplacement de l’antique cité carthaginoise de Lilybée en Sicile, qui, après avoir été un important bastion défensif carthaginois durant les guerres puniques, fut l’une des villes les plus prospères de l’Empire romain.
En reconstituer le plan, comprendre son fonctionnement et son organisation, c’est l’objectif que poursuit depuis presque quinze ans Alessia Mistretta, directrice de recherche et collaboratrice scientifique au sein de l’Unité d’archéologie classique de la Faculté des lettres. Une quête qui a débouché sur la découverte de nombreux vestiges (près de 30 000 pièces répertoriées à ce jour) et qui profite depuis 2017 de l’appui de groupes de migrants intégrés au projet grâce au soutien de la municipalité de Marsala, du Musée archéologique Baglio Anselmi et du projet européen « Solidalia-I Colori del Mondo ».
Fondée par les Carthaginois au IVe siècle avant J.-C., Lilybée joue un rôle central dans l’histoire de la Sicile pendant près d’un millénaire. Outre sa fonction stratégique de premier plan durant les guerres qui opposent la Rome antique à la civilisation carthaginoise entre le IIIe et le IIe siècle avant notre ère, la cité portuaire a longtemps été un centre commercial d’importance majeure, ce qui lui a valu d’être qualifiée par Cicéron de splendidissima civitas (cité « splendicissime », ndlr), termes que le consul n’a jamais utilisés pour évoquer une autre ville, pas même Rome.
De cette grandeur passée, il ne reste toutefois aujourd’hui plus grand-chose de visible, la ville moderne de Marsala recouvrant une zone équivalente à 70% de la superficie de l’ancienne Lilybée. Environ 300 hectares protégés au sein du parc archéologique de Lilybée restent cependant accessibles aux archéologues.
À l’exception d’une équipe de l’Université de Rome dont les travaux se sont concentrés sur une nécropole, le site n’a pas fait l’objet de fouilles très intensives jusqu’ici. L’attention des chercheurs s’étant plutôt focalisée sur la ville voisine de Sélinonte où des vestiges de temples ont été mis au jour. Une situation qui n’est pas pour déplaire à Alessia Mistretta.
« Ce qui m’a toujours le plus intéressée dans mon métier, ce sont les questions liées à l’architecture, à la topographie et à l’urbanisme, précise-t-elle. Et puis je tenais également à ce que mon équipe puisse évoluer dans une ville où il y avait encore des choses à découvrir. Travailler sur les résultats des autres, c’est bien, mais ce n’est pas la même chose que de travailler sur du matériel inédit. Lorsque vous faites une thèse, par exemple, une telle opportunité représente un « plus » non négligeable pour la suite de votre carrière. »



Découverte à la une

La stratégie s’est en tout cas rapidement avérée payante puisque dès sa deuxième campagne sur place, en 2005, l’archéologue retrouve les traces d’un lieu de culte dédié à Aphrodite ainsi qu’une statue en marbre à l’effigie de la déesse. La nouvelle de cette découverte rare, qui fait aussitôt la « une » de la presse locale, assure une notoriété certaine à Alessia Mistretta que de nombreux badauds saluent désormais dans les rues de Marsala. Elle lui permet aussi de nouer de précieux contacts tant au sein du Musée archéologique de la ville qu’auprès des autorités et de certains notables. Un réseau qui va s’avérer extrêmement précieux lorsqu’il s’agira de lancer un nouveau projet, intégrant cette fois des travailleurs migrants et portant sur une portion du site située au nord-ouest du parc archéologique et appelée la « Zona T ».
« Des prospections électromagnétiques nous avaient permis d’identifier et de reconstituer de manière graphique une portion de l’espace urbain et des voies de communication à cet emplacement, précise la chercheuse. Restait à dater précisément les différentes phases de construction et à tenter de comprendre les quelques anomalies observées, ce qui ne pouvait être fait qu’en fouillant directement le terrain. »
Pour ce faire, Alessia Mistretta et le professeur Lorenz Baumer, qui codirigent le projet, peuvent compter sur leur équipe habituelle, dans laquelle on trouve des collaborateurs et collaboratrices scientifiques, des doctorant-es et des étudiant-es issus de l’Unité d’archéologie, ainsi que des professionnel-les locaux : ouvriers et ouvrières spécialisé-es, dessinateurs et dessinatrices, restaurateurs et restauratrices et autres photographes.
Guère satisfait par les programmes d’intégration menés jusque-là, le maire de la ville suggère alors amicalement à Alessia Mistretta de s’adjoindre les services d’un groupe de migrants que la municipalité se propose de sélectionner elle-même et qui seront encadrés par des assistants sociaux.
« J’ai tout de suite accepté, rebondit la chercheuse. Mais comme je n’avais aucune espèce d’expérience dans le domaine du social, j’ai demandé que l’on puisse d’abord valider le concept avec une équipe réduite. J’ai également insisté pour participer au recrutement des jeunes qui allaient collaborer avec nous. Il me semblait important que ceux-ci puissent mettre un visage sur mon nom et que nous puissions établir un premier contact. »
Les critères sont simples : sont privilégiés les candidats qui ont des notions d’anglais, d’italien ou de français, ceux qui ont déjà effectué des études et ceux qui semblent le plus motivés.
Au final, ils seront huit à intégrer la première volée – pour des questions pratiques, ce sont tous des jeunes hommes, âgés de 17 à 19 ans – puis une dizaine les années suivantes (2018, 2019, 2020) incluant désormais également des jeunes filles.



Contrat de travail

L’expérience est un succès complet. Hormis quelques adaptations liées aux interdits alimentaires et une petite mise au point relative au partage des pièces d’eau et des espaces communs dans la maison qu’Alessia Mistretta loue sur place depuis des années, toutes les parties trouvent d’emblée leur compte dans cette collaboration inédite.
Les jeunes migrant-es y gagnent un contrat de travail d’un an et un salaire calqué sur celui des ouvriers locaux. « La préparation de ce document a finalement été la partie la plus compliquée du projet, note au passage l’archéologue. Pour établir un contrat en bonne et due forme, il faut en effet fournir à l’administration une pièce d’identité. Or certains n’en avaient pas. Mais avec l’aide de la municipalité et d’une société privée avec laquelle je collabore de longue date pour engager les ouvriers chargés du gros œuvre, nous sommes finalement parvenus à nos fins. »
À l’issue de l’expérience, les participant-es se voient par ailleurs gratifié-es d’un authentique certificat de travail attestant notamment de leur capacité à assumer une journée de labeur de huit heures et à intégrer une équipe déjà formée, document qui pour la plupart de ces jeunes constitue une nouveauté absolue. La démarche a en tout cas du sens, puisque quelques-un-es d’entre eux-elles ont ensuite trouvé du travail à Marsala ou dans d’autres villes d’Italie ou du reste de l’Europe.
Sur le chantier, l’occasion leur est en outre donnée de s’initier à différentes facettes du métier d’archéologue : l’ouverture du terrain, le nettoyage des surfaces permettant de préparer une stratigraphie, la prise de photographies visant à documenter le travail de fouilles mais aussi, dans la mesure du possible, le lavage et la mise en valeur des vestiges retrouvés en vue de leur exposition dans le musée local.
« En somme, résume Alessia Mistretta, ils et elles ont vu comment travaille un archéologue du terrain à la présentation des objets au public. Certain-es ont également pris part à la présentation du chantier lors des journées portes ouvertes qui sont organisées chaque année à l’intérieur du parc archéologique. »

Image positive

L’opération a aussi permis de donner à la population une image plus positive de la migration que celle véhiculée par la droite populiste récemment arrivée au pouvoir en Sicile, laquelle ne se prive pas d’accuser les étrangers de tous les maux, y compris d’être les principaux vecteurs du Covid-19.
« Ce n’est pas en restant enfermés dans un camp que ces jeunes vont pouvoir s’intégrer, argumente Alessia Mistretta. Quand ils sont avec nous, ils nous accompagnent en ville pour aller faire les courses ou manger une pizza. Au début, les gens s’étonnent souvent un peu, puis ils voient que tout se passe bien et la méfiance s’efface. » Et ce qui est vrai dans les rues de Marsala l’est aussi sur le site de fouilles. Ainsi, lorsque Alessia Mistretta prévient ses collaborateurs locaux que des migrants s’apprêtent à rejoindre l’équipe, l’un d’eux fait part de son scepticisme, ne voyant pas pourquoi il lui faudrait travailler avec « ces gens-là ».
« Je lui ai demandé de me faire confiance, de tenter l’expérience et de revenir vers moi ensuite s’il en ressentait le besoin, témoigne la chercheuse. Un jour, alors qu’il transportait un lourd chargement de bouteilles d’eau, un des jeunes l’a aperçu. Il a lâché ce qu’il était en train de faire et s’est mis à courir pour venir en aide à Domenico. À partir de ce moment-là, tout a changé. Il a pris ces jeunes sous son aile et il a gardé le contact avec certains de ceux qui sont restés à Marsala, un peu comme s’il était devenu pour eux une sorte d’oncle de substitution. »
De son côté, l’équipe de scientifiques a, elle aussi, vécu quelques moments très forts sur le plan humain. Notamment lorsque ces jeunes migrant-es à peine majeur-es se sont mis à évoquer leurs parcours et les raisons qui les avaient poussé-es à laisser leur vie derrière eux pour tenter leur chance de l’autre côté de la Méditerranée.
« Au départ, il y a un peu de réserve, une pudeur réciproque qui fait qu’on évite de poser trop de questions et d’aborder des sujets personnels, atteste Alessia Mistretta. Mais après quelques semaines, des relations commencent à se développer de manière tout à fait naturelle parce qu’on travaille toute la journée côte à côte comme dans un bureau à ciel ouvert, qu’on partage les repas et les courses, les moments de stress et de détente. Alors les langues se délient un peu et on réalise ce qu’ont vécu ces jeunes : seuls, livrés à eux-mêmes, parfois avec la responsabilité de protéger leur propre famille restée au pays. C’est quelque chose de tout à fait bouleversant. »
Intense sur le plan humain, porteur en termes d’intégration, le projet a également tenu ses promesses sur le plan strictement scientifique. Au total, il y a ainsi près de 30 000 entrées dans la base de données du projet, qui renvoient à des pièces de monnaie, des lampes, des amphores, de la céramique, des sculptures ou des instruments de toilette… S’y ajoute depuis 2019 un segment de rue parfaitement conservé au niveau du sol et dans laquelle les murs sont encore visibles jusqu’à une hauteur d’un mètre vingt. Mais aussi une porte monumentale qui, au vu de ses dimensions et de sa facture, devait appartenir à un grand bâtiment public de l’époque impériale, ainsi qu’une fontaine encore équipée de son système de canalisation, laquelle a été découverte en 2020.



Plan régulier

« Ces différents éléments contribuent à préciser le plan de la cité antique, détaille la spécialiste. Et tout semble indiquer que celui-ci était régulier, avec des rues qui se croisaient à angle droit. Or, on a coutume de dire que ce type d’organisation urbaine a été inventé par l’architecte grec Hippodamos au Ve siècle avant J.-C., ce que nos résultats tendent visiblement à démentir puisque ces vestiges sont datés de la même époque. On peut dès lors se demander si le système que nous appelons traditionnellement « grec » est réellement le propre de la Grèce ou s’il a été découvert avant, du côté de Tyr, donc de l’Orient, avant d’être repris dans le monde grec. Pouvoir démontrer cette hypothèse serait grandiose, mais pour cela il faut des éléments incontestables que l’on ne pourra obtenir qu’en poursuivant les fouilles. »
Dans l’intervalle, un documentaire réalisé à la demande des participant-es et de la municipalité de Marsala devrait être mis en ligne prochainement en vue de faire partager cette belle aventure à un plus large public.


Vincent Monnet


Afin de financer la prochaine édition du projet Archéologie solidaire, une campagne de crowdfunding a été lancée au mois de mars 2020. Tous les détails de cette opération figurent à l’adresse www.gofundme.com/f/archeologie-solidaire.