Campus n°141

« Dans la lutte contre le réchauffement, chaque année compte »

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Spécialiste mondialement reconnue des sciences du climat, Valérie Masson-Delmotte a profité de la leçon d’ouverture de printemps de l’UNIGE pour vulgariser le contenu parfois aride des rapports d’experts internationaux sur les changements climatiques. Interview.

La leçon d’ouverture de printemps de l’Université de Genève a été donnée par Valérie Masson-Delmotte, coprésidente depuis 2015 du groupe n° 1 du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Lors de sa conférence intitulée « Changement climatique : à quoi faut-il s’attendre ? » la spécialiste du climat a tenté d’éclairer le public sur le contenu souvent technique des rapports de son institution.


Campus : Qu’est-ce qui illustre le mieux la rupture causée par l’humanité dans l’histoire du climat mondial ?
Valérie Masson-Delmotte : L’évolution sur 2000 ans de la teneur dans l’atmosphère des gaz à effet de serre est spectaculaire. Une synthèse en a été publiée en 2017 dans la revue Geoscientific Model Development, basée sur l’analyse de toutes les carottes de glace prélevées à ce jour en Antarctique et dont les premières remontent aux années 1980. À partir de la Révolution industrielle, les taux de dioxyde de carbone (CO2), de méthane (CH4), et d’oxyde nitreux (N2O) dans l’air augmentent de manière très nette par rapport aux valeurs moyennes des siècles et millénaires précédents. C’est une véritable rupture par rapport aux variations naturelles passées. L’ensemble des analyses confirme l’impact croissant des activités humaines (l’utilisation d’énergies fossiles, l’agriculture, l’industrie…) sur la composition de l’atmosphère.


La hausse de la teneur des gaz à effet de serre dans l’atmosphère conduit-elle inévitablement à un réchauffement climatique ?

Oui. Les gaz à effet de serre empêchent une partie du rayonnement infrarouge émis par la surface de la Terre et les basses couches de l’atmosphère de s’échapper vers l’espace. Cela crée un déséquilibre dans le bilan énergétique de la planète conduisant à une accumulation « anormale » de chaleur. Celle-ci se manifeste par le réchauffement de l’océan, de l’air au-dessus des continents et des sols ainsi qu’un dégel.


De combien la planète s’est-elle réchauffée ?

La température moyenne à la surface de la Terre est montée d’environ 1 °C depuis les années 1850-1900. Le réchauffement est plus prononcé au-dessus des terres émergées (1,5 °C en Europe) qu’au-dessus des océans.


Quelle part de ce réchauffement est due aux activités humaines ?

En l’état des connaissances et avec une incertitude réduite à 20 %, l’intégralité du réchauffement de la planète est due aux activités humaines et à l’augmentation de la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre. Ce phénomène est en partie masqué par l’effet parasol des particules de pollution. C’est un constat scientifique clairement établi et qui ne fait que se renforcer année après année. Mais quand j’interroge des décideurs sur ce point, beaucoup pensent que le rôle des activités humaines est de l’ordre de 20 à 50 %. Nous avons encore du mal à transmettre ce résultat au grand public aussi clairement que la communauté scientifique le comprend.


N’y a-t-il pas d’autres facteurs qui influencent le climat ?

Si. Les variations de la trajectoire de la Terre par rapport au Soleil et de son axe d’inclinaison ont été le moteur des grandes variations glaciaires-interglaciaires à l’échelle de milliers d’années ou davantage. Au cours des derniers siècles, les petites variations de l’activité du Soleil et les éruptions volcaniques ont aussi eu des effets régionaux et globaux sur le climat. Tous ces facteurs naturels ont eu un léger effet net refroidissant depuis la seconde moitié du XXe siècle.


D’où viennent les connaissances scientifiques sur le climat ?

Nos connaissances reposent sur des réseaux d’observation très développés sur Terre et depuis l’espace, sur une meilleure compréhension des processus ainsi que sur des outils de modélisation théorique et numérique plus complexes. Par ailleurs, toutes les disciplines scientifiques contribuent à l’évaluation non seulement des impacts associés au réchauffement global mais aussi des options d’action pour maîtriser l’évolution du climat (en réduisant les émissions de gaz à effet de serre) et pour gérer les risques (par des stratégies d’adaptation). Chaque année dans le monde, 20 000 articles traitant du changement climatique paraissent dans les journaux scientifiques à comité de lecture.


Comment pouvez-vous assimiler une telle quantité d’informations ?
Aucun chercheur n’en est capable à lui tout seul. Il faut lire toute cette littérature, évaluer la robustesse et la cohérence des éléments nouveaux, identifier les connaissances qui ont résisté à l’examen critique et celles qui émergent mais qui sont potentiellement importantes pour la société. Cela demande aussi d’analyser les éléments de connaissances incomplets ou contradictoires qui suscitent des controverses scientifiques et d’identifier les limites de nos connaissances. Un tel travail est forcément collectif et c’est précisément la tâche du GIEC.


Le GIEC est parfois décrié comme étant une entité bureaucratique, véhiculant une pensée unique et soumise aux États. Qu’en pensez-vous ?

Le GIEC (installé dans les locaux de l’Organisation météorologique mondiale à Genève) n’est pas une grande structure. Le plus gros du travail repose sur le volontariat des centaines d’auteurs et des milliers de relecteurs de ses rapports. Il s’agit de spécialistes issus de différentes disciplines, expériences et régions du monde. Deux tiers des auteures et des auteurs sont nouveaux pour chaque rapport produit afin de minimiser les biais collectifs et la subjectivité. Elles et ils passent en revue l’état des connaissances, et toutes leurs conclusions sont exprimées avec un degré de confiance et sont liées aux articles scientifiques qui ont servi à les formuler. Chaque évaluation passe par des étapes de relecture par les milliers de chercheurs de la communauté scientifique ainsi que par des spécialistes mandatés par les gouvernements. Les conclusions font ensuite l’objet d’un résumé pour les instances de décision. Celui-ci est approuvé mot par mot et phrase par phrase lors d’une session plénière réunissant les délégués et les déléguées de tous les pays du monde. Cette dernière phase d’approbation permet aux scientifiques (qui conservent le dernier mot) d’améliorer la clarté de leur formulation et d’éviter les ambiguïtés. Cette procédure permet de séparer clairement ce socle scientifique commun, reconnu par tous les pays, des négociations politiques internationales.


Vous avez participé à la publication en 2018 du rapport intermédiaire « réchauffement planétaire de 1,5 °C ». De quoi s’agit-il ?

L’objectif principal de l’Accord de Paris sur le climat de 2015 (contenir le réchauffement global « largement en dessous de 2 °C ») était considéré par certains pays vulnérables (à l’instar des petits États insulaires en développement) comme insuffisamment protecteur. Le GIEC a alors été chargé d’évaluer ce qu’une limitation du réchauffement à 1,5 °C permettrait d’éviter en matière d’impacts et de risques par rapport à un niveau de réchauffement proche de 2 °C et ce que cela impliquerait en termes de réduction des gaz à effet de serre. Cela a donné lieu à trois rapports spéciaux (celui sur le réchauffement de 1,5 °C et deux autres portant sur l’utilisation des terres et sur l’océan et la cryosphère).


À quoi ressemblerait un monde à 1,5 ou 2 °C plus chaud ?

C’est un monde où la tendance actuelle se poursuit. Les événements météorologiques chauds deviendront plus fréquents, les événements froids plus rares. Un climat plus doux entraînera des conditions plus humides dans les régions froides mais plus sèches dans les régions de climat méditerranéen. Les événements extrêmes, comme les pluies torrentielles, s’intensifieront. Le signal le plus frappant, c’est l’augmentation du nombre de jours très chauds par année. Ces vagues de chaleur provoquent des chutes dans certains rendements agricoles et la dégradation des récifs de coraux tropicaux. Entre 70 et 90 % de ces derniers seraient sévèrement dégradés si le réchauffement global atteignait 1,5 °C. La proportion s’approche de 100 % pour 2 °C. On assistera aussi à des diminutions de la productivité du bétail, particulièrement sous les tropiques. Dans certaines de ces régions, on peut aussi atteindre des limites physiologiques humaines (pour le travail physique en extérieur) avec des conditions très chaudes et très humides. Du côté de l’Arctique, la banquise continuera à se contracter. Dans un monde 1,5 °C plus chaud, elle disparaîtrait totalement à la fin de l’été une année sur 100. À 2 °C, ce serait une année sur 10, voire sur 3. En ce qui concerne les écosystèmes terrestres, on estime que le nombre d’espèces de plantes ou d’animaux exposées à des risques de perte d’habitat, de baisse de population voire d’extinction, doublera entre un monde 1,5 °C et 2 °C plus chaud.


Quand atteindrons-nous un réchauffement de 1,5 °C ?

Au rythme actuel de réchauffement (environ 0,2 °C de plus par décennie), on atteindrait un réchauffement moyen de 1,5 °C entre 2030 et 2050. Même en tenant les promesses faites lors de l’Accord de Paris sur le climat en 2015, les émissions mondiales de gaz à effet de serre continueraient à augmenter et le réchauffement atteindrait environ 3 °C d’ici à 2100.


Comment éviter cela ?

Pour parvenir à limiter le réchauffement à 2 °C d’ici à 2100, il faudrait une baisse de 25 % des émissions de CO2 entre 2020 et 2030 (de 50 % pour 1,5 °C) et atteindre la neutralité carbone d’ici à 2070 (d’ici à 2050 pour 1,5 °C). Cela illustre à quel point, en matière d’action visant à contenir le réchauffement, chaque année compte.


Peut-on opérer une transition aussi rapide ?

Atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050 demanderait des transitions à l’échelle planétaire d’une rapidité sans précédent. Il faudrait transformer les systèmes de production pour les rendre résilients aux conséquences du changement climatique et permettre une baisse massive des émissions de gaz à effet de serre. Cela demanderait de décarboner massivement la production d’électricité (le photovoltaïque et l’éolien offshore sont particulièrement prometteurs) et électrifier les usages finaux de l’énergie. Il faudrait aussi transformer l’utilisation des terres (responsable de 23 % des émissions de gaz à effet de serre) et y renforcer la capacité à stocker du carbone (grâce à des pratiques agricoles adaptées, à la restauration des terres et des écosystèmes dégradés, au boisement, etc.). Il serait tout aussi indispensable de repenser les villes et d’y favoriser l’efficacité énergétique et l’économie circulaire. Il faudrait aussi promouvoir toutes les options alternatives aux véhicules à moteur thermique et mettre en place les infrastructures nécessaires à toutes ces transformations.


Sacré programme…

Ce n’est pas tout. Pour contenir le réchauffement à un niveau aussi proche de l’actuel (1,5 °C), il faut aussi agir sur la demande en énergie, en matériaux non renouvelables et sur la demande alimentaire pour éviter l’inflation de systèmes de production beaucoup plus lents à transformer. Notre rapport évalue, pour chaque choix visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, les potentiels d’action, les limites, les coûts, mais aussi les bénéfices ou effets indésirables dans les autres dimensions du développement soutenable. Les régimes alimentaires nutritifs et sains permettent par exemple de diminuer son empreinte environnementale tout en prenant soin de sa santé. Augmenter le coût des énergies fossiles est une mesure plus délicate à mettre en œuvre sans compensation ni redistribution car elle peut augmenter la précarité énergétique ou exacerber le sentiment d’injustice sociale, comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes en France. Notre rapport souligne toutefois qu’il est possible, dans chaque contexte, de construire intelligemment un ensemble de mesures, avec des compensations si nécessaire, qui permettent de s’adapter au changement climatique, renforcer la résilience de nos sociétés et de réduire les émissions de gaz à effet de serre, tout en atteignant les objectifs du développement durable.


Le confinement lié à l’épidémie de Covid-19 a fait baisser les émissions de gaz à effet de serre. Qu’en pensez-vous ?

Les estimations actuelles font en effet état d’une diminution mondiale des émissions de CO2 de l’ordre de 5 à 10 % d’ici à la fin de l’année, en fonction de la durée du confinement et des impacts socio-économiques. Ce sera probablement la baisse des émissions de CO2 la plus importante des dernières décennies, bien davantage que celle consécutive à la crise économique de 2008. Les émissions de 2020 pourraient se retrouver au même niveau qu’en 2010. Il ne faut pas en attendre un impact significatif sur la composition de l’atmosphère ou sur l’évolution du climat, compte tenu de la quantité de CO2 déjà accumulée dans l’atmosphère. Le problème, c’est que quand on arrêtera le confinement, le transport, la consommation et l’industrie repartiront comme avant, avec les mêmes systèmes de production. Si l’on n’opère pas de changements structurels, on vivra peut-être même un effet rebond lié par exemple à une consommation plus importante après une période de privation forcée. Les plans de relance pourraient même favoriser la pollution, comme cela s’est produit après la crise de 2008. De plus, le confinement lié à la crise actuelle exacerbe les inégalités et met également en évidence les fragilités de nos sociétés. Un appauvrissement brutal limite aussi la capacité à investir et transformer. Autrement dit, il n’y a aucune analogie possible entre des privations de liberté brutale subies pour gérer la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 (et les éventuels bénéfices environnementaux provisoires qui lui sont consécutifs) et le fait de construire une transformation graduelle, choisie et désirable des modes de production et des choix de consommation de notre société.


Propos recueillis par Anton Vos