Esther Duflo, Nobel des pauvres
Invitée à l’Université de Genève pour recevoir un doctorat honoris causa et donner une conférence, Esther Duflo, prix nobel d’économie 2019, présente l’idée d’un « plan Marshall » qui permettrait aux pays pauvres les plus vulnérables de s’adapter aux conséquences des changements climatiques.
Ses travaux auraient permis d’améliorer le quotidien de plus d’un demi-milliard de personnes parmi les plus démunies de la planète. Lauréate du prix Nobel d’économie 2019 – conjointement avec son époux et professeur d’économie Abhijit Banerjee et l’économiste du développement Michael Kremer – pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté, Esther Duflo a développé une méthode permettant d’évaluer l’efficacité des mesures d’aide au développement qui a été adoptée par de nombreux gouvernements aux quatre coins de la planète. Professeure au Département d’économie du Massachusetts Institute of Technology (MIT), celle qui a été la conseillère de l’ancien président des États-Unis Barack Obama milite aujourd’hui pour la mise en place d’une sorte de plan Marshall permettant aux pays disposant des plus bas revenus de s’adapter aux changements induits par l’évolution du climat. Elle a défendu cette idée lors de son récent passage à Genève où elle était invitée pour la remise d’un doctorat honoris causa dans le cadre du Dies Academicus et en tant qu’oratrice de la Conférence Luigi Solari 2023, organisée par l’Institut d’économie et d’économétrie (Faculté d’économie et de management). Morceaux choisis.
L’impact des changements climatiques sur la pauvreté
Le changement climatique et ses multiples conséquences risquent de réduire à néant les progrès qui ont été accomplis au cours des trente dernières années en matière de lutte contre la pauvreté. Face à la gravité de la situation, les pays riches – et en particulier les plus riches de leurs habitant-es – ne peuvent pas rester les bras croisés. Ils ont une responsabilité envers les populations pauvres de la planète. Le réchauffement climatique actuel, causé par les activités humaines, est en effet très largement imputable aux pays du monde occidental qui rechignent pourtant à accepter l’idée qu’ils devraient payer pour leurs erreurs passées. Au lieu de cela, ils préfèrent souvent pointer du doigt des pays comme la Chine ou l’Inde au motif que ce sont eux qui polluent aujourd’hui le plus massivement la planète. Le problème avec cet argument, c’est qu’une large part des émissions actuelles de CO2 de l’Inde ou de la Chine est due à la production de biens qui sont consommés pour l’essentiel en Europe et aux États-Unis.
Le calcul de l’empreinte carbone
C’est une opération assez complexe. Si on s’en tient aux émissions de CO2, une personne qui roule en voiture électrique obtiendra un score très bas. Mais si on y inclut la part d’électricité non durable consommée par ce même individu ainsi que l’énergie nécessaire à la fabrication de sa voiture, et notamment de la batterie qui l’équipe, le résultat changera drastiquement. Certains chercheurs ont développé des modèles permettant de calculer la distribution mondiale des empreintes carbone en fonction du revenu. Il en ressort que le 1 % de la population mondiale le plus riche émet plus de CO2 que la moitié de la population mondiale la plus pauvre. Ces modèles révèlent également que si nous parvenions à éliminer complètement l’extrême pauvreté, soit les personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour, les émissions mondiales n’augmenteraient que d’environ 2 %. Cela signifie qu’il n’y a pas à choisir entre l’éradication de la pauvreté et la sauvegarde de la planète.
Le prix des changements climatiques
Le coût du changement climatique, en particulier en termes de vies humaines, va se faire sentir le plus lourdement dans les parties les plus pauvres du monde. Il y aura certes des conséquences désagréables dans des pays comme la Suisse, avec le recul des glaciers, la fonte du pergélisol et la modification du cycle hydrologique. Mais si on parle de vie et de mort, ce qui devrait rester le principal critère pour évaluer les conséquences du changement climatique, le cœur du problème se trouvera dans les pays pauvres. D’abord parce qu’ils sont déjà situés dans des zones chaudes qui totalisent le plus de jours par an avec des températures dépassant les 32 °C – un phénomène qui va encore s’accentuer dans le futur. Ensuite parce que le coût des jours de canicule en termes de vies humaines n’est pas le même partout. Si vous vivez au Texas, vous allumez l’air conditionné chez vous et vous vous rendez dans votre bureau conditionné avec votre voiture conditionnée. La probabilité que vous mouriez à cause d’un pic de chaleur est donc très faible, sauf si vous êtes sans abri ou extrêmement défavorisé. Si vous habitez au Pakistan, par contre vous risquez fort de ne pas disposer de l’air conditionné dans votre logement, de ne pas avoir de voiture pour vous rendre à votre travail et de passer la journée soit dans les champs, soit sur un chantier, avec des conséquences plus graves pour la santé. Si nous continuons à maintenir nos émissions actuelles, les projections pour 2100 montrent que des régions comme la Suisse, le Royaume-Uni ou le nord de la France comptabiliseront moins de morts dus au climat qu’aujourd’hui. À l’inverse, on en déplorera beaucoup plus dans des régions comme le Sahel, la Somalie, le Pakistan, le Maghreb, voire le sud de l’Europe. Si bien qu’à l’échelle globale, on estime qu’il y aura 73 morts supplémentaires pour 100 000 personnes par rapport aux chiffres actuels, soit plus que les décès causés par les maladies infectieuses.
Les leçons manquées du covid
Nous sommes confrontés à une question politique très épineuse. Face à cet enjeu, une crise comme celle du covid aurait pu servir de répétition générale en montrant notre aptitude à agir de façon solidaire pour le bien commun. La pandémie n’a certes pas fait énormément de dégâts en termes de vies humaines dans les pays pauvres. Par contre, ceux-ci n’ont pas été épargnés par le ralentissement économique qui a touché le monde entier. Seulement, pour y faire face, les pays développés ont consacré près de 27 % de leur PIB à des mesures de relance économique. Celles-ci ont permis aux Européens de garder leur travail et aux États-uniens de bénéficier d’une assurance chômage généreuse. La pauvreté a même diminué aux États-Unis (particulièrement celle des enfants) mais elle a augmenté de nouveau quand les mesures de protection sociales exceptionnelles ont été retirées. Tandis que dans les pays à bas revenu, cet investissement n’a pas dépassé les 2 % d’un PIB par ailleurs bien moins élevé. Les Nations unies estiment que 71 millions de gens sont tombés dans la pauvreté extrême à cause de la pandémie. Leur donner un coup de pouce n’aurait pas coûté si cher, mais ce n’est pas le choix qui a été fait. Résultat : les économies des pays développés sont reparties très rapidement après la pandémie alors que dans les pays pauvres, la croissance est encore nulle ou négative. Il aurait été encore plus aisé de partager nos vaccins dont nous disposions en abondance et dont il aurait suffi d’assurer l’acheminement sur place. La question a d’ailleurs été débattue en marge d’un sommet du G8, mais dans les faits cette proposition est restée sans suite. C’est d’autant plus dommage que les pays pauvres ont pris acte de ces décisions, ce qui va rendre toute coopération future plus difficile. On a ainsi pu voir le peu d’enthousiasme montré en Afrique pour soutenir la cause ukrainienne et on commence à voir également des tensions émerger dans les discussions sur le climat.
Un fonds pour le climat
Le projet de créer un fonds dédié aux pertes et préjudices subis par les pays vulnérables durement touchés par les inondations, les sécheresses et autres catastrophes climatiques a été proposé lors de la Conférence de Charm el-Cheikh de 2022 sur les changements climatiques, dite COP27. Mais jusqu’ici, aucun argent n’y a été alloué. Il est pourtant crucial d’investir dans des mesures permettant aux pays en voie de développement de s’adapter au changement climatique. Ne serait-ce que pour offrir des alternatives énergétiques et éviter que des pays comme l’Inde, la Chine ou le Niger ne se tournent vers des sources fossiles pour protéger leurs citoyens contre l’augmentation des températures (en favorisant par exemple l’accès à la climatisation et donc en augmentant drastiquement la consommation d’électricité). Il est donc indispensable de repenser les modalités de redistribution des richesses à l’échelle internationale. Mais il est tout aussi indispensable de les modifier à l’échelon national si on veut éviter la généralisation de mouvements comme celui des gilets jaunes en France, qui est né de la colère de populations pauvres ayant le sentiment que c’était à elles qu’il revenait d’assumer la charge de la lutte contre le changement climatique. Le monde doit donc s’engager dans un mécanisme permettant de financer un fonds destiné exclusivement aux pays à bas revenu. Celui-ci devrait être équitable sur le plan national et international, permanent et idéalement fournir des incitations s’approchant d’une taxe carbone mais sans susciter la colère des populations pauvres.
Combien d’argent faut-il lever ?
Michael Greenstone, professeur d’économie environnementale au MIT, a chiffré à 37 dollars par tonne de CO2 émise dans l’atmosphère les dommages causés par la surmortalité liée au changement climatique. Si on additionne les émissions produites par les États-Unis et
l’Europe, on obtient un total d’environ 14 milliards de tonnes de CO2 émises dans l’atmosphère par année, ce qui revient à imposer un coût annuel de mortalité de 518 milliards de dollars aux pays pauvres. À titre d’exemple, l’aide étrangère des États-Unis s’élève aujourd’hui à 56 milliards de dollars.
Où trouver ces fonds ?
Différentes options ont été envisagées comme une taxe sur l’extraction des combustibles fossiles, une taxe sur les billets d’avion, une taxe sur le transport maritime international, une taxe sur les combustibles fossiles ou encore d’autres instruments fiscaux qui ne sont pas directement reliés aux gaz à effet de serre. On peut aussi taxer les ultra-riches, par exemple les personnes qui font partie des 3000 contribuables les plus fortunés du monde. Pour ma part, je penche pour une solution que j’estime plus réaliste. Il existe en effet déjà un accord entre de nombreux pays sur l’imposition minimale des sociétés internationales. Cet accord, qui est soutenu par l’OCDE, envisage un taux d’imposition minimum d’environ 15 % pour les grandes entreprises. Selon l’Observatoire fiscal de l’Union européenne, ce mécanisme permettra de dégager une somme de 205 milliards d’euros. Si on élève ce taux à 18 %, on arrive à une somme de 318 milliards d’euros et si on passe à 20 %, on obtient 431 milliards d’euros, ce qui s’approche grandement de la cible visée.
Taxer davantage les riches
Ce serait bien normal que les riches paient au moins autant d’impôts que les classes moyennes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Si les pays occidentaux (dont la Suisse) se coordonnent pour une imposition minimale des plus riches, ils n’auront nulle part où s’enfuir.
Comment dépenser cette manne ?
L’économiste français Thomas Piketty propose simplement d’envoyer l’argent directement aux gouvernements concernés et de leur laisser le choix d’en faire ce qu’ils veulent parce que, après tout, c’est leur argent. À l’autre extrême, la vision défendue lors de la COP27 et partagée par la Banque mondiale et les Nations unies consiste à administrer cet argent comme un fonds sur lequel les pays destinataires n’auraient finalement que très peu de pouvoir. Ma proposition se situe quelque part entre ces deux visions. Elle consiste à exploiter le fait qu’il est désormais beaucoup plus facile, dans de nombreux pays, d’effectuer des transferts directement aux personnes pauvres via leurs téléphones portables. Et là où ce type d’infrastructure n’existe pas, elle peut être mise en place assez simplement. Comme nous sommes maintenant capables de prédire où certains événements climatiques sont susceptibles de se produire, on peut même imaginer de faire parvenir de manière préventive des fonds aux populations concernées. Une expérience assez concluante a été menée au Bangladesh. En payant les gens avant une inondation annoncée, on leur a permis de s’y préparer, voire de déménager pour éviter d’en être victimes. C’est une façon de procéder qui est à la fois rapide et efficace. De nombreuses études ont en effet montré que les gens utilisent le plus souvent l’argent qui leur est alloué à bon escient. Une partie de cet argent pourrait également servir à se débarrasser des technologies les plus polluantes, en aidant, par exemple, les populations à développer des sources d’électricité propres. Enfin, une dernière part de l’aide pourrait être destinée à la recherche afin d’améliorer les technologies digitales dont nous disposons en matière d’atténuation des risques liés au changement climatique au travers de fonds d’innovation.
Propos rassemblés par Vincent Monnet